Métrique en Ligne
HUG_22/HUG972
Victor HUGO
L'ÂNE
1880
L'ÂNE
— Mais tu brûles ! Prends garde, esprit ! Parmi les hommes, 6+6 a
Pour nous guider, ingrats ténébreux que nous sommes, 6+6 a
Ta flamme te dévore, et l'on peut mesurer 6+6 b
Combien de temps tu vas sur la terre durer. 6+6 b
5 La vie en notre nuit n'est pas inépuisable. 6+6 a
Quand nos mains plusieurs fois ont retourné le sable 6+6 a
Et remonté l'horloge, et que devant nos yeux 6+6 b
L'ombre et l'aurore ont pris possession des cieux 6+6 b
Tour à tour, et pendant un certain nombre d'heures, 6+6 a
10 Il faut finir. Prends garde, il faudra que tu meures. 6+6 a
Tu vas t'user trop vite et brûler nuit et jour ! 6+6 b
Tu nous verses la paix, la clémence, l'amour, 6+6 b
La justice, le droit, la vérité sacrée, 6+6 a
Mais ta substance meurt pendant que ton feu crée. 6+6 a
15 Ne te consume pas ! Ami, songe au tombeau ! — 6+6 b
Calme, il répond : — Je fais mon devoir de flambeau. 6+6 b
COLÈRE DE LA BÊTE
I
COLÈRE DE LA BÊTE
Un âne descendait au galop la science. 6+6 a
— Quel est ton nom ? dit Kant. — Mon nom est Patience, 6+6 a
Dit l'âne. Oui, c'est mon nom, et je l'ai mérité, 6+6 b
20 Car je viens de ce faîte où l'homme est seul monté 6+6 b
Et qu'il nomme savoir calcul, raison, doctrine. 6+6 a
Kant, porter le licou sanglé sur la poitrine ; 6+6 a
Avoir dès son bas âge, âpre et morne combat, 6+6 b
L'os de l'échine usé par la boucle du bât ; 6+6 b
25 Subir, de l'aube au soir, la secousse électrique 6+6 a
Du nerf de bœuf parfois relayé par la trique ; 6+6 a
Être, tremblant de froid ou de chaud étouffant, 6+6 b
Happé par le mâtin, lapidé par l'enfant, 6+6 b
Tomber de l'un à l'autre, et traverser l'églogue 6+6 a
30 De la pierre alternant avec le bouledogue ; 6+6 a
Vivre, d'un chargement effroyable bossu, 6+6 b
Les os trouant la peau, maigre, ayant tant reçu, 6+6 b
Le long de chaque côte et de chaque vertèbre, 6+6 a
De coups de fouet que d'âne on est devenu zèbre, 6+6 a
35 Tout cela, qui te semble assez rude, n'est rien, 6+6 b
Et le fouet est à peine un souffle éolien, 6+6 b
Et les cailloux sont doux, et la raclée est bonne 6+6 a
À côté de ceci : suivre un cours en Sorbonne ; 6+6 a
Vivre courbé six mois, peut-être un temps plus long, 6+6 b
40 Sous une chaire en bois qu'habite un cuistre en plomb ; 6+6 b
Dresser son appareil d'oreilles au passage 6+6 a
Des clartés du savant et des vertus du sage ; 6+6 a
Épeler Vossius, Scaliger, Salian ; 6+6 b
Écouter la façon dont l'homme fait hi-han ! 6+6 b
45 À quoi sert Cracovie ? à quoi sert Salamanque ? 6+6 a
Et Sorèze, lanterne où l'étincelle manque, 6+6 a
Et Cambridge, et Cologne, et Pavie ? À quoi sert 6+6 b
De changer l'ignorance en bégaiement disert ? 6+6 b
Pourquoi dans des taudis perpétuer des races 6+6 a
50 De bélîtres rongeant d'informes paperasses ? 6+6 a
Que sert de dédier des classes, des cachots, 6+6 b
Et quatre grands murs nus qu'on blanchit à la chaux, 6+6 b
Et des rangs de gradins, de bancs et de pupitres, 6+6 a
À d'affreux charlatans flanqués d'horribles pitres ? 6+6 a
55 Frivoles, quoique lourds, pesants, quoique subtils, 6+6 b
Quel sol labourent-ils ? quel blé moissonnent-ils ? 6+6 b
À quoi rêvait Sorbon quand il fonda ce cloître 6+6 a
Où l'on voit mourir l'aube et les ténèbres croître ? 6+6 a
À quoi songeait Gerson en voulant qu'on dorât 6+6 b
60 D'un galon le bonnet carré du doctorat ? 6+6 b
À quoi bon, jeunes gens qu'à ce bagne on condamne, 6+6 a
Devenir bachelier puisqu'on peut rester âne ? 6+6 a
Moi l'ignorant pensif, vaguement traversé 6+6 b
De lueurs en tondant les herbes du fossé, 6+6 b
65 Qui serais Dieu, si j'eusse été connu d'Ovide, 6+6 a
Moi qui sais au besoin prendre en pitié le vide 6+6 a
Du philosophe altier pleurant ce qu'il détruit, 6+6 b
À travers le fatras, le tourbillon, le bruit, 6+6 b
J'ai sondé du savoir la vacuité morne ; 6+6 a
70 J'ai vu le bout, j'ai vu le fond, j'ai vu la borne ; 6+6 a
J'ai vu du genre humain l'effort vain et béant ; 6+6 b
Je n'ai pas, dans cette ombre et le cas échéant, 6+6 b
Refusé les conseils de l'ineptie honnête 6+6 a
Au docte, moi le simple, à l'homme, moi la bête ; 6+6 a
75 Kant, j'ai vu, mendiant des clartés à la nuit, 6+6 b
Devant l'énormité de l'énigme où tout luit, 6+6 b
Devant l'œil invisible et la main impalpable, 6+6 a
La science marcher en zigzag, incapable 6+6 a
De porter l'infini, ce vin mystérieux, 6+6 b
80 Soûle et comme abrutie en présence des cieux ; 6+6 b
L'âne survient, s'émeut, plaint cet état d'ivresse, 6+6 a
Jette un liard et dit : tiens ! à cette pauvresse. 6+6 a
Kant, ne t'étonne point de ces échanges-là. 6+6 b
L'âne un jour rencontrant Ésope, lui parla ; 6+6 b
85 La conversation fut au profit d'Ésope. 6+6 a
Quant à moi qu'à présent tant de brume enveloppe, 6+6 a
Je déclare que j'ai beaucoup baissé depuis 6+6 b
Qu'imprudent j'ai risqué ma tête en votre puits, 6+6 b
Et que je me suis fait condisciple de l'homme. 6+6 a
90 Tout en suivant ces cours dont la lourdeur assomme, 6+6 a
J'ai fait souvent à l'homme en son obscurité 6+6 b
L'aumône d'un éclair de ma stupidité ; 6+6 b
Tandis que l'homme, ayant pour dogme et pour pratique 6+6 a
Qu'il faut qu'un âne libre, incorrect et rustique, 6+6 a
95 Monte à la dignité de classique baudet, 6+6 b
De son rayonnement ténébreux m'inondait. 6+6 b
Je sors exténué de cette rude école ; 6+6 a
J'ai vu de près Boileau, j'aime mieux la bricole. 6+6 a
Mon nom est Patience, oui, Kant ! ils ont voulu 6+6 b
100 Me faire à moi bétail innocent et goulu, 6+6 b
Tantôt avec Philon dans le grand songe antique, 6+6 a
Tantôt avec Bezout dans la mathématique, 6+6 a
Tantôt chez Caliban, tantôt chez Ariel, 6+6 b
Manger de l'idéal et brouter du réel ; 6+6 b
105 Je n'ai pas résisté ; j'ai, pauvre âne à la gêne, 6+6 a
Mangé de l'Euctémon, brouté du Diogène, 6+6 a
Après Flaccus, Pibrac, Vertot après Niebuhr, 6+6 b
Et j'ai revu Gonesse en sortant de Tibur. 6+6 b
Hier dans la phtisie et demain dans l'œdème, 6+6 a
110 J'ai tout accepté, Lulle, Érasme, Œnésidème, 6+6 a
Les pesants, les légers, les simples, les abstrus, 6+6 b
Les Pelletiers pas plus bêtes que les Patrus, 6+6 b
Fleury dans le sacré, Chompré dans le profane, 6+6 a
L'affreux père Goar juché sur Théophane, 6+6 a
115 Tout poète embelli de son commentateur, 6+6 b
Sanchez dans son égout, et toi sur ta hauteur. 6+6 b
Dur labeur ! Veut-on pas que je me passionne 6+6 a
Pour les textes d'Élée ou ceux de Sicyone, 6+6 a
Que j'attache un grand prix à savoir s'il est bon 6+6 b
120 D'avoir lu Xenarchus pour comprendre Strabon, 6+6 b
Que je me mette en feu le cerveau pour les notes 6+6 a
Des Suards sur les Grimms, des Grimms sur les Nonottes, 6+6 a
Et qu'un âne de sens se laisse incendier 6+6 b
Par ce qu'à Lycosthène ajoute Duverdier ? 6+6 b
125 Voilà longtemps que j'erre et que je me promène 6+6 a
Dans la chose appelée intelligence humaine ; 6+6 a
J'allais je ne sais où suivant je ne sais qui ; 6+6 b
J'ai pratiqué Glycas, Suidas, Tiraboschi, 6+6 b
Sosiclès, Torniel, Hodierna, Zonare ; 6+6 a
130 J'ai fréquenté le docte en coudoyant l'ignare ; 6+6 a
En présence du sort, du futur, du passé, 6+6 b
De l'énigme, du ciel, du gouffre, j'ai causé 6+6 b
Avec l'esprit humain flânant à sa fenêtre ; 6+6 a
J'ai fouillé pas à pas ce dédale : connaître ; 6+6 a
135 J'ai dans cette cité, plus noire que les fours 6+6 b
Hanté les culs-de-sac comme les carrefours ; 6+6 b
Lu tous les écriteaux, flairé toutes les cibles ; 6+6 a
J'ai pris tous les sentiers possibles, impossibles, 6+6 a
Le plat, le raboteux, le connu, l'inconnu ; 6+6 b
140 Je suis allé cent fois et cent fois revenu 6+6 b
De la science exacte, entrepôt sombre où l'homme 6+6 a
Compte le monde ainsi qu'un avare une somme, 6+6 a
À la philosophie, église dont Platon 6+6 b
Est le clocher avec Maugras pour clocheton ; 6+6 b
145 J'ai vu l'antre où l'on prie et l'antre où l'on dissèque ; 6+6 a
Et vos collèges froids dont la bibliothèque, 6+6 a
Ainsi qu'une vapeur qui prend forme le soir, 6+6 b
À l'étage d'en haut se condense en dortoir. 6+6 b
J'ai tout appris : Coger, Psellus, les Théophiles, 6+6 a
150 Pouranas composant la terre de neuf îles, 6+6 a
Socion et Photin ; que Sénèque était là 6+6 b
Quand saint Paul vint trouver Néron et lui parla ; 6+6 b
Qu'Alirune enseigna Marcomir ; que Marcobe 6+6 a
Sous Théodose était maître de garde-robe ; 6+6 a
155 Que les Populicains à Sens furent vaincus ; 6+6 b
Comment Manès d'abord s'appela Curbicus ; 6+6 b
Que sur la langue Apis avait un scarabée ; 6+6 a
Que Paschasin était évêque à Lilybée, 6+6 a
Et que Paschase, abbé de Corvey, fut traduit 6+6 b
160 Par le père Sirmond en seize cent dix-huit ; 6+6 b
Qu'Ambroise est un coursier dont le dogme est la bride ; 6+6 a
Que la clef de Cordus ouvre Dioscoride ; 6+6 a
Que l'esprit saint planait sur les fameux combats 6+6 b
De saint Jérôme avec le rabbin Akibas ; 6+6 b
165 Que l'absurde se croit ; que l'horrible s'adore ; 6+6 a
Qu'Ésoptius n'est pas moindre que Nimphidore ; 6+6 a
Et comment Mahomet dans tous ses embarras 6+6 b
Consultait Sergius aidé de Batiras ; 6+6 b
Qu'il n'existe qu'un siècle et qu'il n'est qu'une école ; 6+6 a
170 Que Bzovius fut docte, et que le grand Nicole 6+6 a
Est si grand qu'il pourrait loger sous son manteau 6+6 b
Godeau, Chiffletius, Possevin et Petau. 6+6 b
J'ai tout ruminé, glose, analyse, critique. 6+6 a
J'ai vu Laïs au pnyx, Aspasie au portique, 6+6 a
175 Et jusqu'à la Scarron dans son trou de Saint-Cyr ; 6+6 b
J'ai fait ce stage affreux, n'ayant d'autre plaisir, 6+6 b
Au pied du mur humain pauvre bête acculée, 6+6 a
Que de manger parfois dans la main d'Apulée 6+6 a
Ou de parler avec Balaam dans un coin. 6+6 b
180 Pas un texte, ici, là, haut ou bas, près ou loin, 6+6 b
Pas de volume jaune et mangé par les mites, 6+6 a
Pas de lourd catalogue informe et sans limites, 6+6 a
Que mon esprit, voulant tout voir, ne feuilletât. 6+6 b
J'ai donc étudié beaucoup ; le résultat ? 6+6 b
185 Un peu d'allongement à mes oreilles tristes. 6+6 a
Et je me suis dit : — Âne, il faut que tu persistes. 6+6 a
J'ai pris, pour faire enfin le tour des cécités, 6+6 b
D'autres inscriptions à d'autres facultés, 6+6 b
Hébreu, sanscrit, pâkrit, grammaire générale, 6+6 a
190 Jurisprudence, droit, esthétique, morale, 6+6 a
Chimie… — Oh ! comprends-tu, Kant, ce qu'il m'a fallu 6+6 b
De longanimité pour dire : — J'ai tout lu, 6+6 b
Tout appris, et je suis plus que jamais pécore ; 6+6 a
Eh bien ! je vais apprendre et je vais lire encore ! 6+6 a
195 L'âne poursuivit : — Kant, j'ai donc recommencé, 6+6 b
Doublé ma rhétorique, élargi mon fossé ; 6+6 b
J'ai remis mon oreille énorme en discipline ; 6+6 a
J'ai recreusé Straton, Sosibe, Éraste, Pline, 6+6 a
Et Gérard de Crémone, et Trublet, ab ovo, 6+6 b
200 Et le grammairien Sostrate, et de nouveau, 6+6 b
La science m'a fait manger de la poussière. 6+6 a
Du noir chaudron qui bout devant cette sorcière 6+6 a
Je me suis fait le morne et lugubre écumeur. 6+6 b
Oh ! cliquetis de mots, tohubohu, rumeur, 6+6 b
205 Champ de foire, Babel, chaos ! auquel entendre ? 6+6 a
Bossuet est féroce et Fénelon est tendre ; 6+6 a
La concordantia du cardinal d'Ailly 6+6 b
Montre un dogme dans l'astre au fond des cieux cueilli ; 6+6 b
Photius m'expliquait son fatras somnifère, 6+6 a
210 Catanes ses trois dés, Sacrobosco sa sphère ; 6+6 a
Solon m'offrait ses lois, Bollandus ses romans ; 6+6 b
Irénée insultait les quartodecimans ; 6+6 b
Je voyais se poursuivre à coups de syllogismes, 6+6 a
Paz, armé pour la foi, Krantz, souteneur des schismes, 6+6 a
215 Et Melchior Adam et Barleycourt Hugo, 6+6 b
Vieux coqs de l'argument debout sur leur ergo. 6+6 b
Fouillons les chartriers, refouillons les glossaires ; 6+6 a
Caracoran, cherchez Issedon ; dans ses serres 6+6 a
Jove a cet écriteau : Vel hodie vel cras ; 6+6 b
220 Et Tertullien sombre étrangle Carpocras. 6+6 b
Carpocras d'Irénée enviait la boutique ; 6+6 a
Ce Carpocras était un si fier hérétique 6+6 a
Que toi-même, bon Kant, qui jamais n'exécras 6+6 b
Personne, tu devrais exécrer Carpocras. 6+6 b
225 Comment mettre d'accord Jousse, Antoine Studite, 6+6 a
L'homme de cour Sénèque et Jean le troglodyte, 6+6 a
Young, le pleureur des nuits, Wordsworth, l'esprit des lacs, 6+6 b
Thalès, Hevelius, Levera, Granallachs ; 6+6 b
Les gais soupeurs, d'Holbach, Parny, Dorat-Cubière, 6+6 a
230 D'argens, avec Rancé qui prend pour lit sa bière ; 6+6 a
Le dessus de velours, le dessous de sapin ; 6+6 b
Ancelin et Cluvier, Polyte et Plancarpin ; 6+6 b
Larcher contre Arouet et Cicchi contre Dante ; 6+6 a
Et l'engeance grimaude et la race pédante ; 6+6 a
235 Juste Lipse et Luther, Naigeon et Davila ? 6+6 b
Knox me tirait par ci, Scot me tirait par là ; 6+6 b
Luc prenait une oreille, Euler empoignait l'autre ; 6+6 a
Hu ! braillait le chiffreur. Dia ! beuglait l'apôtre. 6+6 a
Oh ! ma jeunesse en fleur qui courait dans les prés 6+6 b
240 Et les bois par l'aurore et la joie empourprés ! 6+6 b
L'herbe verte ! l'étable où l'on fait un doux somme ! 6+6 a
Oh ! les coups de bâton de mon ânier bonhomme ! 6+6 a
Je ne pourrai jamais dire, ô splendeur des cieux, 6+6 b
Avec des mots assez crachés et furieux, 6+6 b
245 Comment ils ont changé la pensée en lanière 6+6 a
Et l'idée en férule, et de quelle manière 6+6 a
Ces malheureux m'ont fait, sous un monstrueux tas 6+6 b
D'Eusèbes, de Sophrons, de Blastus, d'Architas, 6+6 b
D'Ossa plus Pélion, d'Anthume plus Orose, 6+6 a
250 De petit ânon leste immense âne morose ! 6+6 a
Livres ! qui, compulsés, adorés, vermoulus, 6+6 b
Sans cesse envahissant l'homme de plus en plus, 6+6 b
De la table des temps épuisez les rallonges, 6+6 a
D'où sortent des lueurs, des visions, des songes, 6+6 a
255 Et des mains que les morts mettent sur les vivants, 6+6 b
Codes des sanhédrins, oracles des divans, 6+6 b
Textes graves, ardus, austères, difficiles, 6+6 a
Appendices fameux des siècles, codicilles 6+6 a
Du testament de l'homme à chaque âge récrit, 6+6 b
260 Dont le vélin fait peur quand le temps le flétrit, 6+6 b
Comme si l'on voyait vieillissante et ridée 6+6 a
La face vénérable et chaste de l'idée ; 6+6 a
Vous qui faites, sous l'œil du chercheur feuilletant, 6+6 b
Un bruit si solennel qu'il semble qu'on entend 6+6 b
265 Le grand chuchotement de l'Inconnu dans l'ombre, 6+6 a
Volumes sacrosaints que l'institut dénombre, 6+6 a
Qui jusqu'en Chine allez emplir de vos rayons 6+6 b
Ce collège appelé la Forêt-de-Crayons, 6+6 b
Résidus de l'effort terrestre, où s'accumule 6+6 a
270 Le chiffre dont le sphinx compose la formule, 6+6 a
Des hommes lumineux prodigieux produit, 6+6 b
Oh ! comme vous m'avez obscurci, moi la nuit ! 6+6 b
Oh ! comme vous m'avez embêté, moi la bête ! 6+6 a
Quel délire m'a pris d'aller sur votre faîte 6+6 a
275 Brouter l'ortie humaine, hélas, et de tenter 6+6 b
Votre viol funèbre, et de vous convoiter, 6+6 b
Livres qui pour consigne avez cette sentence : 6+6 a
— Garder Isis ; tenir les brutes à distance, — 6+6 a
Qui défendez, afin que tout reste normal, 6+6 b
280 Le passage sacré de l'homme à l'animal, 6+6 b
Ô phédons, ô talmuds, ô korans, dont les piles 6+6 a
Du sombre esprit humain gardent les Thermopyles ! 6+6 a
Ô volumes, j'ai fait le grand noviciat ; 6+6 b
Je suis plus lourd qu'Accurse et plus sain qu'Alciat ; 6+6 b
285 Triste, j'ai digéré la docte baliverne ; 6+6 a
