Métrique en Ligne
HUG_23/HUG1079
Victor HUGO
LES QUATRE VENTS DE L'ESPRIT
1881
III
LE LIVRE LYRIQUE
— LA DESTINÉE —
LVI
I
L’âme humaine est sans cesse en tous les sens poussée. 6+6 a
Dans l’étrange forêt qu’on nomme la pensée, 6+6 a
Tout existe. Sina n’exclut pas Cythéron. 6+6 b
La douce flûte alterne avec le fier clairon ; 6+6 b
5 Le fifre railleur donne aux lyres la réplique ; 6+6 a
Ici Vesta cachée, et là Vénus publique ; 6+6 a
Le taillis chaste admet les faunes impudents ; 6+6 b
Et, quoiqu’un mage austère et grave soit dedans, 6+6 b
L’antre n’empêche pas les nymphes d’être nues. 6+6 a
10 La pensée est le lieu des routes inconnues, 6+6 a
Du doute, où les chercheurs ont fait ce qu’ils ont pu, 6+6 b
Le vague itinéraire à chaque instant rompu. 6+6 b
Toujours plus loin ! Voilà le seul avis que donne 6+6 a
Au songeur cette sombre et fatale Dodone. 6+6 a
15 Tout est réalité, mais tout est vision. 6+6 b
Marchez.
II
Et c’est ainsi dans la création. 6+6 b
Rien qui ne soit passage, essai, brume, aventure, 6+6 a
Songe, la vie ayant la mort pour nourriture. 6+6 a
Décor dont les châssis des deux côtés sont peints, 6+6 b
20 Ici la face et là le masque. Les sapins, 6+6 b
Les chênes, les torrents, l’attitude effarée 6+6 a
Des écueils à jamais battus par la marée, 6+6 a
Tout parle. Rien ne ment. Pas un malentendu. 6+6 b
Pas une note fausse et pas un cri perdu. 6+6 b
25 Pas une voix disant une chose pour l’autre. 6+6 a
Le vent sait ce qu’il dit aussi bien que l’apôtre ; 6+6 a
L’étoile dialogue avec l’aube, et quand l’air 6+6 b
S’ouvre à la déchirure énorme de l’éclair, 6+6 b
Les orages profonds confusément murmurent 6+6 a
30 Le verbe dont jadis les poètes s’émurent, 6+6 a
Et d’où sortit, écho du temple ténébreux, 6+6 b
Avec le paean grec, l’hosanna des hébreux. 6+6 b
Chaque saison apporte et remporte sa tente. 6+6 a
La fauve immensité n’est pas toujours contente, 6+6 a
35 Et l’on entend en bas un grondement confus. 6+6 b
Mais qu’importe. Parfois l’ombre essaie un refus, 6+6 b
La nuit fait ses noirceurs, l’hiver jette sa glace ; 6+6 a
Le mal, ce grand blasphème obscur, au bien s’enlace ; 6+6 a
Tout cela, c’est la vie. En toute chose on peut 6+6 b
40 De la nuit et du jour étudier le nœud ; 6+6 b
Le prodige divin roule dans ses tumultes 6+6 a
Pêle-mêle, nos lois, nos croyances, nos cultes, 6+6 a
Et pour faire avancer la justice, et prouver 6+6 b
Le droit, et le progrès, cet éternel lever, 6+6 b
45 Les désastres font presque autant que les victoires ; 6+6 a
Le mystère profond des voix contradictoires 6+6 a
Éclate, et l’enfer donne au paradis raison 6+6 b
D’un bout à l’autre bout du sinistre horizon. 6+6 b
Car le sarcasme affirme, et maudire, c’est croire. 6+6 a
50 La huée est un bruit qui constate la gloire. 6+6 a
III
Oui. Tout, c’est l’harmonie. Adorons et pensons. 6+6 b
Livrons notre âme ouverte aux cris comme aux chansons. 6+6 b
Le vent fuit. Regardons entrer dans l’invisible 6+6 a