J'ai, du matin au soir, en classe, dans l'Averne, 6+6 a
Fait des auteurs latins le patient blocus ; 6+6 b
J'ai remué, suivant le conseil de Flaccus, 6+6 b
Les exemplaires grecs d'une patte nocturne ; 6+6 a
290 Livres, vous semblez tous des fleuves penchant l'urne, 6+6 a
Mais ce qui sort de vous, c'est le dégorgement 6+6 b
De l'éternel brouillard sur les glaciers fumant ; 6+6 b
L'esprit se perd en vous comme aux gouffres la sonde ; 6+6 a
Vous êtes imposants ! vous divisez le monde 6+6 a
295 En deux opinions principales : savoir 6+6 b
Si vos graves feuillets, votre blanc, votre noir, 6+6 b
Vos textes plus profonds que les flots sur les plages, 6+6 a
Vos luxes de science, et vos fiers étalages 6+6 a
De travail et d'étude, et vos grands apparats, 6+6 b
300 Sont créés pour les vers ou sont faits pour les rats. 6+6 b
II
COUP D'ŒIL GÉNÉRAL
L'orateur, fût-il âne, essoufflé se repose ; 6+6 a
Patience reprit, ayant fait une pause : 6+6 a
Rhéteurs, quel mot divin faites-vous épeler ? 6+6 b
Dites, qu'enseignez-vous ? que venez-vous parler 6+6 b
305 D'idéal, de réel, et nous rompre la tête ? 6+6 a
Votre réel à vous, c'est la chimère bête, 6+6 a
Ou c'est la loi féroce et dure ; ici Baal, 6+6 b
Là Dracon ; et l'erreur partout. Votre idéal 6+6 b
C'est quelque faux chef-d'œuvre ou quelque vertu fausse, 6+6 a
310 C'est un roi qu'en rampant la flatterie exhausse, 6+6 a
Ou c'est un livre pâle ayant pour qualité 6+6 b
De s'ouvrir sans blesser les yeux de sa clarté ; 6+6 b
Honneur au grand Louis ! Gloire au tendre Racine ! 6+6 a
Ah ! l'idéal m'endort, le réel m'assassine, 6+6 a
315 Grâce ! au diable ! assez bu ! Je prends congé. Bonsoir. 6+6 b
Quelle solution donne votre savoir 6+6 b
Sur ce qui nous étonne ou ce qui nous effraie ? 6+6 a
Avez-vous seulement un peu de lueur vraie ? 6+6 a
Non. Rien. Sur l'inconnu, l'absolu, le divin, 6+6 b
320 Sur l'incompréhensible et l'insondable, en vain 6+6 b
L'illuminé contemple et le myope scrute, 6+6 a
Qu'est-ce que vous savez de plus que moi la brute ? 6+6 a
Hélas ! je sens moi-même, étant votre écolier, 6+6 b
Hommes, ma tête au poids des questions plier ; 6+6 b
325 J'ai sur mon cristallin naïf la taie humaine. 6+6 a
Le prêtre en sait-il plus que le catéchumène ? 6+6 a
Le cardinal voit-il mieux que l'enfant de chœur ? 6+6 b
L'ombre a la face grave et le profil moqueur ; 6+6 b
Et l'ombre, tu le sais, ô Kant, c'est la science. 6+6 a
330 Sur le premier venu fais-en l'expérience. 6+6 a
Vois, cet homme a blêmi sur sa bible ; voici 6+6 b
Qu'il est vieux ; l'homme est chauve et le livre est moisi ; 6+6 b
Les cheveux ont passé de l'homme sur le livre ; 6+6 a
L'homme a voulu tout voir, tout savoir, tout poursuivre, 6+6 a
335 Tout avoir ; secouer le linceul pli par pli ; 6+6 b
Il s'est rassasié, repu, gavé, rempli ; 6+6 b
Il sait toute la langue et toute la pensée, 6+6 a
Et la géométrie et la théodicée, 6+6 a
La légende crédule et le chiffre sournois ; 6+6 b
340 Il sait l'assyrien, le persan, le chinois, 6+6 b
L'arabe, le gallois, le copte, le gépide, 6+6 a
Le tartare, le basque ; eh bien, il est stupide. 6+6 a
Au fond de cette tête où s'accouple et se fond 6+6 b
Tout l'idéal avec tout le réel, au fond 6+6 b
345 De ce polytechnique et de ce polyglotte, 6+6 a
L'immensité du vide et du tombeau sanglote. 6+6 a
Oh ! ces sophistes lourds, ces casuistes froids, 6+6 b
De la tourbe ahurie exploitant les effrois, 6+6 b
Tous ces fakirs, latins, grecs, sanscrits, hébraïques, 6+6 a
350 Tous ces gérontes noirs, tonsurés ou laïques, 6+6 a
Tous ces pharisiens de l'explication, 6+6 b
Ceux-ci venant de Rome et ceux-là de Sion ; 6+6 b
Tous ayant leur koran, leur joug, leur évangile, 6+6 a
Leur bible de papier ou leur autel d'argile, 6+6 a
355 Jurant par Aristote ou par Thomas d'Aquin, 6+6 b
Pour trouver l'éternel furetant un bouquin ; 6+6 b
Bègues, sourds ; demandant à leur dictionnaire 6+6 a
Le mot, que l'aigle entend murmurer au tonnerre ; 6+6 a
Pas un ne comprenant ce splendide credo 6+6 b
360 Qui s'étoile le soir aux plis du noir rideau, 6+6 b
Pas un ne se laissant aller, l'âme penchante, 6+6 a
À l'attendrissement du point du jour qui chante, 6+6 a
Comme je les ai vus disputer, s'acharner, 6+6 b
Affirmer, contester, et bruire, et vanner, 6+6 b
365 Les grecs chassant les juifs, les juifs damnant les guèbres, 6+6 a
De la semence d'ombre en un van de ténèbres ! 6+6 a
Comme je les ai vus, dressés sur leur séant, 6+6 b
Hagards, les uns, docteurs de leur propre néant, 6+6 b
Ayant l'aveuglement funèbre pour disciple, 6+6 a
370 Rêvant dans l'empyrée un monstre double ou triple, 6+6 a
Regardant fuir, tandis qu'effarés nous songions, 6+6 b
L'ouragan des erreurs et des religions , 6+6 b
Épier s'ils verraient passer dans la rafale 6+6 a
Ou le Janus bi-front ou l'Hermès tricéphale ! 6+6 a
375 D'autres, logiciens, métaphysiciens, 6+6 b
Pédagogues, groupés sous les porches anciens, 6+6 b
Discuter l'évidence, et fouiller, rêveurs blêmes, 6+6 a
L'énigme à la lueur livide des systèmes, 6+6 a
Et, combinant les faits, les doutes, les raisons, 6+6 b
380 Rapprocher, pour souffler dessus, ces noirs tisons ! 6+6 b
D'autres, théologaux, notaires de consultes, 6+6 a
Évêques secouant leur foudre au seuil des cultes, 6+6 a
Clercs, chanoines, bedeaux, prédicateurs, abbés, 6+6 b
Dans l'ornière d'un texte ou d'un rite embourbés, 6+6 b
385 De quelque oiseau mystique adorant l'envergure. 6+6 a
Étouffant par moment le rire de l'augure, 6+6 a
Agiter leurs longs bras et leur surplis jauni 6+6 b
Dans des chaires faisant ventre sur l'infini ; 6+6 b
Et, clignant leurs yeux morts sous leurs crânes fossiles, 6+6 a
390 Assembler le nuage informe des conciles, 6+6 a
Dans Éphèse, dans Reims, dans Arles, dans Embrun, 6+6 b
Sur Dieu, l'être éclatant, l'être effrayant, l'être un ! 6+6 b
Et courber leur front chauve, et se pencher encore, 6+6 a
Et chercher à tâtons l'éblouissante aurore, 6+6 a
395 Et crier : — Voyez-vous quelque chose ? Est-ce là ? 6+6 b
Qu'en pense Onufrius ? qu'en dit Zabarella ? 6+6 b
Où donc est l'être ? Où donc est la cause première ? 6+6 a
Cherchons bien ! — Et pendant que l'énorme lumière, 6+6 a
Formidable emplissait le firmament vermeil, 6+6 b
400 Leur chandelle tâchait d'éclairer le soleil ! 6+6 b
Homme, à d'autres instant, enivré de toi-même, 6+6 a
L'aveuglement croissant dans ta prunelle blême, 6+6 a
Tu dis : — C'est moi qui suis. Dieu n'est pas ; l'homme est seul. 6+6 b
Est-ce au Gange, à la Mecque, à Thèbe, à Saint-Acheul, 6+6 b
405 Dans les cornes d'Ammon ou dans la Vénus d'Arle, 6+6 a
Qu'il faut aller chercher ce Dieu dont on nous parle ? 6+6 a
Est-ce lui que l'enfant a dans son petit doigt ? 6+6 b
Personne ne l'a vu, personne ne le voit, 6+6 b
Cet être où la ferveur des idiots s'attache. 6+6 a
410 Il est donc bien difforme et bien noir qu'il se cache ? 6+6 a
L'homme est visible, lui ! c'est lui le conquérant ; 6+6 b
C'est lui le créateur ! l'homme est beau, l'homme est grand ; 6+6 b
L'argile vit sitôt que sa main l'a pétrie ; 6+6 a
L'homme est puissant ; qui donc créa l'imprimerie, 6+6 a
415 Et l'aiguille aimantée, et la poudre à canon, 6+6 b
Et la locomotive ? Est-ce Jéhovah ? non ; 6+6 b
C'est l'homme. Qui dressa les splendides culées 6+6 a
Du pont du Gard, au vol des nuages mêlées ? 6+6 a
Qui fit le Colisée, et qui le Parthénon ? 6+6 b
420 Qui construisit Paris et Rome ? Est-ce Dieu ? non ; 6+6 b
C'est l'homme. Pas de cime où l'homme roi ne monte. 6+6 a
Il sculpte le rocher, sucre le fruit, et dompte, 6+6 a
Malgré ses désespoirs, sa haine et ses abois, 6+6 b
La bête aux bonds hideux, larve horrible des bois ; 6+6 b
425 Tout ce que l'homme touche, il l'anime ou le pare. — 6+6 a
Bien, crache sur le mur, et maintenant compare. 6+6 a
Le grand ciel étoilé, c'est le crachat de Dieu. 6+6 b
Nier est votre roue et croire est votre essieu. 6+6 b
Hommes, et vous tournez effroyablement vite. 6+6 a
430 Après l'enfant de chœur, le diacre et le lévite 6+6 a
Chantant alleluia, passe une légion 6+6 b
D'hérétiques criant l'hymne trisagion ; 6+6 b
L'homme blanc devient noir de nuance en nuance ; 6+6 a
Entre une conscience et l'autre conscience 6+6 a
435 Le fil est court ; Rancé coudoie Arnauld ; Arnauld 6+6 b
Janséniste confine à Luther huguenot ; 6+6 b
Et Luther huguenot touche à Rousseau déiste ; 6+6 a
Et Rousseau n'est pas loin de Spinosa ; c'est triste, 6+6 a
Ou c'est réjouissant, à ton choix ; mais c'est vrai ; 6+6 b
440 L'Horeb, ou Sans-Souci ; le Thabor, ou Cirey, 6+6 b
Entre Orphée et Pyrrhon l'humanité trébuche ; 6+6 a
Ô Kant, nous tomberions dans quelque obscure embûche, 6+6 a
Nous bêtes, s'il fallait que nous vous suivissions. 6+6 b
L'homme va du blasphème aux superstitions ; 6+6 b
445 Il brave le réel, puis il adore l'ombre ; 6+6 a
Il passe son poing vil à travers l'azur sombre, 6+6 a
Jette sa pierre infâme aux saintes régions, 6+6 b
Et croit réparer tout par ses religions, 6+6 b
Par un faux idéal taillé dans la matière, 6+6 a
450 Par on ne sait quel spectre imitant la lumière, 6+6 a
Par quelque idole vaine et folle qu'il met là, 6+6 b
Et qu'il nomme Zéus ou qu'il appelle Allah. 6+6 b
Il insulte le Dieu, le créateur, l'arbitre ; 6+6 a
Puis, inepte et tremblant, raccommode la vitre 6+6 a
455 Des infinis avec une étoile en papier. 6+6 b
J'ai lu, cherché, creusé, jusqu'à m'estropier. 6+6 b
Ma pauvre intelligence est à peu près dissoute. 6+6 a
Ô qui que vous soyez qui passez sur la route, 6+6 a
Fouaillez-moi, rossez-moi ; mais ne m'enseignez pas. 6+6 b
460 Gardez votre savoir sans but, dont je suis las, 6+6 b
Et ne m'en faites point tourner la manivelle. 6+6 a
Montez-moi sur le dos, mais non sur la cervelle. 6+6 a
Mon frère l'homme, il faut se faire une raison, 6+6 b
Nous sommes vous et nous dans la même prison ; 6+6 b
465 La porte en est massive et la voûte en est dure ; 6+6 a
Tu regardes parfois au trou de la serrure, 6+6 a
Et tu nommes cela Science ; mais tu n'as 6+6 b
Pas de clef pour ouvrir le fatal cadenas. 6+6 b
J'ai fort compassion de toi, te l'avouerai-je ? 6+6 a
470 Toi qu'une heure vieillit, et qu'une fièvre abrège, 6+6 a
Comment t'y prendrais-tu, dans ton abjection, 6+6 b
Pour feuilleter la vie et la création ? 6+6 b
La pagination de l'infini t'échappe. 6+6 a
À chaque instant, lacune, embûche, chausse-trape, 6+6 a
475 Ratures, sens perdu, doute, feuillet manquant ; 6+6 b
Partout la question triple : Comment ? Où ? Quand ? 6+6 b
Dieu fut-il le premier potier en faisant l'homme ? 6+6 a
Qu'est-ce que le serpent ? Que veut dire la pomme ? 6+6 a
Deux natures parfois se compliquent, et font 6+6 b
480 Comme un chiffre où la brute avec Adam se fond ; 6+6 b
Le singe reparaît sous l'homme palimpseste ; 6+6 a
Viens-tu du fratricide et sors-tu de l'inceste, 6+6 a
Comme le dit Moïse ? Ou n'es-tu que le fait 6+6 b
Résultant d'un chaos qu'un soleil échauffait, 6+6 b
485 Être double, être mixte en qui s'est condensée 6+6 a
La matière en instinct, la lumière en pensée, 6+6 a
Le seul marcheur debout, créature sommet 6+6 b
Que l'arbre accepte, auquel la pierre se soumet, 6+6 b
Et que la bête obscure, ayant pour verbe un râle, 6+6 a
490 Subit en protestant dans sa nuit sépulcrale ? 6+6 a
Es-tu le patient dont nous sommes les clous ? 6+6 b
As-tu derrière toi le Mal, le grand jaloux ? 6+6 b
Contiens-tu quelque flamme auguste qui doit vivre ? 6+6 a
Ou n'es-tu qu'une chair qu'un souffle épars enivre, 6+6 a
495 Qui fera quelques pas et sera de la nuit ? 6+6 b
Es-tu le vain brouillard, d'un peu d'aurore enduit, 6+6 b
Qui, prêt à s'effacer, se déforme et chancelle ? 6+6 a
As-tu dans toi l'étoile à l'état d'étincelle, 6+6 a
Et seras-tu demain aux séraphins pareil ? 6+6 b
500 Réponds à tout cela, si tu peux. Ton sommeil, 6+6 b
En sais-tu le secret ? Connais-tu la frontière 6+6 a
Où l'esprit ailé vient relayer la matière ? 6+6 a
Comment le ver s'envole ? et par quelle loi, dis, 6+6 b
Les enfers lentement sont promus paradis ? 6+6 b
505 Que sais-tu du parfum ? que sais-tu du tonnerre ? 6+6 a
Peux-tu guérir l'abcès du volcan poitrinaire ? 6+6 a
Qu'est-ce que tes savants t'apprennent ? Turrien, 6+6 b
Qui te dira le nom du vent en syrien, 6+6 b
Sait-il son envergure et son itinéraire ? 6+6 a
510 La mamelle de l'ombre est là ; peux-tu la traire ? 6+6 a
Abundius qui fut diacre d'Anicetus 6+6 b
Sait-il quel ouvrier peint en bleu le lotus ? 6+6 b
Balœus, Surius, Pitsœus et Cédrène 6+6 a
Savent-ils pourquoi l'aube en larmes est sereine ? 6+6 a
515 L'abbé Poulle ose-t-il en face regarder 6+6 b
L'énigme qu'on entend gémir, chanter, gronder ? 6+6 b
As-tu lu dans Lactance ou bien dans Éleuthère 6+6 a
Quelle est la fonction du diamant sous terre ? 6+6 a
Sais-tu par dom Poirier ou par monsieur Lejay 6+6 b
520 De quelle flamme l'œil des condors est forgé, 6+6 b
Et maître Calepin dit-il dans son glossaire 6+6 a
Où se trempe l'acier dont est faite leur serre ? 6+6 a
Saint Thomas connaît-il tous ces noirs Ixions 6+6 b
Qu'on nomme affinités, forces, attractions ? 6+6 b
525 Nicole, qui sait tout, sait-il par quel organe 6+6 a
L'été tire à jamais à lui la salangane, 6+6 a
Et, vainqueur, fait passer la mer au passereau ? 6+6 b
Homme, sais-tu comment l'eau nourrit le sureau ? 6+6 b
Connais-tu l'hydre orage et le monstre tempête 6+6 a
530 Qui naît dans le jardin des cieux, dresse la tête, 6+6 a
Glisse et rampe à travers les nuages mouvants, 6+6 b
Et qui flaire la rose effrayante des vents ? 6+6 b
Qu'as-tu trouvé ? Devant l'évolution sainte 6+6 a
De la vie, admirable et divin labyrinthe, 6+6 a
535 Ta vue est myopie et ton âme est stupeur. 6+6 b
Vois, ce monde est d'abord un noyau de vapeur 6+6 b
Qui tourne comme un globe énorme de fumée ; 6+6 a
Vaste, il bout au soleil qui luit, braise enflammée ; 6+6 a
Il bout, puis s'attiédit et se condense, et l'eau 6+6 b
540 Tombe au centre du large et ténébreux halo ; 6+6 b
Puis la terre, encor fange, au fond de l'eau s'amasse ; 6+6 a
Sur cette vase on voit ramper une limace, 6+6 a
C'est l'hydre, c'est la vie ; et la mer s'arrondit 6+6 b
Autour d'un point qui sort des eaux et qui verdit ; 6+6 b
545 C'est l'île surgissant des profondeurs béantes ; 6+6 a
Des vers titans parmi des fougères géantes 6+6 a
Fourmillent ; et du bord des boueux archipels 6+6 b
Des colosses se font de monstrueux appels ; 6+6 b
L'hippopotame sort de l'immense onde obscure, 6+6 a
550 Le serpent cherche un flanc où plonger sa piqûre, 6+6 a
De vaste millepieds se traînent, le kraken 6+6 b
Semble un rocher vivant sous l'algue et le lichen, 6+6 b
Et le poulpe, agitant sa touffe contractile, 6+6 a
Tâche d'étreindre au vol l'affreux ptérodactyle ; 6+6 a
555 Puis des millions d'ans se passent ; du roseau 6+6 b
Sort l'arbre, et l'air devient respirable à l'oiseau, 6+6 b
Et la chauve-souris décroît, et voici l'aigle, 6+6 a
Le vent fraîchit, le flot baisse, la mer se règle, 6+6 a
L'île soudée à l'île ébauche un continent, 6+6 b
560 Et l'homme apparaît nu, pensif et rayonnant ; 6+6 b
C'est fini ; l'aube émerge, et le recul immense 6+6 a
Des monstres, du chaos, des ténèbres, commence ; 6+6 a
La tempête de l'être a cessé de souffler ; 6+6 b
Et l'on entend des voix sur la terre parler ; 6+6 b
565 Le typhon s'amoindrit et devient l'infusoire ; 6+6 a
Et l'antique bataille, inextinguible et noire, 6+6 a
Du dragon et de l'hydre, avec son fauve bruit, 6+6 b
Fuit dans le microscope et se perd dans la nuit ; 6+6 b
L'effrayant désormais plonge dans l'invisible ; 6+6 a
570 L'infiniment petit s'ouvre, gouffre terrible ; 6+6 a
L'épouvante s'éclipse après avoir régné ; 6+6 b
L'horreur, devant Adam qui doit être épargné, 6+6 b
Pas à pas rétrograde et rentre inassouvie 6+6 a
Dans cet enfoncement sinistre de la vie ; 6+6 a
575 L'azur prodigieux s'épanouit au ciel. 6+6 b
Et maintenant, savant, penseur officiel, 6+6 b
Rat du budget, souris d'une bibliothèque, 6+6 a
Académicien bon voisin de l'évêque, 6+6 a
Quel compte te rends-tu de tout cela, réponds ? 6+6 b
580 Comment rattaches-tu les arches de ces ponts 6+6 b
Au grand centre de l'ombre ? avec quelles besicles, 6+6 a
Docteur, regardes-tu les formidables cycles ? 6+6 a
Tu t'enfermes, craintif, dans le roman sacré ; 6+6 b
Mieux vaut mutiler Dieu que fâcher son curé ; 6+6 b
585 Et Cuvier, traître au vrai, pour être pair de France, 6+6 a
Trouble des temps profonds la sombre transparence. 6+6 a
Pour augmenter la brume, hélas ! les professeurs 6+6 b
Ajoutent doctement de l'encre aux épaisseurs, 6+6 b
Et l'institut nous montre avec un air de gloire 6+6 a
590 L'énigme plus opaque et la source plus noire. 6+6 a
Ô le bon vieux palais gardé par deux lions ! 6+6 b
La science met là tous ses tabellions, 6+6 b
Et l'on se complimente et l'on se félicite ; 6+6 a
Et moi l'âne, qui suis parmi vous en visite, 6+6 a
595 Je n'aurais jamais cru que l'homme triomphât 6+6 b
À ce point de son vide, et, si nul, fût si fat ! 6+6 b
Avec Diafoirus Bridoison fraternise ; 6+6 a
Le dindon introduit l'oie et la divinise ; 6+6 a
Vrai ! quand la comète entre au sanhédrin des cieux 6+6 b
600 Et des astres fixant sur sa splendeur leurs yeux, 6+6 b
Le grand soleil, auquel tout l'empyrée adhère, 6+6 a
Ne fait pas plus de fête à ce récipiendaire. 6+6 a
Pleure, homme ! — Et que sais-tu de ton propre destin ? 6+6 b
Dis ? quoi de ton cerveau ? quoi de ton intestin ? 6+6 b
605 Quoi d'en haut ? quoi d'en bas ? depuis ton vieux déluge, 6+6 a
Dis, ce que c'est qu'un prêtre et ce que c'est qu'un juge, 6+6 a
Le sais-tu ? te vois-tu serpenter, dévier, 6+6 b
Crouler ? as-tu sondé la mort, trou de l'évier ? 6+6 b
Même en considérant Dieu comme hors de cause, 6+6 a
610 Comme clair dans l'esprit et prouvé dans la chose, 6+6 a
Même en nous laissant, nous les brutes, de côté, 6+6 b
Comprendre ces mots, Sort, Sépulcre, Humanité ; 6+6 b
Savoir la profondeur de ce puits où tu tombes, 6+6 a
Quelle espèce de jour passe aux fentes des tombes, 6+6 a
615 À quel commencement cette fin aboutit ; 6+6 b
Savoir si l'homme, en qui l'éternel retentit, 6+6 b
Est ou n'est pas trompé par ses sombres envies 6+6 a
D'autres ascensions, d'autres sorts, d'autres vies ; 6+6 a
Savoir s'il est épi dans le céleste blé ; 6+6 b
620 Savoir si l'alchimiste inconnu, le Voilé, 6+6 b
Soude en ce creuset morne appelé sépulture 6+6 a
Le monde antérieur à sa sphère future ; 6+6 a
Si vous fûtes jadis, si vous fûtes ailleurs 6+6 b
Plus beaux ou plus hideux, plus méchants ou meilleurs ; 6+6 b
625 Si l'épreuve refait à l'âme une innocence ; 6+6 a
Si l'homme sur la terre est en convalescence ; 6+6 a
Si vous redeviendrez divins au jour marqué ; 6+6 b
Si cette chair, limon sur votre être appliqué, 6+6 b
Argile à qui le temps avare se mesure, 6+6 a
630 N'est que le pansement d'une ancienne blessure ; 6+6 a
Si quelqu'un finira par lever l'appareil ; 6+6 b
Savoir si chaque étoile et si chaque soleil 6+6 b
Est une roue en flamme aux lumières changeantes 6+6 a
Dont les créations diverses sont les jantes 6+6 a
635 Et dont la vie immense et sainte est le moyeu ; 6+6 b
Voir le fond du ciel noir et le fond du ciel bleu, 6+6 b
Homme, cela n'est pas possible, et j'en défie, 6+6 a
Christ, ta religion ! Kant, ta philosophie ! 6+6 a
Le gouffre répond-il à qui vient l'appeler ? 6+6 b
640 Non. L'effort est perdu. Déchiffrer, épeler, 6+6 b
Apprendre, étudier, n'est qu'un pas en arrière. 6+6 a
L'esprit revient meurtri du choc de la barrière ; 6+6 a
L'homme est après la marche un peu moins avancé ; 6+6 b
Hélas ! Xiks Yi grec Zed en sait moins qu'A Bé Cé ; 6+6 b
645 L'espérance a les yeux plus ouverts que l'algèbre ; 6+6 a
J'ai toujours entendu, devant le seuil funèbre 6+6 a
Des problèmes obscurs qui mettent sur les dents 6+6 b
Les chercheurs, et qui font griffonner aux pédants 6+6 b
Tant d'affreux in-quartos, ruine du libraire, 6+6 a
650 L'ignorance hennir et la science braire. 6+6 a
Je viens de voir le blême édifice construit 6+6 b
Par l'homme et la chimère, avec l'ombre et le bruit, 6+6 b
La rumeur, la clameur, la surdité, la haine. 6+6 a
De quoi je sors ? Je sors de la besogne vaine ; 6+6 a
655 Je viens de travailler, Kant, à la vision. 6+6 b
J'ai vu faire à Zéro son évolution. 6+6 b
Sur la montagne informe où la brume séjourne, 6+6 a
Dans l'obscur aquilon la Tour des langues tourne 6+6 a
Sur quatre ailes : calcul, dogme, histoire, raison ; 6+6 b
660 Les savants, gerbe à gerbe, y portent leur moisson ; 6+6 b
Et, tombant, surgissant, passantes éternelles, 6+6 a
S'évitant, se cherchant, les quatre sombres ailes 6+6 a
Se poursuivent toujours sans s'atteindre jamais ; 6+6 b
Elles portent en bas la lueur des sommets, 6+6 b
665 Et rapportent en haut le gouffre, et la folie 6+6 a
Des souffles les tourmente et les hâte et les plie. 6+6 a
L'intérieur est plein d'on ne sait quel brouillard ; 6+6 b
Le râle du savoir s'y mêle au cri de l'art ; 6+6 b
Ô machine farouche ! on dirait que les meules 6+6 a
670 Sont vivantes, et vont et roulent toutes seules ; 6+6 a
Et l'on entend gémir l'esprit humain broyé ; 6+6 b
Tout l'édifice a l'air d'un monstre foudroyé ; 6+6 b
On voit là s'agiter, geindre, monter, descendre, 6+6 a
Ces pâles nourrisseurs qui font du pain de cendre, 6+6 a
675 Arius, Condillac, Locke, Érasme, Augustin ; 6+6 b
L'un verse là son Dieu, l'autre offre son destin ; 6+6 b
On s'appelle, on s'entr'aide, on s'insulte, on se hèle ; 6+6 a
On gravit, charge aux reins, la frémissante échelle ; 6+6 a
Sous les pas des douteurs on voit trembler des ponts 6+6 b
680 Où le prêtre jadis cloua ses vains crampons ; 6+6 b
L'erreur rôde, la foi chante, l'orgueil s'exalte, 6+6 a
Et l'on se presse, et point de trêve, et pas de halte ; 6+6 a
Le crépuscule filtre aux poutres du plafond 6+6 b
Par les toiles qu'Ignace et Machiavel font ; 6+6 b
685 Tous vont ; celui-ci grimpe et celui-là se vautre ; 6+6 a
Tous se parlent ; pas un n'entend ce que dit l'autre ; 6+6 a
L'aile adresse en fuyant à l'aile qu'elle suit 6+6 b
Un discours qui se perd dans un chaos de bruit ; 6+6 b
Les meules, ébranlant la tour de leur tangage, 6+6 a
690 Échangent sous la roue on ne sait quel langage ; 6+6 a
Les portes pleines d'ombre en tournant sur leurs gonds 6+6 b
Ont l'air de grommeler de monstrueux jargons ; 6+6 b
L'œuvre est étrange ; on voit les engrenages moudre 6+6 a
Le bien, le mal, le faux, le vrai, l'aube, la foudre, 6+6 a
695 Le jour, la nuit, les Tyrs, les Thèbes, les Sions, 6+6 b
Et les réalités, et les illusions ; 6+6 b
On vide sur l'amas des rouages horribles 6+6 a
D'effrayants sacs de mots qu'on appelle les bibles, 6+6 a
Les livres, les écrits, les textes, les védas ; 6+6 b
700 Le diable est au grenier qui voit par un judas ; 6+6 b
À mesure qu'aux trous des cribles, noire ou blanche, 6+6 a
La mouture en poussière aveuglante s'épanche, 6+6 a
La mort la jette aux vents, ironique meunier ; 6+6 b
On entend cette poudre affirmer et nier, 6+6 b
705 Disputer, applaudir, et pousser des huées, 6+6 a
Et rire, en s'envolant dans les fauves nuées ; 6+6 a
Et des bouches au loin s'ouvrant avidement 6+6 b
À ces atomes fous que la nuit va semant ; 6+6 b
Et cette nourriture a l'odeur de la tombe ; 6+6 a
710 Le faîte de la tour se lézarde et surplombe ; 6+6 a
Et d'autres travailleurs montent d'autres fardeaux, 6+6 b
Chacun ayant son sac de songes sur le dos ; 6+6 b
Et les quatre ailes vont dans l'ouragan qui passe, 6+6 a
Si vaste qu'en faisant un cercle dans l'espace, 6+6 a
715 La basse est dans l'enfer et la haute est au ciel. 6+6 b
Je viens de ce moulin formidable, Babel. 6+6 b
III
L'ÂNE PATIENCE ENTRE DANS LE DÉTAIL
L'âne à ce qu'il disait rêva dans le silence, 6+6 a
Comme on suit du regard une pierre qu'on lance, 6+6 a
Puis ajouta :
— Serrons de près les questions. 6+6 b
720 Veux-tu que nous causions et que nous discutions ? 6+6 b
Soit.
Quoique le lecteur, à Sainte-Geneviève, 6+6 a
Trouve peu d'os à mœlle et peu d'auteurs à sève ; 6+6 a
Quoique, à l'Escurial, où Philippe pria, 6+6 b
Le plafond sépulcral de la Libraria, 6+6 b
725 Couvrant dossiers, cahiers, brochures, fascicules, 6+6 a
Ressemble à de la nuit noyant des crépuscules ; 6+6 a
Quoique Oxford la savante ait, sous ses hauts châssis, 6+6 b
Moins de textes vivants que de centons moisis ; 6+6 b
Quoique le maréchal vicomte de Turenne, 6+6 a
730 Caboche de soldat brutalement sereine, 6+6 a
Ait jugé, pataugeant dans les in-octavos, 6+6 b
La Rupertine bonne à loger ses chevaux ; 6+6 b
Quoique l'Arsenal fasse, alors qu'on le secoue, 6+6 a
Tourner tant de néant sur son pupitre à roue ; 6+6 a
735 Quoique, poussant des cris de triomphe, un essaim 6+6 b
De corbeaux, contemplant l'institut, son voisin, 6+6 b
Perche à la Mazarine, et que la Vaticane 6+6 a
Ait des angles si noirs que le diable y ricane, 6+6 a
Hommes, vous êtes fiers quand vous considérez 6+6 b
740 Vos bouquins reliés, catalogués, vitrés, 6+6 b
Avec vos rhéteurs dieux et vos pédants principes 6+6 a
Taillés en marbre jaune et juchés sur des cippes, 6+6 a
Et, j'en conviens, on a le vertige en voyant 6+6 b
Ce sombre alignement de livres, effrayant, 6+6 b
745 Inouï, se perdant sous les bahuts qui tremblent, 6+6 a
Ces vastes rendez-vous de volumes, qui semblent 6+6 a
Les légions du faux et du vrai s'avançant 6+6 b
En bon ordre, sous l'œil trouble du temps présent, 6+6 b
Pour se livrer combat au fond des hypogées, 6+6 a
750 Et de l'esprit humain les batailles rangées ; 6+6 a
Certes, j'admets que vous, les hommes, soyez vains 6+6 b
De cet entassement épique d'écrivains, 6+6 b
De tous ces papyrus et de toutes ces bibles ; 6+6 a
C'est beau de voir Saumaise, agitant ses vieux cribles, 6+6 a
755 Tamiser ces monceaux d'esprit sur les pavés ; 6+6 b
C'est beau d'avoir l'Exode avec des bois gravés 6+6 b
Par Alde de Venise ou Windelin de Spire ; 6+6 a
Je conviens qu'on retient son souffle et qu'on respire 6+6 a
À peine quand on voit, dans vos doctes hangars, 6+6 b
760 Les tombes frissonner sous les piocheurs hagards ; 6+6 b
C'est beau de pouvoir dire : Admirez les estampes ; 6+6 a
Ici Virgile avec un laurier sur les tempes, 6+6 a
Là Chapelain avec plus de laurier encor ; 6+6 b
Voici des manuscrits étalant sur fond d'or 6+6 b
765 Mainte arabesque pure, inextricable et nette 6+6 a
À rendre Goujon pâle et jaloux Biscornette ; 6+6 a
Ça, c'est Newton ; voyez quel beau Félibien ! 6+6 b
Voici le grand, voici le vrai, voici le bien ; 6+6 b
Barmne est là pour ses Lois, saint Thomas pour sa Somme, 6+6 a
770 Platon pour son Timée ; et l'on comprend que l'homme 6+6 a
Fasse la roue avec tous ses livres au dos ; 6+6 b
Mais, ô dignes humains pris sous tant de bandeaux, 6+6 b
Ce profond répertoire où la doctrine abonde, 6+6 a
Ce sombre cabinet de lecture du monde, 6+6 a
775 Tous ces textes, qui font le silence autour d'eux, 6+6 b
Depuis l'infortiat jusqu'à l'in-trente-deux, 6+6 b
Et d'où l'odeur des ans et des peuples s'exhale, 6+6 a
Cette bibliopole auguste et colossale 6+6 a
Qu'on voit, jetant au loin sa lueur aux cerveaux, 6+6 b
780 Flamboyer au-dessus de tous vos noirs travaux, 6+6 b
Comme la cheminée énorme de l'usine ; 6+6 a
Toute cette raison que l'homme emmagasine, 6+6 a
Étageant grecs sur juifs, juifs sur égyptiens ; 6+6 b
Ces volumes nouveaux ajoutés aux anciens 6+6 b
785 Que le temps sur le tas vient vider par hottées, 6+6 a
Ces Pascals, ces Longins, ces Jobs, ces Timothées, 6+6 a
Doux, sévères, touchants, mystérieux, railleurs, 6+6 b
Qu'est-ce si tout cela ne vous rend pas meilleurs ? 6+6 b
Par mon échine illustre et semblable aux coulées 6+6 a
790 De laves du Gibel âpres et dentelées, 6+6 a
Par les traductions du vieux père Brumoy, 6+6 b
Par l'honneur que m'a fait Christ en montant sur moi 6+6 b
Comme si l'âne était un degré de Calvaire, 6+6 a
Je le jure devant l'aube et la primevère, 6+6 a
795 Devant la fleur, devant la source et le ravin, 6+6 b
Digne Kant, je suis prêt à proclamer divin, 6+6 b
Vénérable, excellent, et j'admire et j'accepte 6+6 a
L'enseignement duquel on sortirait inepte, 6+6 a
Ignare, aveugle, sourd, buse, idiot ; mais bon. 6+6 b
800 Mais apprends par cœur Jove, Ughel et Casaubon, 6+6 b
Baronius, Ibas d'Édesse, Théétète ; 6+6 a
Médite Boctoner à fond ; romps-toi la tête 6+6 a
Au sens qu'Eunapius donne à tel ou tel mot ; 6+6 b
Va de l'abbé Tudesche au cardinal Cramaud ; 6+6 b
805 Nourris-toi de Bohier, vieille prose bourrue ; 6+6 a
Dévore Ammirato, Walinge, Pellagrue ; 6+6 a
Vide résolument jusqu'à la lie et bois 6+6 b
André Schott, Sylvius autrement dit Dubois, 6+6 b
Massillon qui pérore et Fléchier qui harangue, 6+6 a
810 Docte Kant, je consens à fourbir de ma langue 6+6 a
Tous ces volumes, ceux qui sont noirs d'encre, et ceux 6+6 b
Qui sont tachés de sang, et ceux qui sont crasseux, 6+6 b
Y compris les fermoirs, la basane et les cuivres, 6+6 a
Si tu te sens, après avoir lu tous ces livres, 6+6 a
815 D'humeur à me donner un coup de pied de moins. 6+6 b
Si l'on veut faire grâce, en leurs lugubres coins, 6+6 b
À tous ces vieux vélins jargonnant tous les styles, 6+6 a
Ce qu'on peut dire, ô Kant, c'est qu'ils sont inutiles. 6+6 a
Et, philosophe ! au fait, comment tous ces monceaux 6+6 b
820 De tomes, gravement contemplés par les sots, 6+6 b
Pourraient-ils enfanter un résultat quelconque ? 6+6 a
Un rien les dépareille ou les brouille ou les tronque. 6+6 a
Puis ils se font la guerre entre eux, je te l'ai dit. 6+6 b
Le volume savant hait le tome érudit ; 6+6 b
825 Le littéraire gourme avec le politique ; 6+6 a
On joute à qui sera le plus paralytique, 6+6 a
Le plus obscur, le plus diffus, le plus pesant, 6+6 b
Et du juste, du vrai, du beau, le plus absent ; 6+6 b
C'est à qui se fera lourd, majestueux, vaste, 6+6 a
830 À qui sera poudreux avec le plus de faste ; 6+6 a
Car tous ces livres sont des vivants ténébreux ; 6+6 b
L'œil qui les voit croit voir des grands-prêtres hébreux, 6+6 b
Et quand de leurs casiers le jour perce les fentes, 6+6 a
Ils ont sur leurs rayons des airs d'hiérophantes ; 6+6 a
835 Ils sont l'autorité régnant dans son caveau, 6+6 b
L'esprit de l'homme avec reliure de veau ; 6+6 b
Avoir force feuillets, notes, renvois, chapitres, 6+6 a
Faire pousser des cris terribles aux pupitres, 6+6 a
Être un livre de poids par-dessus tout, voilà 6+6 b
840 L'ambition, le but, la gloire ; et pour cela 6+6 b
Le bénédictin creuse, édifie et laboure ; 6+6 a
Le volume veut être imposant, il se bourre 6+6 a
De blanc, de noir, de faits, de vent, de vieux, de neuf, 6+6 b
Et la grenouille idée enfle le livre bœuf. 6+6 b
845 Dans l'olympe farouche et sinistre des livres, 6+6 a
Lieu polaire où l'on prend les vitres pour des givres ; 6+6 a
Dans l'immense grenier du bouquiniste humain 6+6 b
Où l'étude et la nuit scellent leur triste hymen, 6+6 b
Depuis que l'homme écrit, que l'esprit se fourvoie, 6+6 a