Ce javelot lancé vers l’éternelle cible ; 6+6 a
55 L’arbre pousse ; observons cette croissance ; ayons 6+6 b
L’œil attentif à l’onde, aux souffles, aux rayons ; 6+6 b
Sondons de toutes parts à la fois le mystère. 6+6 a
Notre race, depuis qu’elle est sur cette terre, 6+6 a
Travaille, et ne sait rien que ce que l’homme apprit 6+6 b
60 Dans ces dispersions superbes de l’esprit. 6+6 b
Oh ! C’est une raison de contempler sans cesse, 6+6 a
Que ce ciel sans orgueil, ce gouffre sans bassesse, 6+6 a
Cette guerre d’où naît la paix, ces grands reflux 6+6 b
Des éléments s’offrant entre eux leurs superflus 6+6 b
65 Et mêlant par les bords leurs océans farouches. 6+6 a
Oh ! L’unanimité sort de toutes les bouches ! 6+6 a
Que c’est beau, cet accord des contraires, disant 6+6 b
Le même mot sublime, effrayant, innocent ! 6+6 b
Sombre unité ! La loi des choses est la nôtre. 6+6 a
70 Une saison ne sert qu’à faire venir l’autre ; 6+6 a
Hier en reculant fait avancer Demain ; 6+6 b
Profonde identité. Sort ! Nuit !
L’esprit humain 6+6 b
Contient le même songe obscur que la nature ; 6+6 a
Il a sur l’infini comme elle une ouverture, 6+6 a
75 Mais l’obstacle est dans l’ombre, et nous y distinguons 6+6 b
Une porte que nul n’ébranle sur ses gonds, 6+6 b
C’est l’inconnu. L’esprit de l’homme, en qui tout vibre, 6+6 a
Va heurter cette porte avec une aile libre ; 6+6 a
Nous la sentons, au fond de l’abîme serein, 6+6 b
80 Faite d’on ne sait quel mystérieux airain ; 6+6 b
Quelqu’un parle tout haut derrière cette porte ; 6+6 a
De ce que cette voix dit, et des mots qu’emporte 6+6 a
Le vent semblable au rêve, et que nous saisissons, 6+6 b
Naissent tous nos espoirs comme tous nos frissons. 6+6 b
85 Et ce sont ces mots-là qui viennent jusqu’à l’homme 6+6 a
À travers les songeurs de Judée et de Rome, 6+6 a
À travers Jérémie et Lucrèce, à travers 6+6 b
Ce tumulte orageux de strophes et de vers 6+6 b
Qui se mêle au ciel sombre et sort, fumée ardente, 6+6 a
90 De tous ces volcans, Job, Moïse, Eschyle, Dante. 6+6 a
Ces inspirés, en qui la nuit s’unit au jour, 6+6 b
Avaient ce grand courroux qui naît d’un grand amour ; 6+6 b
Une fournaise était en leur cœur amassée. 6+6 a
Oui, les poètes saints vont chercher la pensée 6+6 a
95 Aux mêmes profondeurs que les volcans le feu ; 6+6 b
Juvénal, noir, rongé par la muse, est un lieu 6+6 b
Autant qu’un homme, un mont de haine, et s’accoutume 6+6 a
À la colère ainsi que Vésuve au bitume. 6+6 a
Le génie est un puits d’éruptions ; un cri 6+6 b
100 Sort d’un cratère, ou bien d’un poète attendri ; 6+6 b
La lave chante et bout, l’hymne s’embrase et souffre ; 6+6 a
L’ardent prophète jette une clameur de gouffre, 6+6 a
Et Dieu, que nul ne vit et que tout devina, 6+6 b
Gronde dans Isaïe autant que dans l’Etna. 6+6 b
mètre profil métrique : 6+6
forme globale type : suite de distiques
schéma : 52((aa))
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