850 Que la première plume a fui la première oie ; 6+6 a
Dans ce dock du grimoire universel, tunnel 6+6 b
Et puits du griffonnage antique et solennel, 6+6 b
Où l'erreur sur l'erreur s'amoncelle, où s'entasse 6+6 a
La savantasserie avec le savantasse, 6+6 a
855 Gouffre où sans voir l'ennui, ce miasme, on le sent, 6+6 b
Où s'est faite, de siècle en siècle grossissant, 6+6 b
Comme un ulcère croît, comme grandit un chancre, 6+6 a
L'horrible alluvion du déluge de l'encre, 6+6 a
Dans ce dépôt qu'emplit le froid morne des ifs, 6+6 b
860 Il faut les voir rangés, ces testaments massifs, 6+6 b
Ces volumes titans dont un fort de la halle 6+6 a
Aurait peine à porter la lourdeur idéale, 6+6 a
Ces tomes à stature écrasante, ulémas 6+6 b
Des lutrins monstrueux et des puissants formats ; 6+6 b
865 Ceux-ci bardés de cuir, ceux-là vêtus de moire, 6+6 a
Ils encombrent des temps la ténébreuse armoire ; 6+6 a
D'autres ouvrages sont éphémères, charnels, 6+6 b
Réels, mortels, humains ; eux sont les éternels ; 6+6 b
La cendre, qui du livre est l'austère rosée, 6+6 a
870 Leur arrive à travers les astres tamisée ; 6+6 a
Chacun d'eux est un fort, chacun d'eux est un mont, 6+6 b
Chacun d'eux est un culte ; eux des livres, fi donc ! 6+6 b
Ils sont des avestas, ils sont des lévitiques, 6+6 a
Chacun d'eux est le Livre ; ils sont les hauts portiques 6+6 a
875 Et les larges piliers de la maison d'Isis ; 6+6 b
Ils sont les chênes noirs, vénérables, moisis, 6+6 b
De la Dodone obscure et lugubre des âmes ; 6+6 a
On en entend sortir des voix de vieilles femmes ; 6+6 a
Et l'ombre qui descend de leurs rameaux touffus 6+6 b
880 Va du Philothéos jusqu'au Polymorphus ; 6+6 b
Ils sont les dolmens lourds et branlants ; les registres 6+6 a
Pétrifiés du monde aveugle et fou des cuistres ; 6+6 a
Des espèces de blocs funèbres et bavards ; 6+6 b
Eux des livres, fi donc ! ils sont des boulevards ; 6+6 b
885 Ils sont les élégants sacrés de la doctrine, 6+6 a
Les sphinx géants ayant l'oracle en leur narine, 6+6 a
Les colosses pensifs de la religion, 6+6 b
Ils sont des dieux. — Mais gare au diable Légion ! 6+6 b
Gare à ce gamin sombre appelé petit livre ! 6+6 a
890 Le format portatif est un monstre ; il délivre, 6+6 a
Il proteste, il combat ; c'est hideux, c'est criant ; 6+6 b
Comme avec son épingle il crochète en riant 6+6 b
La serrure de fer d'une bible bastille ! 6+6 a
Il a la clef des champs, ce brigand ; il pétille, 6+6 a
895 Il éclate ; il est clair, rapide, âpre, éloquent ; 6+6 b
Il court, et met le feu partout. Oui, mon vieux Kant, 6+6 b
Poussière fulminante éparse sur les tables, 6+6 a
Les livres légers sont aux pesants redoutables ; 6+6 a
Un frêle Capulet tue un gros Montaigu ; 6+6 b
900 Un Diderot de poche, imprenable, exigu, 6+6 b
Invisible, détruit la montagne de tomes 6+6 a
Que font les Augustins mêlés aux Chrysostomes ; 6+6 a
Que Laplace ait un jour sur sa calme hauteur 6+6 b
(Mais il ne l'aura point, car on est sénateur) 6+6 b
905 Le caprice de faire un almanach sauvage 6+6 a
Et sincère, à deux sous, et voyez le ravage ! 6+6 a
L'almanach grimpe droit à l'azur, court, descend, 6+6 b
Monte, ôte à saint Michel son nimbe, va chassant 6+6 b
Saint Médard de son ciel, saint Pierre de sa loge, 6+6 a
910 Extermine Turnèbe, Arnobius, Euloge, 6+6 a
Moïse, Bossuet et l'abbé de Corbeil, 6+6 b
Et casse Josué, gendarme du soleil ; 6+6 b
Et c'est fini, voilà la Légende dorée 6+6 a
Croulant sous l'ironique et splendide empyrée ; 6+6 a
915 Un tout petit Montaigne, adroit, glissant, rongeur, 6+6 b
Malgré leur profondeur et malgré leur largeur, 6+6 b
Va démolir Gennade et Thégan par la base ; 6+6 a
Un leste Beaumarchais en quelques instants rase, 6+6 a
Avec leur clientèle honorable d'abus, 6+6 b
920 Les de Maistre les plus caducs, les plus barbus ; 6+6 b
Saint-Évremond accourt, moqueur, alerte, ingambe, 6+6 a
Et maintenant cherchez Symmachus, Alegambe, 6+6 a
Et le père Gretser et le père Poussin ! 6+6 b
Paul-Louis colletant saint Luc, quel assassin ! 6+6 b
925 Un essaim de pamphlets qui s'échappe dégrade, 6+6 a
Sur leur lit de justice ou leur lit de parade, 6+6 a
Sigonius, Prudence, Alde et le sieur Pithou ; 6+6 b
D'où viennent-ils ? j'ignore ; — où vont-ils ? Dieu sait ! 6+6 b
Mais ils mangent les saints jusqu'aux dernières plumes ; 6+6 a
930 Sur les tomes debout ainsi que les enclumes 6+6 a
De la forge du deuil, de l'erreur et du vent, 6+6 b
Ils se répandent gais, cassant, rageant, bravant, 6+6 b
Des révolutions anarchique avant-garde ; 6+6 a
Et l'on entend courir dans la brume hagarde 6+6 a
935 Le pas tumultueux de ces trotte-menu ; 6+6 b
Et ce désordre est fait par ce peuple inconnu 6+6 b
Au nez du marguillier et sous l'œil de l'édile ; 6+6 a
Ainsi que l'ichneumon détruit le crocodile 6+6 a
Le doute in-dix-huit bat le dogme in-folio ; 6+6 b
940 Malheur à l'alcoran qu'attaque un fabliau ! 6+6 b
Un missel sur qui plane un couplet est malade ; 6+6 a
Je plains l'infortiat qu'une puce escalade, 6+6 a
L'infortiat fût-il plein de rois et de dieux, 6+6 b
Si la puce, agitant son stylet radieux, 6+6 b
945 Saute, atome effrayant, la largeur de la terre 6+6 a
Et la hauteur d'un siècle, et se nomme Voltaire. 6+6 a
— Mais, dis-tu, ce baudet n'a pas le sens commun. 6+6 b
Il veut un résultat ; n'en est-ce dont pas un ? 6+6 b
Ce combat des penseurs est sublime. — À merveille. 6+6 a
950 Qu'en sort-il ? Baal meurt, l'ours fuit devant l'abeille, 6+6 a
Soit. On lutte, on s'acharne, assaut, mêlée à mort ! 6+6 b
Et la science pique et la sagesse mord ; 6+6 b
Que reste-t-il au cœur, la bataille finie ? 6+6 a
Hélas ! la nudité d'une immense ironie ; 6+6 a
955 Tous les profonds instincts glacés et grelottants ; 6+6 b
Kant, ce n'est pas cela que de l'homme j'attends. 6+6 b
L'esprit triomphe. À bas le vieux dogme ! on l'écrase, 6+6 a
Il tombe ; le passé s'effondre ; table rase ; 6+6 a
Bien. Plus je suis vainqueur, plus je suis assombri . 6+6 b
960 Une négation est un sinistre abri ; 6+6 b
Où mettrai-je mon âme ? est-ce dans un décombre ? 6+6 a
Je conviens que je dois à cette troupe sombre, 6+6 a
À ces démolisseurs de l'antique fatras, 6+6 b
Tout le logis qu'on peut avoir dans un plâtras. 6+6 b
965 La pioche, et pas de toit ; la faux, et pas de gerbe. 6+6 a
Est-ce donc là le but de ton effort superbe, 6+6 a
Homme, architecte auguste, être prédestiné ? 6+6 b
Satan fait avorter Adam, son puîné ; 6+6 b
J'en gémis ; l'homme manque à sa tâche divine. 6+6 a
970 Je cherche un édifice et je trouve une ruine. 6+6 a
IV
LA NUIT AUTOUR DE L'HOMME
J'ai des objections à l'homme, tu le vois. 6+6 b
Qu'il existe une loi, mêlée aux vagues lois 6+6 b
Que nous entrevoyons par nos pâles fenêtres, 6+6 a
Qui, dans l'échelle obscure et tremblante des êtres, 6+6 a
975 Place au-dessus de nous ce pleureur, ce rieur, 6+6 b
Qui fasse l'âne aux fils d'Adam inférieur, 6+6 b
Qui mette moins de verbe en plus de bouche, et rende 6+6 a
L'endettement plus court dans l'oreille plus grande, 6+6 a
C'est possible ; après tout, ça regarde l'auteur ; 6+6 b
980 Que l'homme ait ou n'ait pas le droit sur sa hauteur 6+6 b
D'être traité par nous d'une façon civile, 6+6 a
Et d'être salué roi par la longue file 6+6 a
D'animaux que Noé dans son arche classait, 6+6 b
Par le lion ayant dans sa griffe un placet, 6+6 b
985 Par le corbeau tenant dans son bec un hommage ; 6+6 a
Qu'il dise : — Dieu n'a fait qu'Adam à son image ; — 6+6 a
Peu m'importe ; je parle à cette majesté 6+6 b
Crûment, je ne suis pas de bassesse frotté, 6+6 b
Je suis franc ; ma parole est âpre, mais certaine, 6+6 a
990 Car je préfère, étant frère de La Fontaine, 6+6 a
Et quelque peu cousin d'Agrippa d'Aubigné, 6+6 b
Le réel, même rude, au faux, même peigné, 6+6 b
Les toisons de la brute aux perruques de l'homme ; 6+6 a
Je ne fais pas ma cour, Kant, je suis économe 6+6 a
995 D'admirer sottement et lâchement le roi, 6+6 b
Et je trouve en Dangeau plus d'âne que dans moi. 6+6 b
Si l'homme est majesté, cette majesté boite. 6+6 a
Quand la mort a serré ce pantin dans sa boîte, 6+6 a
En sort-il un esprit qui s'envole ? Psyché 6+6 b
1000 Jaillit-elle à travers l'arlequin démanché ? 6+6 b
Je n'en sais rien. Cherchez. Il fait nuit.
Ce qui reste 6+6 a
Évident dans la brume adorable ou funeste, 6+6 a
C'est que c'est un vivant médiocre et mauvais. 6+6 b
Je deviendrais méchant, si je ne me sauvais, 6+6 b
1005 Rien que pour avoir vu de près ce pauvre hère. 6+6 a
Je n'estime pas plus son grelot que sa haire, 6+6 a
Et son austérité que son relâchement ; 6+6 b
Quand sa bouche dit vrai par hasard, son œil ment ; 6+6 b
Fumée, il s'évapore en toutes les emphases ; 6+6 a
1010 Son ventre et son cerveau n'ont point les mêmes phases. 6+6 a
La terre a son instinct, la lune a sa raison ; 6+6 b
Entre l'air et son souffle il met une cloison ; 6+6 b
Au lieu d'être le vaste esprit cosmopolite, 6+6 a
Il est toujours d'un lieu quelconque satellite, 6+6 a
1015 Juif, grec, anglais dans l'Inde, au Brésil portugais ; 6+6 b
Il rêve des édens et fait des paraguays , 6+6 b
Il se tient hors du code ou hors de la nature ; 6+6 a
Las, refroidi, blasé, s'il veut par aventure 6+6 a
Devenir vertueux, quels lugubres essais ! 6+6 b
1020 Il ne sait que passer de l'excès à l'excès, 6+6 b
De l'abus au défaut, de l'alcôve à la haine, 6+6 a
D'Ève au cloître, et que fuir don Juan dans Origène. 6+6 a
Voletant vaguement de la Trappe à Paphos, 6+6 b
Mouche heurtant de l'aile au soupirail du faux, 6+6 b
1025 Bourdon de tous les dieux et de toutes les vitres, 6+6 a
Donnant pour moule aux fronts les casques et les mitres, 6+6 a
Forgeron d'imposture, ouvrier de fureurs, 6+6 b
Fabriquant au mensonge une armure d'erreurs, 6+6 b
Il n'est pas d'épithète outrageuse, honnie, 6+6 a
1030 Vile, dont on ne puisse orner sa litanie. 6+6 a
Certe, on se tromperait de croire que l'azur, 6+6 b
Les sphères, les levers d'étoiles, l'éther pur, 6+6 b
Et le nimbe solaire et l'auréole astrale 6+6 a
Filtrent dans l'âme humaine en lumière morale. 6+6 a
1035 Kant, c'est un malheur d'être une voûte à cachot, 6+6 b
Une cave fermée au ciel splendide et chaud, 6+6 b
Une maison de nuit. Hélas ! l'homme en est une. 6+6 a
Il a cette mauvaise et fatale fortune 6+6 a
Que son obscurité résiste obstinément 6+6 b
1040 Au lys, à la colombe, à l'aube, au firmament. 6+6 b
Rien, ni l'Etna qui semble en braise se dissoudre, 6+6 a
Ni le passage vaste et fuyant de la foudre, 6+6 a
Ni la lune, ébauchant quelque sacré contour, 6+6 b
Pas même l'évidence éclatante du jour, 6+6 b
1045 Pas même le feu noir qui dévore Sodome, 6+6 a
Rien ne peut éclairer l'intérieur de l'homme. 6+6 a
Ô Kant, l'homme est drapé de rêves mal tissus. 6+6 b
Vêtu d'un haillon sombre, il porte par-dessus 6+6 b
Une pourpre d'orgueil prise aux fausses sagesses. 6+6 a
1050 Il est fils des géants mariés aux singesses ; 6+6 a
Il a plus de grimace encor que de grandeur ; 6+6 b
Son profil de beauté d'un profil de laideur 6+6 b
Se double, et son sublime adhère au ridicule 6+6 a
De si près qu'on le croit fait pour le crépuscule. 6+6 a
1055 Aussi quelle ombre en lui ! quelle ombre autour de lui ! 6+6 b
Il sent sous tous ses pas trembler le point d'appui, 6+6 b
Ce qu'il espère étant presque ce qu'il redoute ; 6+6 a
Un flot de trouble passe après un flot de doute ; 6+6 a
Tout se résout en gouffre, en chute, en tremblement 6+6 b
1060 Sur on ne sait quel vague et blême escarpement, 6+6 b
En ouverture sombre, en cécité muette, 6+6 a
Tâtonnement au docte et vertige au poète ; 6+6 a
Et toujours, au-dessus du lugubre horizon, 6+6 b
Et de votre savoir et de votre raison, 6+6 b
1065 L'idole, le cromlech, l'autel, dressent leur cime 6+6 a
Que blanchit un rayon monstrueux de l'abîme. 6+6 a
Mais du moins faites-vous ce qu'il faudrait pour voir 6+6 b
Un peu plus de clarté dans votre cerveau noir ? 6+6 b
Point. La routine au fond du néant vous isole. 6+6 a
1070 Vous avez tout, parole, écriture, boussole, 6+6 a
Vapeur, imprimerie, et scalpel et compas ; 6+6 b
Faites-vous donc du jour avec cela ? Non pas. 6+6 b
Avez-vous des esprits, des plongeurs, des génies, 6+6 a
De grands cerveaux ouvrant des portes infinies, 6+6 a
1075 Des puisatiers géants creusant au ciel des trous, 6+6 b
Des penseurs, des trouveurs ? — Pardieu ! — Qu'en faites-vous ? 6+6 b
V
CONDUITE DE L'HOMME VIS-À-VIS DES ENFANTS
Et l'âne s'écria : — Pauvres fous ! Dieu vous livre 6+6 a
L'enfant, du paradis des anges encore ivre ; 6+6 a
Vite, vous m'empoignez ce marmot radieux, 6+6 b
1080 Ayant trop de clarté, trop d'oreilles, trop d'yeux, 6+6 b
Et vous me le fourrez dans un ténébreux cloître ; 6+6 a
On lui colle un gros livre au menton comme un goître ; 6+6 a
Et vingt noirs grimauds font dégringoler des cieux, 6+6 b
Ô douleur ! ce charmant petit esprit joyeux ; 6+6 b
1085 On le tire, on le tord, on l'allonge, on le tanne, 6+6 a
Tantôt en uniforme, et tantôt en soutane ; 6+6 a
Un beau jour Trissotin l'examine, un préfet 6+6 b
Le couronne ; et c'est dit : un imbécile est fait. 6+6 b
Glycère et Jeanneton, ces deux filles célestes, 6+6 a
1090 Qui courent dans Virgile et Ronsard, sont moins lestes, 6+6 a
Quand Sylvain les poursuit, le fauve jouvenceau, 6+6 b
À trousser leur jupon pour passer un ruisseau, 6+6 b
Un singe est moins agile à gober une pêche, 6+6 a
Les baleiniers, armant leurs pirogues de pêche, 6+6 a
1095 Sont moins prompts à lancer leur barque au flot mouvant 6+6 b
Dès que d'un squale en marche ils entendent l'évent, 6+6 b
En frappant dans ses mains Bonaparte a moins vite 6+6 a
Chassé l'aigle tudesque et l'aigle moscovite 6+6 a
Qu'un pédant n'est rapide à défaire un esprit. 6+6 b
1100 Oh ! que de fois, depuis qu'hélas ! on m'entreprit, 6+6 b
J'ai vu l'abrutisseur en chef, le grand pontife 6+6 a
Qui, lugubre, a le plus de crasse dans sa griffe, 6+6 a
Dans l'antre où se tenaient nos régents, nos dragons 6+6 b
Les plus chauves, les plus goutteux, les plus bougons, 6+6 b
1105 Entrer, tenant par l'aile ou la patte sanglante 6+6 a
Une pauvre petite âme toute tremblante, 6+6 a
Et dire, en la jetant aux vieux : Plumez-moi ça ! 6+6 b
Je me souviens des cris que plus d'une poussa 6+6 b
Pendant que son plumage auroral, son enfance, 6+6 a
1110 Sa blancheur, sa candeur, sa gaîté sans défense, 6+6 a
Sous les vils ongles noirs d'un rustre aux yeux éteints, 6+6 b
Tombaient, duvet charmant, et que les sacristains 6+6 b
Heureux de voir l'oiseau tout nu dans leurs mains dures 6+6 a
Balayaient ces splendeurs des cieux au tas d'ordures ! 6+6 a
1115 L'aile pourtant n'est point arrachée au moignon ; 6+6 b
Elle repousse grise et faite au cabanon ; 6+6 b
L'enfant vit ; nul ne peut dire : Cette âme est morte ; 6+6 a
L'âme prend la couleur du verrou de la porte, 6+6 a
Voilà tout, et son œil clignote ; et maintenant, 6+6 b
1120 Avec un encrier au croupion, traînant 6+6 b
Bréviaires, gradus, glossaires, cent volumes, 6+6 a
Toute la cuistrerie engluée à tes plumes, 6+6 a
Vole donc, alouette, au fond du libre azur ! 6+6 b
La sacristie, hélas ! fait un deleatur 6+6 b
1125 Du mystérieux Dé qui sert de majuscule 6+6 a
Au mot DIEU flamboyant dans notre crépuscule ; 6+6 a
Elle éteint dans les fronts les rayons libéraux. 6+6 b
Vous mutilez des cœurs, ah, niais ! ah, bourreaux ! 6+6 b
Et vous raccourcissez des âmes ! et vous êtes 6+6 a
1130 Dans l'auguste forêt d'horribles ciseaux bêtes ! 6+6 a
Vous tondez les instincts, vous rognez les cerveaux ; 6+6 b
Sur le patron des vieux vous taillez les nouveaux ; 6+6 b
De la création vous troublez l'équilibre ; 6+6 a
Ignorant que tout être est fait pour croître libre, 6+6 a
1135 Pour donner telle fleur et vivre en tel milieu, 6+6 b
Que toute âme a sa forme intime devant Dieu, 6+6 b
Et que toute nature a droit à sa broussaille, 6+6 a
Vous tronquez des talents, de même qu'à Versaille, 6+6 a
Ô brutes, vous changez en pains de sucre verts 6+6 b
1140 Le cèdre et le cyprès, géants d'ombre couverts, 6+6 b
Sans même voir, parmi vos bronzes et vos marbres, 6+6 a
L'humiliation de tous ces pauvres arbres, 6+6 a
L'ennui de l'oranger fait pomme, et le chagrin 6+6 b
Des ifs taillés en cône autour du boulingrin. 6+6 b
1145 Pédagogues ! toujours c'est ainsi que vous faites. 6+6 a
Tout l'esprit humain doit se mouler sur vos têtes ; 6+6 a
Pégase doit brouter dans votre basse-cour, 6+6 b
L'aile morte, et manger de votre foin. Le jour 6+6 b
Où, de votre perruque arrangeant les volutes, 6+6 a
1150 Fiers, perchés sur Zoïle et Batteux, vous voulûtes 6+6 a
Définir le génie, expliquer la beauté, 6+6 b
Les mauvais estomacs ont dit : Sobriété ; 6+6 b
Les myopes ont dit : Soyons ternes ; la clique 6+6 a
Des précepteurs, geignant d'un air mélancolique, 6+6 a
1155 A décrété : Le beau, c'est un mur droit et nu. 6+6 b
Donc Rubens est trop rouge et Puget trop charnu ; 6+6 b
L'art est maigre ; Vénus serait plus belle, étique. 6+6 a
Shakspeare, ce satan de votre art poétique, 6+6 a
Prodigue image, idée et vie à chaque pas ; 6+6 b
1160 La nature, imitant Shakspeare, ne voit pas 6+6 b
Sur une vieille pierre une place vacante 6+6 a
Sans la donner à l'herbe ou l'offrir à l'acanthe ; 6+6 a
Le lierre énorme où l'art mystérieux se plaît 6+6 b
Emplit Heïdelberg comme il emplit Hamlet ; 6+6 b
1165 Vous coupez cette ronce auguste qui soupire ; 6+6 a
Vous tombez à grands coups de serpe sur Shakspeare, 6+6 a
Marauds, et vous frappez, jusqu'à n'en laisser rien, 6+6 b
Sur le grand chêne où flotte un hymne aérien. 6+6 b
À qui donc croyez-vous persuader, ô cuistres, 6+6 a
1170 Que le beau, que le vrai vous ont pris pour ministres, 6+6 a
Et qu'Horace va dire : Hic lucidus ordo, 6+6 b
Parce que vous tirez des crétins au cordeau ! 6+6 b
N'est-il pas odieux, ô Jean-Jacque, ô Molière, 6+6 a
Ô d'Aubigné, du droit puissant auxiliaire, 6+6 a
1175 Qui disais en voyant un roi : Qu'est-ce que c'est ? 6+6 b
Montaigne, ô bon Michel que son père faisait 6+6 b
Éveiller le matin au son de la musique, 6+6 a
Diderot qui raillais tout le vieil art phtisique, 6+6 a
Ô libre Hoffmann, planant dans les rêves fougueux, 6+6 b
1180 N'est-il pas désolant, dites, de voir ces gueux, 6+6 b
Tatoués de latin, de grec, d'hébreu, ces cancres 6+6 a
Dont l'âme prend un bain dans la noirceur des encres, 6+6 a
Exécuter l'enfance en leurs blêmes couvents ! 6+6 b
Ne sont-ils pas hideux, ces faux docteurs, savants 6+6 b
1185 À donner au progrès une incurable entorse, 6+6 a
Commençant par l'ennui pour finir par la force, 6+6 a
Du bâillement allant volontiers au bâillon, 6+6 b
Logiques, de Boileau concluant Trestaillon, 6+6 b
Vantant Bonald, couvrant de béates exergues 6+6 a
1190 Piet, Cornet d'Incourt et Clausel de Coussergues, 6+6 a
Tâchant d'éteindre l'astre au fond des bleus éthers ! 6+6 b
N'est-il pas monstrueux de voir ces magisters, 6+6 b
Casernés dans l'horreur de leur Isis occulte, 6+6 a
Poser sur l'avenir qui s'envole en tumulte 6+6 a
1195 Avec l'emportement d'Achille et de Roland, 6+6 b
Ayant dans l'œil l'éclair de Vasco s'en allant 6+6 b
Ou de Jason partant pour la plage colchique, 6+6 a
Leur bâton de sergent instructeur monarchique, 6+6 a
Et crier aux esprits : À droite ! alignement ! 6+6 b
1200 Écolâtres, au fond de votre enseignement 6+6 b
Est Rome, enfermant l'âme en sa funèbre enceinte ; 6+6 a
Vous êtes les prévôts de la science sainte 6+6 a
D'où jaillissant Newton et Watt, les caporaux 6+6 b
De l'art divin qui vit vibrer Sienne et Paros ; 6+6 b
1205 Le vil marais vous charme et votre œil le préfère ; 6+6 a
Vous feriez un étang, si l'on vous laissait faire, 6+6 a
De l'océan tordant ses flots sur les galets ; 6+6 b
En forgeant des pédants, vous créez des valets ; 6+6 b
En faisant le front bas vous faites l'âme basse ; 6+6 a
1210 Qu'un de vos patients chuchote dans la classe, 6+6 a
Qu'il ose relever son museau d'écolier, 6+6 b
Et se gratter un peu le cou sous son collier, 6+6 b
Ô révolution ! anarchie ! il vous semble 6+6 a
Que l'alphabet lui-même entre vos pattes tremble, 6+6 a
1215 Que l'èF et que le Bé vont se prendre le bec, 6+6 b
Que l'O tourne sa roue aux cornes de l'Yi grec, 6+6 b
Horreur ! et qu'on va voir le point, bille fatale, 6+6 a
Tomber enfin sur l'I, ce bilboquet tantale ! 6+6 a
Votre système est vain, votre empirisme est faux. 6+6 b
1220 Ayez donc la charrue avant d'avoir la faux. 6+6 b
Çà, vous figurez-vous, parlons net, camarades, 6+6 a
Qu'on est un vrai docteur pour avoir pris ses grades, 6+6 a
Et qu'on sait quelque chose en sortant de chez vous ? 6+6 b
Que la grande nature, aux bruits vastes et doux, 6+6 b
1225 Belle, n'enseigne rien à l'esprit qu'elle élève ; 6+6 a
Et qu'Adam, ébloui de l'éden, épris d'Ève, 6+6 a
Attendait, pour que Dieu tout à fait le créât, 6+6 b
Qu'Iblis lui fît passer le baccalauréat ? 6+6 b
Non, la nature au fond pourrait suffire seule ; 6+6 a
1230 Elle sait tout, elle est nourrice, étant aïeule ! 6+6 a
VI
CONDUITE DE L'HOMME VIS-À-VIS DES GÉNIES
C'est en dehors des lois que vous faites, pédants, 6+6 b
Que plane l'harmonie aux grands hymnes grondants, 6+6 b
Et le papier réglé par une main classique 6+6 a
Est du papier réglé, mais n'est pas la musique. 6+6 a
1235 Qu'on doit fourrer, vivants, les aigles, les griffons, 6+6 b
En cage dans les trous de vos dogmes profonds, 6+6 b
Que l'essor du penseur se mesure à vos mètres, 6+6 a
Qu'il doit vous consulter, vous les bedeaux des lettres, 6+6 a
Vous les abbés du goût, hurlant à l'unisson : 6+6 b
1240 Nous sommes le savoir, nous sommes la raison ! 6+6 b
Que vous avez, vous seuls, ces dons sacrés sur terre, 6+6 a
Et que chacun de vous en est propriétaire ; 6+6 a
Que l'académie est, que la sorbonne vit ; 6+6 b
Que l'antique sentier qu'à la file on suivit 6+6 b
1245 Est la route sacrée, et qu'il faut faire en sorte 6+6 a
Qu'on n'y coure jamais, que jamais on n'en sorte ; 6+6 a
Qu'on forge et bat le fer d'autant mieux qu'il est froid ; 6+6 b
Que votre cloître est saint ; que vous avez le droit 6+6 b
De mettre le génie et l'âme en retenue, 6+6 a
1250 Que le cygne, nageant candide sous la nue, 6+6 a
Doit se faire montrer le blanc par un corbeau ; 6+6 b
Que j'en saurai plus long, que je serai plus beau, 6+6 b
Moi l'âne, quand un gueux, flanqué d'une ou deux vieilles, 6+6 a
M'aura coupé la queue et rogné les oreilles, 6+6 a
1255 Ah ! pardieu, vous allez me faire accroire ça ! 6+6 b
L'âne a du sens, ayant porté Sancho Pança. 6+6 b
Il reprit : — Parmi vous qu'un novateur s'obstine, 6+6 a
Qu'il baise mal le bas du dos de la routine, 6+6 a
Qu'il ne veuille pas boire où de tout temps ont bu 6+6 b
1260 La coutume ridée et l'usage barbu, 6+6 b
Que son âme ose, horreur ! n'être pas prisonnière, 6+6 a
Que, se sentant une aile, il méprise l'ornière, 6+6 a
Vous le damnez.
Jadis, un songeur l'entendait, 6+6 b
Les bêtes ont crié : Haro sur le baudet ! 6+6 b
1265 J'entends l'homme crier : Haro sur le génie ! 6+6 a
Malheur à qui s'en va dans la sombre Uranie ! 6+6 a
Dans la matière, encor, passe ; on peut innover ; 6+6 b
Il est permis d'aller, de chercher, de trouver 6+6 b
Quelque crapaud géant, quelque gros perce-oreille, 6+6 a
1270 Quelque étrange fourmi, pas tout à fait pareille 6+6 a
À celles dont Linné a contemplé les œufs, 6+6 b
Ou des squelettes frais et des fossiles neufs, 6+6 b
Des mammouths troublant l'ordre, et dans les grès, les schistes 6+6 a
Et les gneiss, des fémurs d'éléphants anarchistes ; 6+6 a
1275 La routine consent à ce qu'un cachalot, 6+6 b
Inédit, lève un peu son grouin hors du flot ; 6+6 b
On peut faire, sans trop indigner les bélîtres, 6+6 a
Des révolutions dans les écailles d'huîtres ; 6+6 a
L'immortelle ânerie, et j'en suis à regret, 6+6 b
1280 Admet qu'on peut trouver un gui dans la forêt 6+6 b
Ou pêcher un mollusque avec un coup de sonde ; 6+6 a
Quand on voit revenir après leur tour du monde 6+6 a
Le capitaine Cook, Magellan ou lord Ross 6+6 b
Rapportant des tapirs ou des rhinocéros, 6+6 b
1285 Si bien que la science à leur aide complète 6+6 a
La confrontation de l'homme avec la bête, 6+6 a
Quelque raie éclairant l'énigme du dauphin, 6+6 b
Des os de mastodonte illuminant enfin 6+6 b
La grande question de l'ours, ou des carcasses 6+6 a
1290 D'épiornis faisant progresser les bécasses, 6+6 a
Longs bravos ; les savants formant leurs bataillons 6+6 b
Contemplent les herbiers et les échantillons, 6+6 b
Le mandarin admire, et le bourgeois dit : Qu'est-ce ? 6+6 a
On fait queue au musée à voir ouvrir la caisse, 6+6 a
1295 Les deux chambres, que chauffe un rapport érudit, 6+6 b
Accordent au jardin des plantes un crédit 6+6 b
Pour élargir l'endroit où l'on met la genèse ; 6+6 a
Et l'institut — pendant que, tout frémissant d'aise, 6+6 a
Paris en foule court voir le tapir manger, — 6+6 b
1300 Harangue au pont des Arts le fossile étranger. 6+6 b
Mais quand le penseur, vaste et noir missionnaire, 6+6 a
Arrive du pays du rêve et du tonnerre, 6+6 a
Et revient du mystère où planent les esprits, 6+6 b
Rapportant, aussi lui, ce qu'à l'ombre il a pris, 6+6 b
1305 Farouche, et dans sa main, de rayons inondée, 6+6 a
Tenant le fait chimère ou bien le monstre idée, 6+6 a
Déployant la splendeur d'un progrès factieux, 6+6 b
Quelque nouveauté sainte ayant l'odeur des cieux 6+6 b
Qui va faire, profonde et pure découverte, 6+6 a
1310 L'homme heureux, et l'envie, hélas, encor plus verte ; 6+6 a
Offrant la douleur morte ou l'espace annulé ; 6+6 b
Montrant des visions la formidable clé ; 6+6 b
Malheur à ce trouveur et malheur à ce mage ! 6+6 a
Que Gall ait du cerveau vu sur le front l'image, 6+6 a
1315 Que dans quelque insondable abîme le même air 6+6 b
Qui soulevait Élie ait emporté Mesmer, 6+6 b
Malheur ! Papin en France ou Galilée à Rome, 6+6 a
Quel que soit le prodige, hélas, quel que soit l'homme, 6+6 a
Quel que soit le bienfait, quel que soit l'ouvrier, 6+6 b
1320 Qu'il se nomme Jackson, qu'il se nomme Fourier, 6+6 b
Malheur ! huée, affronts, et clameurs triomphantes ; 6+6 a
Tous se jettent sur lui ; les uns, les sycophantes, 6+6 a
Au nom des livres saints, védas ou rituels ; 6+6 b
Les autres, les douteurs, bourreaux spirituels, 6+6 b
1325 Parfois railleurs profonds, comme Swift et Voltaire, 6+6 a
Au nom du vieux bon sens, bouche pleine de terre. 6+6 a
On vous l'assomme avec maint argument plombé, 6+6 b
Là, par Christ plus Moïse, ici, par A plus Bé. 6+6 b
Que veut ce songe creux ? et de quelles cavernes 6+6 a
1330 Sort-il pour nous conter de telles balivernes ? 6+6 a
Avoir du temps passé jeté le vieux bâton, 6+6 b
Quel crime ! S'appeler Gutenberg ou Fulton, 6+6 b
Quel cynisme ! Aller seul ! l'audace est fabuleuse ! 6+6 a
Si c'est Flamel, Cardan, Saint-Simon ou Deleuze, 6+6 a
1335 Pour en avoir raison l'éclat de rire est là ; 6+6 b
Si c'est Jordan Bruno, si c'est Campanella 6+6 b
Qui le premier a dit : — Les soleils sont sans nombre, — 6+6 a
Qu'il se sauve ; sinon, demain, le bûcher sombre 6+6 a
Lui mettra la fumée et la nuit dans les yeux, 6+6 b
1340 Et l'affreux tourbillon des braises, envieux, 6+6 b
Châtiera ce rêveur du tourbillon des astres ; 6+6 a
Harvey mourra moqué de tous les médicastres ; 6+6 a
Kind raillera Képler, et tous les culs-de-plomb 6+6 b
Ferreront cet oiseau de l'océan, Colomb. 6+6 b
1345 Vois, Socrate, par qui le genre humain se hausse, 6+6 a
Blêmit sinistrement dans une basse fosse ; 6+6 a
Deux siècles avant l'heure où Vasco les verra, 6+6 b
Dante, œil mystérieux que Dieu même éclaira, 6+6 b
Voit à travers la terre, énorme et sombre geôle, 6+6 a
1350 Les quatre étoiles d'or qui sont à l'autre pôle ; 6+6 a
Il le dit ; on le chasse ; et c'est ainsi toujours. 6+6 b
Dès qu'un flambeau paraît, l'homme crie : Au secours ! 6+6 b
Qui l'éclaire ou le sert l'irrite ; le génie 6+6 a
Est une infraction sévèrement punie ; 6+6 a
1355 Toujours vous proscrivez le grand homme fatal, 6+6 b
Sauf à lui dédier plus tard un piédestal ; 6+6 b
Vos bienfaiteurs, penseurs et sages, ont beau dire : 6+6 a
— Cherchons et triomphons ! l'infini nous attire ; 6+6 a
Dans l'océan Progrès il n'est point de cap Non ! — 6+6 b
1360 L'homme réplique : exil, ciguë et cabanon ; 6+6 b
Et l'histoire en est pleine, et tous ces Hérodotes 6+6 a
Content sous divers noms ces douces anecdotes. 6+6 a
J'ajoute : quelquefois le front des hauts songeurs 6+6 b
Se fend, l'idée ayant de trop grandes largeurs, 6+6 b
1365 Et comme il est certain que la nature mêle 6+6 a
Toujours un peu d'ivresse au lait de sa mamelle, 6+6 a
Comme ils sont à la fois brumeux et radieux, 6+6 b
Ces hommes-là sont fous, dit la tourbe. Ils sont dieux ! 6+6 b
L'excès de vérité n'éblouit-il pas l'âme, 6+6 a
1370 Et n'a-t-on pas de grands aveuglements de flamme ? 6+6 a
Hélas : en peut-il être autrement ? Le réel, 6+6 b
L'idéal, le progrès, même venu du ciel, 6+6 b
Même apporté par Christ, même quand Dieu l'amène, 6+6 a
Passant par l'homme aura toujours la marque humaine. 6+6 a
1375 Toujours l'idée aura pour nombril le défaut ; 6+6 b
Toute innovation, même prise là-haut, 6+6 b
Par mille côtés vraie, est par un côté fausse ; 6+6 a
Quel bonheur ! la routine à ce détail s'adosse. 6+6 a
Après avoir plongé dans la sublimité, 6+6 b
1380 Après avoir volé le gouffre illimité, 6+6 b
Dans l'humaine cohue obstinée à ses voiles 6+6 a
Malheur à qui revient ! L'infini plein d'étoiles, 6+6 a
Sur la terre où le cuistre admire l'avorton, 6+6 b
N'a qu'un débarcadère appelé Charenton. 6+6 b
1385 Oui, le crachat jaillit de cent bouches ouvertes 6+6 a
Sur tous les pâles Christs des saintes découvertes ! 6+6 a
Oui, malheur au héros qui, la lunette en main, 6+6 b
Se dresse au lointain bord de l'horizon humain, 6+6 b
Guetteur mystérieux et vedette avancée ! 6+6 a
1390 Il est toujours tué ; par qui ? par la pensée. 6+6 a
Car dès que les docteurs ont vu, troupeau jaloux, 6+6 b
Poindre une idée, ils ont la tristesse des loups, 6+6 b
La foule n'aime point qu'un astre la dérange 6+6 a
Avec un flamboiement de clarté trop étrange, 6+6 a
1395 Et la pensée humaine a peur des vastes cris 6+6 b
Du génie, et du vol des immenses esprits. 6+6 b
L'âne reprit : — Hélas, hommes ! race chétive 6+6 a
Ayant plus de torpeur que d'initiative ! 6+6 a
Hélas, génie humain ! hélas, esprit humain ! 6+6 b
1400 Qui, s'il fonde aujourd'hui, démolira demain, 6+6 b
Double, ayant Oui pour aile et Non pour carapace ; 6+6 a
Qui, sans savoir pourquoi, d'un pôle à l'autre passe, 6+6 a
Du plus noir du cloaque au plus bleu de l'éther, 6+6 b
De Dante à Loriquet, de la bouche au sphincter ; 6+6 b
1405 Qui semble jeune et fort, et tout à coup se ride ; 6+6 a
Qui vole, plane, et boite, et, pour s'en faire un guide, 6+6 a
Va du condor à l'oie, et sur le faîte met 6+6 b
Tantôt Herder ou Dante, et tantôt dom Calmet ; 6+6 b
Qui ferme l'œil sitôt qu'un peu d'aube y pénètre ; 6+6 a
1410 Qui, dans le même temps, trouve le moyen d'être 6+6 a
Virgile et Mœvius, ou Voltaire et Restif ; 6+6 b
Qui, pour être céleste en restant positif, 6+6 b
Se bâcle on ne sait quel accoutrement lyrique 6+6 a
Fait de plume d'archange et de poil de bourrique ! 6+6 a
1415 Plein d'hésitation, d'anxiété, d'effroi, 6+6 b
Bégayant juste assez pour dire : Je suis roi, 6+6 b
Kant, pour se déjuger il est toujours en verve ; 6+6 a
La contradiction est son fonds de réserve ; 6+6 a
Ne sondez pas, devant ce frivole parleur, 6+6 b
1420 Ces questions : tombeau, sort, mystère, douleur ; 6+6 b
Il fuit de l'Inconnu la sinistre falaise, 6+6 a
Sur ces pentes à pic il se sent mal à l'aise, 6+6 a
Il hait ces mots profonds qui semblent infinis, 6+6 b
Il ferme sa croisée au brouillard où Leibniz, 6+6 b
1425 Dante, Eschyle, Reuchlin, Pythagore, Épicure, 6+6 a
Voyaient du noir destin pendre la corde obscure ; 6+6 a
Il tâche de sortir de dessous les grands cieux ; 6+6 b
Mais il n'est hors de là qu'un badaud vicieux, 6+6 b
Mais il ne sait pas même être un Chrysale honnête. 6+6 a
1430 Il rit du fil de l'ombre, étant marionnette. 6+6 a
Le lendemain, voilà la peur qui le reprend. 6+6 b
Fou, tour à tour d'orgie ou d'aube s'empourprant, 6+6 b
L'homme mériterait, soit dit en style honnête, 6+6 a
D'avoir, ainsi que moi, sur le haut de la tête 6+6 a
1435 Deux conduits auditifs taillés en falbala ! 6+6 b
L'homme consent au beau, — s'il est utile. Il a 6+6 b
Le goût du médiocre et s'arrête à mi-côte ; 6+6 a
Il laisse en route ceux dont l'idée est trop haute ; 6+6 a
Il ferait plus de cas de l'Hékla que revêt 6+6 b
1440 La neige et d'où le feu jaillit, s'il y pouvait 6+6 b
Poser quelque marmite énorme d'invalides ; 6+6 a
Au ver sacré qui file au fond des chrysalides 6+6 a
Il demande un bonnet bien tiède, bien soyeux 6+6 b
Bien épais, qu'il se puisse abattre sur les yeux ; 6+6 b
1445 Il préfère Montmartre au mont Blanc, Athalie 6+6 a
À Macbeth, et son fiacre au char tonnant d'Élie ; 6+6 a
Entre Horace et Vadé, Vadé serait son choix. 6+6 b
Il se croit roi du globe, il en est le bourgeois. 6+6 b
VII
CONDUITE DE L'HOMME VIS-À-VIS DE LA CRÉATION
L'homme, orgueil titanique et raison puérile ! 6+6 a
1450 Montre-moi ce que fait ce travailleur stérile, 6+6 a
Et montre-moi surtout ce qui reste de lui. 6+6 b
Depuis Ève, il s'est moins aidé qu'il ne s'est nui. 6+6 b
Dis, que vois-tu de beau, de grand, de bon, de tendre, 6+6 a
De sublime, aussi loin que ton œil peut s'étendre 6+6 a
1455 Dans la direction où marche ce boiteux ? 6+6 b
N'est-il pas lamentable et n'est-il pas honteux 6+6 b
Que cet être, niant ce que font ses génies, 6+6 a
Accablant les Fulton et les Watt d'ironies, 6+6 a
Ayant un globe à lui, n'en sache pas l'emploi, 6+6 b
1460 Qu'il en ignore encor le but, le fond, la loi, 6+6 b
Et qu'après six mille ans, infirme héréditaire, 6+6 a
L'homme ne sache pas se servir de la terre ? 6+6 a
Explique-moi le chant que chante ce ténor. 6+6 b
Le temps qu'il perd, ainsi qu'un prodigue son or, 6+6 b
1465 Échappe heure par heure à sa main engourdie ; 6+6 a
Dans la création il met la parodie ; 6+6 a
Il n'entend pas les cieux dire : Éclairons ! aimons ! 6+6 b
Lorsqu'il tente, il échoue ; en présence des monts 6+6 b
Il fait la pyramide, il dresse l'obélisque ; 6+6 a
1470 Il est le blême époux de la vie, odalisque 6+6 a
Au sein gonflé de lait, aux lèvres de corail ; 6+6 b
Sultan triste, il ne sait que faire du sérail ; 6+6 b
Il voit auprès de lui passer, aidant ses vices, 6+6 a
Offrant à son néant d'inutiles services, 6+6 a
1475 Le jour, eunuque blanc, la nuit, eunuque noir. 6+6 b
Il met Dieu dans un temple en forme d'éteignoir, 6+6 b
Ou croit lui faire honneur en brûlant une cire. 6+6 a
Il dit à Dieu : Seigneur ; mais dit au diable : Sire. 6+6 a
Je te répète, ô Kant, que j'ai honte et mépris 6+6 b
1480 Des superstitions où le pauvre homme est pris ; 6+6 b
Car, même quand il croit, quand il accepte un culte, 6+6 a
Son culte calomnie et sa croyance insulte ; 6+6 a
Il rêve un éternel méchant, pareil à lui. 6+6 b
Quand au monde créé, son incurable ennui, 6+6 b
1485 Comprenant peu l'auteur, comprend encor moins l'œuvre. 6+6 a
Dieu brille, l'homme siffle, écho de la couleuvre ; 6+6 a
L'homme siffle l'hiver, l'été, le froid, le chaud ; 6+6 b
La nature n'est pas à son gré, tant s'en faut ; 6+6 b
Le spectateur n'est point enchanté du spectacle ; 6+6 a
1490 Et tandis qu'au-dessus de son frêle habitacle, 6+6 a
L'épanouissement du gouffre resplendit, 6+6 b
Tandis que l'humble oiseau gazouille, ou que bondit 6+6 b
L'âpre ouragan ouvrant ses gueules de gorgone, 6+6 a
Tandis que le jour chante et rit, l'homme bougonne ; 6+6 a
1495 Dédaignant le réel d'après ses visions, 6+6 b
Cracheur de l'océan des constellations, 6+6 b
Faisant des ronds dans l'ombre accoudé sur la berge, 6+6 a
Voyageur murmurant de sa chambre d'auberge, 6+6 a
Il déclare ceci mauvais, cela manqué ; 6+6 b
1500 Bâille ; à la loterie, il emploie anankè ; 6+6 b
Se taille dans l'azur son ciel bête ; chicane, 6+6 a
En présence des nuits sans fond, le grand arcane ; 6+6 a
Proteste, et par moments s'irrite, et lestement 6+6 b
Blâme l'abîme et dit son fait au firmament. 6+6 b
1505 Que vous soyez croyant, soumis à l'amulette, 6+6 a
Mouton que mène un prêtre avec une houlette, 6+6 a
Ou douteur, et de ceux sur qui d'Holbach prévaut, 6+6 b
Qu'importe ! toi l'impie et ton voisin dévot, 6+6 b
Vous êtes faits au fond de la même faiblesse ; 6+6 a
1510 Le fait vous déconcerte et le réel vous blesse ; 6+6 a
Ce qui vous excédait dans l'art vous choque aussi 6+6 b
Dans la nature, gouffre étrange, âpre, obscurci ; 6+6 b
L'art était profond, noir, touffu ; le monde est pire ; 6+6 a
Vous ne traitez pas mieux Sabaoth que Shakspeare ; 6+6 a
1515 Et votre pauvre esprit, essayant Jéhovah, 6+6 b
Gronde et ne trouve point que cet être lui va. 6+6 b
Pan vous déborde ; il est trop tendre, il est trop rude. 6+6 a
Votre philosophie est une vieille prude, 6+6 a
Votre bigoterie a ses pâles couleurs. 6+6 b
1520 Vos encensoirs poussifs sont envieux des fleurs ; 6+6 b
À votre sens, ce monde, auguste apothéose, 6+6 a
Ce faste du prodige épars sur toute chose, 6+6 a
Ces dépenses d'un Dieu créant, semant, aimant, 6+6 b
Qui fait un moucheron avec un diamant, 6+6 b
1525 Et qui n'attache une aile au ver qu'avec des boucles 6+6 a
De perles, de saphirs, d'onyx et d'escarboucles, 6+6 a
Ces fulgores ayant de la splendeur en eux, 6+6 b
Ces prodigalités de regards lumineux 6+6 b
Qui font du ciel lui-même une effrayante queue 6+6 a
1530 De paon ouvrant ses yeux dans l'énormité bleue, 6+6 a
Au fond c'est de l'emphase, et rien n'est importun 6+6 b
Comme l'immensité de l'aube et du parfum 6+6 b
Et le couchant de pourpre et l'étoile et la rose 6+6 a
Pour vos religions atteintes de chlorose ; 6+6 a
1535 Le grand hymen panique est fort dévergondé ; 6+6 b
Des sueurs du plaisir mai ruisselle inondé ; 6+6 b
Toute fleur en avril devient une cellule 6+6 a
Où la vie épousée et féconde pullule, 6+6 a
Et que protège à tort le ciel mystérieux ; 6+6 b
1540 À vous en croire, vous les jugeurs sérieux, 6+6 b
Quand ils vont secouant de leurs crinières folles 6+6 a
Tant de rosée à tant d'amoureuses corolles, 6+6 a
Les chevaux du matin ont pris le mors aux dents ; 6+6 b
Et quand midi, le plus effréné des Jordæns, 6+6 b
1545 Sur les mers, sur les monts, jusque dans votre œil triste, 6+6 a
Jette son flamboiement d'astre et de coloriste, 6+6 a
Rit, ouvre la lumière énorme à deux battants, 6+6 b
Et met l'olympe en feu, vous n'êtes pas contents ; 6+6 b
Cela n'est pas correct et cela n'est pas sobre ; 6+6 a
1550 Vous regardez juillet avec des yeux d'octobre ; 6+6 a
Toute cette dorure, auréoles partout, 6+6 b
Clartés, braises, rayons, rubis, blesse le goût, 6+6 b
Et cette foudroyante et splendide largesse 6+6 a
Est la divinité, mais n'est pas la sagesse. 6+6 a
1555 Bonshommes, vous jetez de l'encre à l'idéal ; 6+6 b
Vous blâmez germinal, prairial, floréal ; 6+6 b
Ces mois joyeux vous font l'effet de jeunes drôles ; 6+6 a
Quand sur l'herbe, à travers le tremblement des saules, 6+6 a
Sur les eaux, les pistils, les fleurs et les sillons, 6+6 b
1560 Volent tous ces baisers qu'on nomme papillons, 6+6 b
L'éternel vous paraît un peu vif pour son âge ; 6+6 a
Le printemps n'est pas loin d'être un libertinage ; 6+6 a
Le serpent sort lascif de l'étui de vieux cuir, 6+6 b
La violette s'offre en ayant l'air de fuir, 6+6 b
1565 L'aube éclaire le monde avec trop d'énergie ; 6+6 a
Chastes, vous détournez la tête de l'orgie ; 6+6 a
Vous damnez la matière, indignés, affirmant 6+6 b
Que toute cette sève et que tout cet aimant, 6+6 b
Finiront par s'user à force de débauche ; 6+6 a
1570 Et Calvin crie : Ordure ! et Pyrrhon crie : Ébauche ! 6+6 a
Et Loyola tendant aux roses son mouchoir 6+6 b
Leur dit : Cachez ce sein que je ne saurais voir. 6+6 b
Ô Memphis ! Delphe ! Ombos ! Mecque ! Genève ! Rome ! 6+6 a
Hypothèses, erreurs, religions de l'homme, 6+6 a
1575 Ignorance, folie et superstition 6+6 b
Dressant procès-verbal à la création ! 6+6 b
Ô théologiens toisant Dieu ! théosophes 6+6 a
De l'hymne sidéral châtrant les sombres strophes, 6+6 a
Reprochant ses excès au gouffre, gourmandant 6+6 b
1580 Le trop obscur, le trop profond, le trop ardent, 6+6 b
Sondant, Orphée, Amos, la nue où vous plongeâtes ! 6+6 a
Tribunal de boiteux, sénat de culs-de-jattes 6+6 a
Critiquant l'aigle altier dans l'étendue épars ! 6+6 b
Tas d'aveugles criant à l'éclair : Rentre ou pars ! 6+6 b
1585 Conseil de jardiniers jugeant la forêt vierge ! 6+6 a
Ô stupeur ! Sirius contrôlé par le cierge ! 6+6 a
Naigeon qui dit : Raca ! Calmet qui crie : Amen ! 6+6 b
Faisant à l'infini passer son examen ! 6+6 b
Oui, te voilà, toi l'homme, et c'est là ta manière ; 6+6 a
1590 Le char d'Adonaï doit suivre ton ornière ; 6+6 a
Et tu ne consens pas à l'univers, s'il est 6+6 b
Comme l'a fait la Cause et non comme il te plaît ; 6+6 b
Il te froisse, il te gêne ; et, prêtre ou philosophe, 6+6 a
Tu réprouves la forme et tu blâmes l'étoffe ; 6+6 a
1595 Tu ne l'acceptes pas s'il n'est contresigné 6+6 b
Par quelque apôtre d'ombre et de brume baigné ; 6+6 b
Le firmament sera tel que tu le préfères, 6+6 a
Ou tu ratureras les globes et les sphères ; 6+6 a
Tu les coupes selon ton patron de néant. 6+6 b
1600 Citant à ton parquet l'inconnu, maugréant 6+6 b
Ici de ses laideurs, là de ses élégances, 6+6 a
Malmenant l'absolu pour ses extravagances, 6+6 a
Tu lui lis son arrêt d'un ton bref et succinct. 6+6 b
Si le pôle n'est point d'accord avec un saint, 6+6 b
1605 Si quelque astre tient tête à la bible et se mêle 6+6 a
De démentir un texte où la lettre est formelle, 6+6 a
Le pôle est démagogue et l'astre est jacobin. 6+6 b
Quand un pape — je crois que ce fut un Urbain 6+6 b
Quelconque — condamnait, au nom de son messie, 6+6 a
1610 Le soleil à tourner sous forme d'hérésie, 6+6 a
Qui dont eût contredit le prêtre épouvantail ? 6+6 b
La cathédrale d'ombre ouvrait son grand portail, 6+6 b
Les deux battants grinçaient des gonds avec colère, 6+6 a
Rome mettait la main sur le spectre solaire, 6+6 a
1615 L'église requérait le secours de l'état, 6+6 b
Afin que le soleil confus se retractât ; 6+6 b
Devant la nuit stupide, infirme et misérable, 6+6 a
Le jour, pâle, venait faire amende honorable ; 6+6 a
La vérité criait : Je mens ! et Patouillet 6+6 b
1620 Semonçait Galilée, et Dieu s'agenouillait. 6+6 b
L'immensité, sur toi sinistrement penchée, 6+6 a
Luit ; la suprématie en fait une bouchée. 6+6 a
Ah ! tu n'es vraiment pas embarrassé de Dieu. 6+6 b
Que tu jures par Locke ou bien par saint Matthieu, 6+6 b
1625 Homme, athée en ta foi comme en ton ironie, 6+6 a
Tu crois qu'un ciel s'éteint dès qu'un prêtre le nie, 6+6 a
Imbécile ! ou qu'après ton choc voltairien 6+6 b
Le monde est en poussière et qu'il n'en reste rien. 6+6 b
Quoi ! tu veux dépecer le monde, toi l'atome ! 6+6 a
1630 Cette création vaste, étrange, ignivome, 6+6 a
Monstre du beau, torpille au contact foudroyant, 6+6 b
Dressant dans l'inconnu ses cent têtes, ayant 6+6 b
Pour écailles des mers, des soleils pour prunelles, 6+6 a
Ce polype inouï des vagues éternelles, 6+6 a
1635 Cet immense dragon constellé, l'univers, 6+6 b
Tu le critiques, toi, le petit, le pervers, 6+6 b
Qui vis rongé de lèpre et meurs couvert de cendre, 6+6 a
Toi que le vice mord, toi dont la race engendre 6+6 a
Ce César qui broyait vingt peuples douloureux 6+6 b
1640 Pour être appelé grand, et ce Poulmann affreux 6+6 b
Qui tuait un vieillard pour un verre de cidre ! 6+6 a
Mangé par l'acarus, tu veux dévorer l'hydre ! 6+6 a
VIII
CONDUITE DE L'HOMME VIS-À-VIS DE LA SOCIÉTÉ
L'âne un moment se tut, puis, sévère, dressa 6+6 b
Ses deux oreilles l'une après l'autre :
— Homme ! — or çà 6+6 b
1645 Reprit-il, si, penché sur l'obscure ouverture, 6+6 a
Tu n'as pas compris Dieu ni compris la nature, 6+6 a
Si tu n'as pas compris ce poème des jours, 6+6 b
Des nuits, des cieux, des voix profondes, des bruits sourds, 6+6 b
Drame dont tu te crois pourtant le personnage, 6+6 a
1650 Te tires-tu du moins de ton propre ménage 6+6 a
Avec les faits posés directement sur toi, 6+6 b
Qui sont les uns ton joug et les autres ta loi ; 6+6 b
Joug qu'il faut rejeter, loi qu'il faut reconnaître ? 6+6 a
Ces problèmes : avoir ou n'avoir pas un maître, 6+6 a
1655 Être de brume abjecte ou de clarté vêtu, 6+6 b
Vivre libre ou forçat, comment les résous-tu ? 6+6 b
Quel est le droit du fils ? quel est le droit du père ? 6+6 a
De quelle quantité de passé doit-on faire 6+6 a
Le lest du temps présent ? dans le vote des lois 6+6 b
1660 Convient-il de donner à la tombe une voix ? 6+6 b
L'homme doit-il avoir deux existences, l'une 6+6 a
Offerte à la famille et l'autre à la commune ? 6+6 a
Qu'est-ce qu'une cité ? qu'est-ce qu'un citoyen ? 6+6 b
L'État est-il un but, ou n'est-il qu'un moyen ? 6+6 b
1665 Grâce à ton effort gauche et bête pour extraire 6+6 a
Et tirer la clarté de l'erreur, son contraire, 6+6 a
Toutes ces questions fument sans éclairer ; 6+6 b
Une épaisse vapeur en sort qui fait pleurer ; 6+6 b
D'un brouillard qui grandit toujours environnées, 6+6 a
1670 Obscures, elles sont comme des cheminées 6+6 a
De ténèbres d'où monte et se répand la nuit. 6+6 b
Pas un système vrai ne s'est encor produit ; 6+6 b
C'est en vain qu'on s'ébat, c'est en vain qu'on arg ; 6+6 a
Et vingt siècles après le verre de cig, 6+6 a
1675 Dix-huit cents ans après le cri du Golgotha, 6+6 b
L'homme est encore au point où Platon s'arrêta. 6+6 b
Ce que nous appelons : dérober son échine 6+6 a
Aux bons coups que l'ânier prémédite et machine, 6+6 a
Éviter le fossé, prendre le droit chemin, 6+6 b
1680 Lisser son poil, garder du chardon pour demain, 6+6 b
Vous hommes, vous nommez cela la politique. 6+6 a
Mais là quelle ombre ! erreur moderne, erreur antique ! 6+6 a
Quel épaississement et quel redoublement 6+6 b
De tout ce qui se trompe et de tout ce qui ment ! 6+6 b
1685 Querelle sur l'idée et sur le fait ; querelle 6+6 a
Sur la loi convenue et la loi naturelle ; 6+6 a
Querelle sur le blanc, querelle sur le noir, 6+6 b
Et sur l'envers du droit qu'on nomme le devoir ; 6+6 b
Systèmes sociaux qui se gourment, s'escriment, 6+6 a
Et ferraillent, les yeux bandés.
1690 Les uns suppriment 6+6 a
Les siècles, jetés bas de leur trône lointain ; 6+6 b
Ils construisent, mettant en ordre le destin 6+6 b
Comme un vaisseau réglé de la hune à la cale, 6+6 a
Une fraternité blafarde et monacale 6+6 a
1695 Entre les froids vivants que rien ne lie entre eux ; 6+6 b
Ce rêve fut déjà rêvé par les chartreux ; 6+6 b
L'homme est ronce et végète ; il est ver et fourmille ; 6+6 a
Plus de nom paternel, plus de nom de famille ; 6+6 a
Pas de tradition, pas de transmission ; 6+6 b
1700 L'être est isolement et disparition ; 6+6 b
Ils réduisent, voyant l'idéal dans la chute, 6+6 a
L'homme à l'individu, le temps à la minute ; 6+6 a
L'homme est un numéro dans l'infini, flottant 6+6 b
Hors de ce qui l'engendre et de ce qui l'attend, 6+6 b
1705 Vain, fuyant, coudoyé par d'autres chiffres vagues ; 6+6 a
L'humanité n'est plus qu'un tremblement de vagues ; 6+6 a
Ayant vu les abus, ils disent : — Supprimons ; 6+6 b
Puisque l'air est malsain, retranchons les poumons ; 6+6 b
L'opprobre du passé doit emporter sa gloire ; — 6+6 a
1710 Ils rêvent une perte infâme de mémoire, 6+6 a
Un monde social sans pères, établi 6+6 b
Sur l'immensité morne et blême de l'oubli ; 6+6 b
Ils combinent Lycurgue et le pacha du Caire ; 6+6 a
L'homme enregistré naît et meurt sous une équerre ; 6+6 a
1715 Le pied doit s'emboîter dans le niveau, le pas 6+6 b
Doit avant de s'ouvrir consulter le compas ; 6+6 b
De cette égalité dure et qui vit à peine, 6+6 a
La liberté s'en va, vieille républicaine, 6+6 a
Car elle est la rebelle et ne sait pas plier ; 6+6 b
1720 Chacun doit à son heure entrer à l'atelier, 6+6 b
Chacun a son cadran, chacun a sa banquette ; 6+6 a
L'homme dans un casier avec son étiquette, 6+6 a
Délié de son père, ignorant son aïeul, 6+6 b
C'est là le dernier mot du progrès, — l'homme seul. 6+6 b
1725 Ces fous mettraient un chiffre au blanc poitrail du cygne ; 6+6 a
Géomètres, ils font un songe rectiligne ; 6+6 a
Esprits qui n'ont jamais contre terre écouté 6+6 b
Le silence du gouffre et de l'éternité, 6+6 b
Jamais collé l'oreille au mur des catacombes, 6+6 a
1730 Cœurs sourds au battement mystérieux des tombes, 6+6 a
Chassant les disparus, parquant les arrivants, 6+6 b
Ils abolissent, plaie effroyable aux vivants, 6+6 b
La solidarité sépulcrale des hommes. 6+6 a
— Mais l'homme est un total, les êtres sont des sommes ; 6+6 a
1735 Tout homme est composé de tout le genre humain ; 6+6 b
Aujourd'hui meurt, tronqué d'hier et de demain ; — 6+6 b
Ces vérités sont là ; qu'importe ! ils font le vide ; 6+6 a
Ils coupent, dans l'espace insondable et livide ; 6+6 a
Le fil sacré qui lie aux cercueils les berceaux ; 6+6 b
1740 Ils écrasent l'obscur tressaillement des os ; 6+6 b
Ils ne comprennent point que dans la sépulture 6+6 a
La terre garde encore une pâle ouverture, 6+6 a
Que le trépassé voit, et que l'enseveli 6+6 b
Parfois à son linceul fait faire un vague pli 6+6 b
1745 Afin d'apercevoir les hommes, et s'adosse 6+6 a
Pour écouter au mur ténébreux de la fosse ; 6+6 a
Du fond d'on ne sait quelle existence on entend ; 6+6 b
À ce que fait la vie on reste palpitant ; 6+6 b
Ils ne comprennent pas que la sainte série 6+6 a
1750 Des aïeux, à travers le sépulcre attendrie, 6+6 a
Suit tout des yeux, s'émeut à voir hors du tombeau 6+6 b
Courir de main en main le frissonnant flambeau, 6+6 b
Et que dans les enfants le père continue. 6+6 a
Chose sombre ! fermer la paupière inconnue, 6+6 a
1755 Éteindre ce regard d'en haut, et, sans remords, 6+6 b
Étouffer ce grand souffle obscur ; tuer les morts ! 6+6 b
Tournant le dos au coin du ciel que l'aube dore, 6+6 a
Ayant pour lampe un crâne où tremble le phosphore, 6+6 a
Objectant à tout fait nouveau leur surdité, 6+6 b
1760 Engloutis dans la caste et dans l'hérédité, 6+6 b
Ceux-ci, pires encor, sont l'extrême contraire. 6+6 a
À force d'être fils on cesse d'être frère ; 6+6 a
Le père par l'aïeul est lui-même éclipsé ; 6+6 b
L'ancêtre seul existe ; il se nomme Passé ; 6+6 b
1765 Il est l'immense chef vénérable et stupide ; 6+6 a
Sa barbe est la sagesse et le beau c'est sa ride ; 6+6 a
Il est mort ; c'est pourquoi lui seul est proclamé 6+6 b
Vivant, et d'autant plus patent qu'il est fermé ; 6+6 b
Il s'est pétrifié dans sa morne attitude, 6+6 a
1770 Et son autorité c'est sa décrépitude ; 6+6 a
Partout où l'on se hait il a son point d'appui ; 6+6 b
Tout rentre en lui ; tout est hiérarchie, ennui, 6+6 b
Fauteuil patriarcal, ordre antique, loi, gêne ; 6+6 a
La famille alourdie a le poids d'une chaîne ; 6+6 a
1775 Le vieillard Autrefois gouverne, et Maintenant 6+6 b
Pourrit dans le marais du genre humain stagnant ; 6+6 b
Les prêtres ténébreux de ce fatal système 6+6 a
Murmurent sur l'oiseau qui s'éveille : Anathème ! 6+6 a
Malheur sur le matin ! scandale sur l'amour ! 6+6 b
1780 Babel a vu nicher ces hiboux dans sa tour ; 6+6 b
Ils sortent du talmud apportant dans leur griffe 6+6 a
Le dogme, le bandeau, le joug, l'hiéroglyphe ; 6+6 a
Ils sont le fanatisme, ils sont le préjugé ; 6+6 b
Durs, ils tiennent l'enfant dans les aïeux plongé ; 6+6 b
1785 Hélas, ils font lever la nuit sur tous les faîtes ; 6+6 a
Jamais de novateurs, d'inventeurs, de prophètes ; 6+6 a
Jamais de conquérants, toujours des héritiers ; 6+6 b
Toujours les mêmes pas dans les mêmes sentiers ; 6+6 b
Le squelette lui-même entre leurs mains s'encroûte ; 6+6 a
1790 Ils n'ont qu'un cri de marche : En arrière ! une route, 6+6 a
La routine ; un regard l'aveuglement ; un Dieu, 6+6 b
Le grand fantôme d'ombre au fond du cachot bleu ; 6+6 b
C'est peu de la statue, il leur faut la momie ; 6+6 a
Ils reboivent l'horrible antiquité vomie ; 6+6 a
1795 Ces froids songeurs, penchés sur les âges défunts, 6+6 b
Ont les miasmes lourds des fosses pour parfums ; 6+6 b
Ce qui fut les enivre et ce qui vit les navre ; 6+6 a
Leur idéal a l'œil sinistre du cadavre ; 6+6 a
La nuit les aime ; ils sont ses blêmes envoyés. 6+6 b
1800 Tous les rayonnements de l'avenir noyés 6+6 b
Dans le grandissement de l'ombre des ancêtres ; 6+6 a
Les fils des serfs rivés aux pieds des fils des maîtres ; 6+6 a
L'éternel échafaud sur l'enfer éternel ; 6+6 b
Autour d'Adam, chargé du crime originel, 6+6 b
1805 Les vieux siècles hagards poussant des cris sauvages ; 6+6 a
La perpétuité de tous les esclavages ; 6+6 a
Pierre et César joignant leurs glaives effrayants ; 6+6 b
L'autodafé chauffant la tiédeur des croyants ; 6+6 b
Le moins d'enfants possible au seuil de la chaumière ; 6+6 a
1810 Torquemada pour flamme et Malthus pour lumière ; 6+6 a
Il n'existe qu'un droit pour être, avoir été ; 6+6 b
Le cimetière luit, c'est la seule clarté, 6+6 b
Et la tradition est l'unique atmosphère ; 6+6 a
Ce que l'aïeul a fait, l'enfant doit le refaire ; 6+6 a
1815 Voilà leur songe : hiver, glace, plomb, marbre, orgueil, 6+6 b
Exagération lugubre du cercueil. 6+6 b
Derrière ces docteurs funèbres rien ne reste 6+6 a
Que le passé jetant sa figure funeste 6+6 a
Sur le réel, le jour, le travail, la moisson ; 6+6 b
1820 Tombe démesurée emplissant l'horizon. 6+6 b
Rien de sain, rien de fort ; des larves dans la brume ; 6+6 a
Rien de vivant ; pour loi de progrès la coutume ; 6+6 a
L'enfant pâle en naissant ; pour verbe un testament ; 6+6 b
Les cœurs morts ; le nocturne et morne étouffement 6+6 b
1825 Des jeunes nations par les anciens empires ; 6+6 a
Les fils spectres râlant sous les pères vampires. 6+6 a
Ces deux systèmes vains sont hors de la raison 6+6 b
Et de la vérité, chacun à sa façon ; 6+6 b
L'un a le froc, et l'autre a la manche mahoître ; 6+6 a
1830 L'un refait le donjon, l'autre refait le cloître ; 6+6 a
Étranges en ceci que d'un point opposé 6+6 b
Ils viennent l'un et l'autre aboutir au Passé ; 6+6 b
Et leur choc apparent est au fond la rencontre 6+6 a
Du rêve avec le dogme et du Pour avec Contre. 6+6 a
1835 L'homme flotte de l'un à l'autre, de cela 6+6 b
À ceci, de Babeuf il tombe en Loyola, 6+6 b
De Penn en Hildebrand et de Knox en de Maistre ; 6+6 a
Sous ses deux poings fermés le Passé le séquestre, 6+6 a
Et la Théocratie, au regard de bûcher, 6+6 b
1840 L'ayant pris une fois, ne veut plus le lâcher ; 6+6 b
L'ombre empêche le jour et l'œil de se rejoindre 6+6 a
Et jette la nuée au rayon qui veut poindre ; 6+6 a
Quand viendra l'aube ? Hélas ! la mauvaise saison 6+6 b
Est longue pour le vrai, le droit et la raison ; 6+6 b
1845 Le soleil est si lent qu'on peut douter qu'il vienne ; 6+6 a
L'horrible idolâtrie antédiluvienne, 6+6 a
Sombre, est le seul abri que l'homme ait sur le front ; 6+6 b
L'esprit humain, captif sous ce hideux plafond, 6+6 b
Agonise depuis tout le temps qu'il hiverne 6+6 a
1850 Dans cette épouvantable et béate caverne. 6+6 a
Pauvres hommes, par l'homme, hélas, suppliciés, 6+6 b
Vous vous y prenez mal, mais, quoi que vous fassiez, 6+6 b
Vous êtes à l'attache, et la courroie est forte ; 6+6 a
Votre maigre science économique avorte ; 6+6 a
1855 Elle se nomme Faim, Désespoir, Buzançais ; 6+6 b
L'effort est vain ; après toutes sortes d'essais, 6+6 b
Le joug tient, la douleur persiste, le mal dure, 6+6 a
Vous ne détruisez pas la fatalité dure, 6+6 a
La loi de nuit, la loi de mort, la loi de sang. 6+6 b
1860 Ah ! le malheur appelle et l'homme dit : Présent. 6+6 b
IX
CONDUITE DE L'HOMME VIS-À-VIS LUI-MÊME
Dieu, nature, cité ; la loi, l'esprit, la lettre ; 6+6 a
Mais à quel point de vue enfin faut-il se mettre 6+6 a
Pour trouver le bon sens de votre enseignement ? 6+6 b
Je feuillette et relis tout l'homme vainement, 6+6 b
1865 Je ne vois point par où son cœur s'améliore, 6+6 a
Je vois la nuit grandir si je vois l'astre éclore. 6+6 a
Voyons, regarde un peu, bonhomme impartial. 6+6 b
Nous avons contre nous notre angle facial, 6+6 b
Nous autres animaux ; on est, de par son crâne, 6+6 a
1870 Contraint d'être un chacal ou forcé d'être un âne ; 6+6 a
L'instinct bas nous conduit par le bout du museau ; 6+6 b
À quatre pattes, monstre ! et nous portons le sceau 6+6 b
Du malheur, et l'infâme artère carotide 6+6 a
Est mère de l'ours fauve et du pourceau fétide ; 6+6 a
1875 La matière est fatale, au moins l'homme le dit ; 6+6 b
La roche est antre afin que le loup soit bandit, 6+6 b
Le renard, c'est le vol ; l'autour, c'est la rapine ; 6+6 a
L'hyène a l'ongle ainsi que la ronce à l'épine ; 6+6 a
Mais l'homme conscient et libre en son penchant, 6+6 b
1880 L'homme, qui peut choisir, d'où vient qu'il est méchant ? 6+6 b
De quel droit êtes-vous des tigres, vous les hommes ? 6+6 a
Que nous nous comportions en brutes que nous sommes, 6+6 a
Soit ; mais vous, les esprits créés pour la clarté ? 6+6 b
Comment l'homme peut-il par une extrémité 6+6 b
1885 Être Homère, et par l'autre être Héliogabale ? 6+6 a
Et je ne parle pas ici du cannibale, 6+6 a
Du cafre, du huron sinistre et paresseux, 6+6 b
Je parle des penseurs, des artistes, de ceux 6+6 b
Qui savent ce que c'est qu'une bibliothèque, 6+6 a
1890 De l'ami de Ronsard, de l'ami de Sénèque, 6+6 a
De Rome, de Paris, faîte auguste, sommet, 6+6 b
Trône, où Néron chantait, où Charles neuf rimait ! 6+6 b
Vous êtes donc mauvais pour le plaisir de l'être ! 6+6 a
C'est votre vanité qui partout vous pénètre, 6+6 a
1895 Et qui vous fait, tirant l'homme vers l'animal, 6+6 b
Entrer facilement dans les pores du mal. 6+6 b
Vanité ! tout chez vous est faux. L'or est du cuivre. 6+6 a
Chacun marche à côté du chemin qu'il croit suivre ; 6+6 a
Le soldat se croit maître, il est esclave, hélas, 6+6 b
1900 Et ce qu'il nomme épée est souvent coutelas, 6+6 b
Et ce qu'il nomme gloire est toujours servitude ; 6+6 a
Le savant, qui d'Atlas imite l'attitude, 6+6 a
Ne sait pas ; l'ignorant n'ignore pas ; mettez 6+6 b
Deux autels côte à côte en vos noires cités, 6+6 b
1905 Puis demandez à l'un des deux prêtres qui passe 6+6 a
Son avis sur le prêtre et le temple d'en face ! 6+6 a
Le philosophe est grave, austère, froid, prudent, 6+6 b
Sublime, et de raison sévère débordant ; 6+6 b
Il ne veut pas qu'on aille et qu'on vive à sa guise, 6+6 a
1910 Mais dans la sainteté du devoir il aiguise 6+6 a
Et fourbit les mortels à toutes les vertus ; 6+6 b
Ferme, il va redressant tous les instincts tortus ; 6+6 b
Ce qu'il dit est superbe, il excelle au dressage 6+6 a
De l'homme sans défaut ; mais lui-même est-il sage ? 6+6 a
1915 Non ; et, législateur, il vit hors de la loi. 6+6 b
— Ô caillou, dit le fer, je coupe, grâce à toi, 6+6 b
Mais coupe donc toi-même un peu, je t'en défie. — 6+6 a
Qui vous met à nu trouve une maigreur bouffie, 6+6 a
Une difformité qui se masque et qui ment ; 6+6 b
1920 La vertu, si jamais vous l'épousiez vraiment, 6+6 b
Vous quitterait bientôt pour cause de sévices ; 6+6 a
La fausse gloire germe et s'enfle sur vos vices, 6+6 a
Et cette fluxion n'est rien qu'un mal de plus. 6+6 b
L'homme dans son miroir se fait de grands saluts ; 6+6 b
1925 Le miroir les lui rend, mais dans son âme obscure 6+6 a
Il rit, et sait le fond de l'homme, étant mercure ; 6+6 a
Pas d'orgueilleux qui n'ait honte secrètement ; 6+6 b
Pas de prude qui n'ait en rêve quelque amant ; 6+6 b
Ah ! si l'on s'en allait, pour voir plus que son buste, 6+6 a
1930 Par quelque soupirail regarder dans un juste, 6+6 a
Comme il vous fermerait son volet brusquement ! 6+6 b
Votre âme aime la nuit comme son élément ; 6+6 b
En public vous cherchez la louange et l'estime, 6+6 a
Mais vous n'hésitez pas dans votre for intime 6+6 a
1935 À bâillonner et même à tuer le témoin, 6+6 b
Le scrupule caché qui tremble dans un coin ; 6+6 b
Votre probité plie et promptement expire ; 6+6 a
Le meilleur parmi vous est si proche du pire 6+6 a
Qu'entre eux, l'un étant saint et l'autre étant damné, 6+6 b
1940 Ils n'ont pas l'épaisseur d'un cheveu de Phryné ; 6+6 b
Évêque, on veut sa dîme, et, bailli, ses épices ; 6+6 a
L'argent, le lit, la table, autant de précipices ; 6+6 a
Le vin est un écueil, la femme est un récif ; 6+6 b
La conscience, bas, à Salomon pensif 6+6 b
1945 Disait plus de dix fois par jour : Vieille canaille ! 6+6 a
L'expérience austère, ô Kant, est la trouvaille 6+6 a
Qu'on ramasse en sortant du vice ; on se flétrit, 6+6 b
On se forme ; chacun des sept péchés écrit 6+6 b
Une lettre du mot composite : Sagesse. 6+6 a
1950 Votre philosophie admirable, au fond, qu'est-ce ? 6+6 a
Rébellion, alors qu'il faudrait méditer ; 6+6 b
Ou résignation, quand il faudrait lutter. 6+6 b
Et sur tous les sommets, trône, pavois, quadrige, 6+6 a
Oh ! comme vous avez aisément le vertige ! 6+6 a
1955 Quoique dauphin ou roi, ce jeune homme est charmant. 6+6 b
Il est né généreux, secourable, clément ; 6+6 b
Qu'un valet l'endoctrine, et c'est un mauvais prince. 6+6 a
Contre les courtisans votre rempart est mince ! 6+6 a
Hélas, les hommes sont à ce point insensés 6+6 b
1960 Que pour changer un d'eux en tyran, c'est assez 6+6 b
D'une bouche bavant une bave imbécile ! 6+6 a
Ce chef-d'œuvre hideux, un despote, est facile ; 6+6 a
Quand Narcisse voulut un Néron, il le fit ; 6+6 b
Pour faire un Louis treize un Luynes suffit ; 6+6 b
1965 Il ne faut pour cela qu'un peu de flatterie 6+6 a
Même par un crétin grossièrement pétrie ; 6+6 a
Pour tenter l'âme humaine et la précipiter, 6+6 b
Dom Escobar n'a pas besoin d'argumenter, 6+6 b
Ni Satan d'allonger sa caressante serre ; 6+6 a
1970 Un corrupteur d'esprit n'est jamais nécessaire, 6+6 a
Et Jocrisse flatteur perdrait Socrate roi. 6+6 b
Et l'on me dit : Tu vas vénérer l'homme ! — En quoi ? 6+6 b
Mon vieux hi-han vaut bien ses quatre ou cinq diphtongues, 6+6 a
Et plus que ses vertus mes oreilles sont longues. 6+6 a
1975 L'homme fait reculer l'heure sur le cadran, 6+6 b
Quitte la liberté pour reprendre un tyran, 6+6 b
Flatte un dieu, tue un loup, rampe et se met à rire. 6+6 a
Ô triste genre humain ! Veut-on pas que j'admire 6+6 a
Tout ce que dans toi-même, homme, tu dénigrais, 6+6 b
1980 Ton faux goût, ton faux jour, tes faux pas, ton progrès 6+6 b
Pourvu d'un appareil à reculer, tes songes, 6+6 a
Tes sens ayant leur borne ainsi que des éponges, 6+6 a
Et tes opinions, tombant, se relevant, 6+6 b
Murmurant, parodie imbécile du vent ! 6+6 b
1985 Je vois l'homme à peu près tel qu'il est, presque bête, 6+6 a
Presque génie, ayant son gouffre dans sa tête. 6+6 a
Tu te peuples d'erreurs et tu reste désert. 6+6 b
Ta science te fait tes jougs. À quoi te sert 6+6 b
Ce don libérateur et divin, la pensée ? 6+6 a
1990 Spartacus t'apparaît dans un thème au lycée, 6+6 a
Mais tu n'en conclus rien ; je l'ai dit, et c'est vrai, 6+6 b
Fouillez Mariana, Tacite, Mézeray, 6+6 b
L'homme est servile au point que l'histoire en est lasse ; 6+6 a
Depuis quatre mille ans et plus qu'il est en classe, 6+6 a
1995 Et qu'on lui montre à lire avec un air profond, 6+6 b
Et que ses magisters, rentrés, repus, se font 6+6 b
Servir des bouillons chauds le soir par leurs phlipotes, 6+6 a
Il ne s'est pas encor délivré des despotes. 6+6 a
Ses docteurs vont disant pendant qu'il se débat ; 6+6 b
2000 Peuple ! aime ton césar. Âne ! adore ton bât. 6+6 b
Ces docteurs ! quels marchands ! leur morale sévère, 6+6 a
Cela va se fêler, prends garde, c'est du verre. 6+6 a
La rencontre d'un roi coudoyant leur destin 6+6 b
Fait à leur probité rendre un son argentin. 6+6 b
2005 Ah ! ces savants sans fond, ces hommes de logique, 6+6 a
Roidissant en plis secs leur simarre énergique, 6+6 a
Ces forts calculateurs, ces raisonneurs abstraits 6+6 b
De quelque idéal trouble adorant les attraits, 6+6 b
Chastes, prudes, glacés, rigides, implacables, 6+6 a
2010 Ayant la majesté des cuistres impeccables, 6+6 a
Bonzes de la basoche ou du pays latin, 6+6 b
Qui marchent rengorgés dans leur menton hautain, 6+6 b
Et chez qui l'attitude escarpée est de mode, 6+6 a
Sois un tyran quelconque, un Phocas, un Commode, 6+6 a
2015 Un Christiern, le premier Domitien venu, 6+6 b
Sois le diable d'enfer, fourchu, barbu, cornu, 6+6 b
C'est à vendre ; et tu peux acheter, si tu verses 6+6 a
Rondement un total suffisant de sesterces, 6+6 a
Piastres, louis, dollars, rixdallers, species, 6+6 b
2020 La raison de Cuvier et l'âme de Sieyès ! 6+6 b
Et quelle flatterie effroyable que celle 6+6 a
Qui sort de ce monceau de honte universelle ! 6+6 a
Traverse-moi d'un bout à l'autre ce récit 6+6 b
Du passé que le deuil du présent obscurcit, 6+6 b
2025 Va de l'A jusqu'au Zed, va dans l'affreuse crypte 6+6 a
Du czar de Moscovie au pharaon d'Égypte ; 6+6 a
Pierre tue Alexis et Philippe Carlos ; 6+6 b
Sésostris fait du monde un funèbre champ clos ; 6+6 b
Timour court sur l'Asie ainsi qu'une avalanche ; 6+6 a
2030 Soliman, vieux et chauve, aïeul à barbe blanche, 6+6 a
Appelle ses enfants et joue au milieu d'eux, 6+6 b
Et le soir il les fait étrangler ; Sélim deux 6+6 b
Fait tirer le canon chaque fois qu'il est ivre ; 6+6 a
Osman, s'il voit un tigre en cage, le délivre ; 6+6 a
2035 Irène, l'Isabeau du chaos byzantin, 6+6 b
Fait arracher les yeux à son fils Constantin 6+6 b
Dans la chambre où ce fils sortit de ses entrailles ; 6+6 a
Charles sept dort pendant que La Hire et Saintrailles 6+6 a
Tiennent Talbot, Chandos et Bedfort en arrêt, 6+6 b
2040 Et que Jeanne à travers la fournaise apparaît, 6+6 b
Toute nue, au poteau tordant ses bras sublimes ; 6+6 a
Justinien, faiseur de codes et de crimes, 6+6 a
Amoncelle encor plus de forfaits que de lois ; 6+6 b
Tudor fait un pendant monstrueux à Valois ; 6+6 b
2045 Louis quatorze, au nom du Christ qu'il dénature, 6+6 a
Couche la France aux fers sur le lit de torture ; 6+6 a
Léon dix se parjure, Albrecht fait un serment 6+6 b
Faux, et François premier triche, et Charles Quint ment ; 6+6 b
Eh bien ! tous sont cléments, grands, glorieux, illustres ! 6+6 a
2050 Le moindre a son autel entouré de balustres ; 6+6 a
Il n'est pas un d'entre eux qui ne soit le meilleur ; 6+6 b
Quand ils meurent la terre est folle de douleur ; 6+6 b
Celui-ci fut un dieu sur la machine ronde, 6+6 a
Cet autre fit pâlir la lumière du monde 6+6 a
2055 Le jour où du milieu des vivants il sortit ; 6+6 b
Ô honte ! on trouvera toujours, grand ou petit, 6+6 b
Un homme pour verser ces pleurs de crocodile ; 6+6 a
Ce sera Cantemir, si ce n'est Chalcondyle, 6+6 a
Si ce n'est Karamsin, ce sera Bossuet. 6+6 b
2060 Je voudrais l'âne sourd ou bien l'homme muet. 6+6 b
Ô mon vieux Kant, la phrase est une grande fourbe, 6+6 a
On croit qu'elle se dresse alors qu'elle se courbe 6+6 a
Tant la coquine met de pompe à s'aplatir. 6+6 b
Certes, le menu peuple est un saignant martyr ; 6+6 b
2065 Certe, un champ de carnage est affreux ; Tyr en cendre 6+6 a
Pour le plaisir d'un fou qui s'appelle Alexandre, 6+6 a
C'est dur ; Rosbach, Fornoue et Pultawa fumants, 6+6 b
Et ces égorgements et ces éventrements, 6+6 b
C'est hideux ; ces canons dont les fauves gueulées 6+6 a
2070 Font accourir le soir les vautours par volées, 6+6 a
C'est noir ; triste est la lutte et triste est le butin ; 6+6 b
La bataille, ce jeu de bagues du destin, 6+6 b
Dont la roue oscillante a des hasards sans nombre, 6+6 a
Où le vainqueur, tournant sur son destrier sombre, 6+6 a
2075 Rit et remporte au bout de sa lance un zéro, 6+6 b
C'est atroce et niais ; Mars est un vieux bourreau ; 6+6 b
Si devant tous les morts qui, sur toute la terre, 6+6 a
Dans la plaine difforme et pâle de la guerre 6+6 a
Sont tombés, glaive au poing, depuis quatre mille ans, 6+6 b
2080 Si devant ces monceaux de squelettes sanglants 6+6 b
Le sépulcre faisait défiler un cortège, 6+6 a
Où le brigand serait à côté du stratège, 6+6 a
Ô Kant, les os blanchis dans ces champs de malheur 6+6 b
Trouveraient le héros ressemblant au voleur, 6+6 b
2085 Et les fémurs brisés, les tibias, les crânes, 6+6 a
Ne distingueraient point César de Schinderhannes ; 6+6 a
Certes, les bons humains, quoique chargés de fers, 6+6 b
S'ils consultaient leurs cœurs ou simplement leurs nerfs, 6+6 b
Jetteraient les sabreurs bien vite à bas du trône, 6+6 a
2090 Bellone recevrait une cartouche jaune, 6+6 a
Et l'on vivrait en paix dans les pauvres hameaux ; 6+6 b
Mais les laquais lettrés, les rhéteurs, les grands mots, 6+6 b
Se mettent à genoux devant ces saturnales ; 6+6 a
Suprême opprobre ! avec ces maximes banales : 6+6 a
2095 — Que la guerre est un fait divin ; — qu'elle a ses lois ; 6+6 b
— Qu'il faut juger à part les actions des rois ; — 6+6 b
La phrase, cette altière et vile courtisane, 6+6 a
Dore le meurtre en grand, fourbit la pertuisane, 6+6 a
Protège les soudards contre le sens commun, 6+6 b
2100 Persuade aux niais que tous sont faits pour un, 6+6 b
Prouve que la tuerie est glorieuse et bonne, 6+6 a
Déroute la logique et l'évidence, et donne 6+6 a
Un sauf-conduit au crime à travers la raison. 6+6 b
Toi l'homme, tu te mets vite au diapason ; 6+6 b
2105 C'est toi qu'on trahit, toi qu'on fraude, toi qu'on livre ; 6+6 a
C'est ta chair qu'à César Shylock vend à la livre, 6+6 a
C'est ton sang dont Judas trafique, et c'est ta peau 6+6 b
Que Ganelon brocante, ô genre humain, troupeau ! 6+6 b
Homme, la corde au cou le matin tu t'éveilles ; 6+6 a
2110 Mais quoi ! par tes deux yeux et par mes deux oreilles, 6+6 a
C'est bien fait ! et, j'en prends à témoin le ciel bleu, 6+6 b
Les traîtres ont raison, car tu leur fais beau jeu. 6+6 b
Tes vices, tout d'abord, voilà les premiers traîtres ; 6+6 a
Ils te remettent pieds et poings liés aux maîtres ; 6+6 a
2115 Au devant du joug vil, brutal, dur, inhumain, 6+6 b
Ta corruption fait les trois quarts du chemin ; 6+6 b
Doux au sergent de ville, aimable au garnisaire, 6+6 a
Lâche, entendant malice à ta propre misère, 6+6 a
Plat, tu clignes de l'œil même avec tes bourreaux. 6+6 b
2120 Tu vas léchant la patte énorme des héros ; 6+6 b
Charles douze et Cortez t'enivrent ; tu te pâmes 6+6 a
Devant Cambyse errant dans les villes en flammes ; 6+6 a
Tu compares Cyrus et Clovis, mesurant 6+6 b
Ton admiration au sabre le plus grand ; 6+6 b
2125 C'était aux bords du Var, ils étaient cinq cent mille, 6+6 a
Marius les tua ; que c'est beau ! Paul-Émile, 6+6 a
Pompée, Othon, Sylla, quels fiers centurions ! 6+6 b
Quels soldats ! quels géants ! et sur tes horions 6+6 b
Ta main inepte écrit : Victoires et Conquêtes. 6+6 a
2130 Nous n'en sommes pas là, nous autres ; pas si bêtes ! 6+6 a
Et quant à moi, morbleu ! j'aurais bien du chagrin, 6+6 b
Étant Aliboron, d'admirer Isengrin. 6+6 b
Les hommes, — c'est ainsi, Dieu, que vous les créâtes, — 6+6 a
Sont les seules souris devant le chat béates, 6+6 a
2135 Heureuses de servir au matou de hochet ; 6+6 b
L'homme est le seul mulot content de l'émouchet, 6+6 b
Le seul mouton bêlant des hymnes aux colères 6+6 a
Du tigre, et du lion contemplant les molaires, 6+6 a
Le seul poisson qui danse et sonne du grelot 6+6 b
2140 Devant les triples rangs de dents du cachalot, 6+6 b
Le seul moineau, la seule alouette espiègle 6+6 a
Qui chante Te Deum dans la griffe de l'aigle. 6+6 a
Oui, c'est toujours, hélas, du côté des tueurs 6+6 b
Que ton enthousiasme a le plus de lueurs, 6+6 b
2145 Et, stupide, tu dis : La bataille est gagnée ! 6+6 a
Quand un boucher t'a fait une large saignée. 6+6 a
Mais voulusses-tu même, homme, te révolter, 6+6 b
Quelle conviction as-tu pour résister ? 6+6 b
Une religion, voilà le grand remède ; 6+6 a
2150 L'âme est le point d'appui solide d'Archimède ; 6+6 a
La barricade est haute et fière, et le beffroi 6+6 b
Est fort, quand les pavés et les cloches ont foi ; 6+6 b
Pour vaincre, il fait avoir aux reins une croyance ; 6+6 a
Le glaive flamboyant sort de la conscience ; 6+6 a
2155 Toi, jamais ton regard convaincu ne brilla ; 6+6 b
C'est vrai, quand ta servante et tes enfants sont là, 6+6 b
Ou ta femme en un coin raccommodant tes nippes, 6+6 a
Tu parles d'or, on voit tes vertus, tes principes, 6+6 a
Et tes perfections que rien ne fait broncher, 6+6 b
2160 Dans tes graves discours à la file marcher 6+6 b
Comme aux processions on voit passer des châsses ; 6+6 a
Mais, dès que tu le peux, tu jettes tes échasses, 6+6 a
Tu descends plus gaîment que tu n'étais monté, 6+6 b
Et tu dis en soupant entre garçons : — Bonté, 6+6 b
2165 C'est duperie ; amour, combien dure l'ivresse ? 6+6 a
Chasteté, j'aime mieux Margoton que Lucrèce ; 6+6 a
Dévouement, c'est niais, synonyme de grand ; 6+6 b
Vérité, c'est le pied trop court de Talleyrand ; 6+6 b
Justice, instinct sacré vers qui l'âme s'élance, 6+6 a
2170 C'est une grande femme avec une balance 6+6 a
Sculptée en marbre blanc par monsieur Cartellier ; 6+6 b
Guerre, c'est la charrue avec un timbalier ; 6+6 b
Rien n'est bon pour le blé comme un grand capitaine ; 6+6 a
Un Wagram, un Rocroy, tombant sur une plaine, 6+6 a
2175 Vaut le meilleur fumier ; la gloire est un engrais. — 6+6 b
Tu railles ce vaincu qu'on nomme le Progrès 6+6 b
Quand tu le vois lié par les hommes de proie ; 6+6 a
Et ce serait ta fête, et ce serait ta joie 6+6 a
Si tu pouvais, du fond de tes bouges obscurs, 6+6 b
2180 Noircissant le ciel même et tous les rayons purs, 6+6 b
Toutes les vérités, toutes les certitudes, 6+6 a
Barbouiller la lumière avec tes turpitudes, 6+6 a
Et charbonner la face auguste du soleil. 6+6 b
Le flot tumultueux et souple est ton pareil ; 6+6 b
2185 Il te prend par moments, comme un vent court sur l'herbe, 6+6 a
Des frissons, des élans de colère superbe, 6+6 a
De liberté, d'essor vers le jour, vers le bleu, 6+6 b
Vers le vrai, vers le beau, vers l'avenir, vers Dieu ; 6+6 b
Et tu passes ta vie ensuite à t'en dédire. 6+6 a
2190 Rien est ton point d'appui, nihil ton point de mire ; 6+6 a
Ta science est un bloc informe de gravats ; 6+6 b
Conclusion : tu n'es qu'un drôle ; et je m'en vas. 6+6 b
Hommes, vous rendriez sceptique même un âne ! 6+6 a
Vous descendez sur nous en neige, et non en manne ; 6+6 a
2195 Vous refroidissez l'âme en ses tristes exils. 6+6 b
Dieu nous fit humbles, soit ; vous, vous nous faites vils ; 6+6 b
Poussière qu'on était, hélas : on devient boue. 6+6 a
L'homme par calcul chante ou pleure, blâme, loue, 6+6 a
Divinise, diffame, exagère, amoindrit. 6+6 b
2200 Oui, la chauve-souris du doute en mon esprit 6+6 b
Ouvre hideusement sa livide membrane ; 6+6 a
Je sens en flots de nuit bouillonner sous mon crâne 6+6 a
L'encre qui dans les yeux goutte à goutte tomba. 6+6 b
Ce monde est un brelan. Le droit, le devoir, bah ! 6+6 b
2205 Laissez-moi donc tranquille avec tous ces mots vides ! 6+6 a
Les hommes ont leur carte à jouer. Fous, avides, 6+6 a
Plutôt mauvais que bons, orageux, ténébreux, 6+6 b
Ils ont la haine au cœur et se mangent entre eux, 6+6 b
Tout en braillant : Honneur, fraternité, patrie ! 6+6 a
2210 Les principes sont là pour faire galerie ; 6+6 a
Et l'équité, le droit, la vertu, le devoir, 6+6 b
— S'ils existent pourtant, ce qu'il faudrait savoir, — 6+6 b
La probité, l'honneur, — ou ce qu'ainsi l'on nomme, — 6+6 a
Disent là-haut, raillant le pauvre effort de l'homme : 6+6 a
2215 — Bien joué. Mal joué. Bravo, Machiavel ! 6+6 b
Ah ! crétin de Bayard ! Malpole, very well ! — 6+6 b
Ô genre humain, un rien t'enfle, et te rapetisse. 6+6 a
Ah ! oui, pardieu ! vertu, morale, honneur, justice ! 6+6 a
Qu'un grand forfait triomphe, on lui baise l'orteil. 6+6 b
2220 Ta conscience bâille et tombe de sommeil, 6+6 b
La lueur du vrai tremble en sa terne prunelle, 6+6 a
Je te plains si tu n'as que cette sentinelle. 6+6 a
L'homme est guidé du faux au vrai, du blanc au noir, 6+6 b
Par le mot intérêt qu'il prononce devoir. 6+6 b
2225 Toute action humaine est signée : Égoïste. 6+6 a
Je me résume, ô Kant, l'homme est triste. Il n'existe 6+6 a
Qu'un mérite ici-bas, c'est d'être riche ; il n'est 6+6 b
Qu'un esprit, et qui rend charmant le plus benêt, 6+6 b
C'est d'être riche ; il n'est, et ce siècle l'affiche, 6+6 a
2230 Qu'une beauté, toujours, partout, c'est d'être riche ; 6+6 a
L'or ne connaît que l'or, et devant les lingots 6+6 b
Le vice et la vertu sont deux sombres égaux. 6+6 b
Voilà tout ce que sait la science.
La vie 6+6 a
Fait quelques pas tremblants vers le bien, puis dévie. 6+6 a
2235 L'homme est un psaume, soit ; il est blasphème aussi ; 6+6 b
Son âme est une lyre au son peu réussi 6+6 b
Où l'honnête a sa corde, où l'injuste a sa fibre ; 6+6 a
Dans son pauvre esprit louche il tient en équilibre 6+6 a
Cauchon et Jeanne d'Arc, Socrate et Mélitus ; 6+6 b
2240 Il complète le bien d'où sortent ses vertus, 6+6 b
Hélas, avec le mal d'où sortent ses fétiches ; 6+6 a
Ce vers faux a Satan et Dieu pour hémistiches. 6+6 a
Homme, entre nous et toi bien mince est la cloison, 6+6 b
Et l'aigle par devant par derrière est oison. 6+6 b
2245 Ta cervelle est de boue et ton cœur est de pierre. 6+6 a
Tes docteurs chats-huants détournent leur paupière 6+6 a
Au resplendissement du divin Hélios ; 6+6 b
Ils éclipsent avec un mur d'in-folios 6+6 b
Le ciel mystérieux d'où viennent les grands souffles ; 6+6 a
2250 Qu'est-ce qu'ils font de toi, ces bonzes, ces maroufles, 6+6 a
Ces talapoins lettrés aux discours pluvieux ? 6+6 b
Un vieux toujours enfant, un enfant toujours vieux. 6+6 b
Ton groupe sépulcral d'écolâtres ineptes 6+6 a
Prêche, érige les morts en dogmes, en préceptes, 6+6 a
2255 T'assourdit d'un éloge infâme de la nuit, 6+6 b
Allume un suif et dit : C'est un astre qui luit ! 6+6 b
Applaudit l'écrevisse et le crabe, et célèbre 6+6 a
Les reflux du présent dans le passé funèbre, 6+6 a
Si bien que tu ne sais, dans ton hébétement, 6+6 b
2260 Si tu vois Demain poindre au bas du firmament 6+6 b
Ou d'Hier qui revient la noire silhouette, 6+6 a
Si c'est l'affreux hibou qui chante, ou l'alouette, 6+6 a
Et si le mouvement que tu fais en rêvant 6+6 b
Te ramène en arrière ou te pousse en avant. 6+6 b
2265 Ta science te rend stupide, non sans peine. 6+6 a
Ô leurre ! la clef fausse ouvre la porte vaine ; 6+6 a
Ta pensée est une ombre où tu restes béant. 6+6 b
Oui, chez toi tout, hélas, arrive à du néant, 6+6 b
La chimère au calcul, le fait à l'hypothèse, 6+6 a
2270 Ce qu'il faut qu'on proclame à ce qu'il faut qu'on taise, 6+6 a
Le silence à l'ennui, la parole au bâillon, 6+6 b
La pourpre d'Aspasie ou d'Auguste au haillon, 6+6 b
La vie au noir cercueil, la plume à l'écritoire, 6+6 a
Les chiffres au zéro, les lettres à la gloire, 6+6 a
2275 Et le savant au prêtre et le prêtre au savant. 6+6 b
Qu'est-ce donc que tu mouds, réponds, moulin à vent ? 6+6 b
Ta sagesse te fait castrat et te mutile. 6+6 a
L'homme, c'est l'impuissant fécondant l'inutile. 6+6 a
X
RÉACTION DE LA CRÉATION SUR L'HOMME
L'âne fit un silence, et, murmurant : — Voilà ! 6+6 b
2280 C'est ainsi. Je n'y puis que faire ! — il grommela : 6+6 b
Se contredire un peu, Kant, c'est le droit des gloses ; 6+6 a
Quand on veut tout peser, on rencontre des choses 6+6 a
Qui semblent l'opposé de ce qu'on avait dit ; 6+6 b
Non aux basques de Oui toujours se suspendit, 6+6 b
2285 Riant de la logique et narguant les méthodes ; 6+6 a
Qui tourne autour d'un monde arrive aux antipodes ; 6+6 a
Kant, je n'userai point de ce droit ; seulement 6+6 b
Après t'avoir montré les hommes blasphémant, 6+6 b
Niant, méconnaissant et méprisant la Chose, 6+6 a
2290 Cet océan où l'Être insondable repose, 6+6 a
Il faut bien te montrer la Chose enveloppant 6+6 b
Les hommes submergés dans Dieu qui se répand 6+6 b
Et qui sur eux se verse et qui se verse encore, 6+6 a
Tantôt en flots de nuit, tantôt en flots d'aurore ; 6+6 a
2295 Après t'avoir montré l'atome outrageant Tout, 6+6 b
Il faut bien te montrer la grande ombre debout. 6+6 b
Homme, ce monde est vaste, obscur, crépusculaire ; 6+6 a
L'immuable l'habite et l'imprévu l'éclaire ; 6+6 a
Ce monde est éclatant, clair, ténébreux, mêlé 6+6 b
2300 De miracle orageux, de miracle étoilé ; 6+6 b
Il est souffle, âme, esprit, lit, chaos, cimetière ; 6+6 a
Dès qu'on veut essayer d'en trouver la frontière 6+6 a
Et de voir par-dessus la terrestre cloison, 6+6 b
À chaque pas que fait le marcheur, l'horizon 6+6 b
2305 Se prolonge, toujours plus noir, toujours plus large ; 6+6 a
Or, et je dis ceci, passant, à ta décharge, 6+6 a
Qu'es-tu dans cet ensemble avec ton code, avec 6+6 b
Ton koran turc, ton tsin chinois, ton phédron grec, 6+6 b
Avec tes lumignons que tu nommes lumières, 6+6 a
2310 Avec tes passions basses et coutumières 6+6 a
De tous les faits malsains, équivoques, pervers ? 6+6 b
Les blés sont d'or, les flots sont bleus, les bois sont verts, 6+6 b
L'être fourmille et luit dans les métempsycoses, 6+6 a
Juin sourit, couronné du prodige des roses, 6+6 a
2315 L'univers resplendit, ivre et comme écumant 6+6 b
D'un vertige de vie et de rayonnement, 6+6 b
L'aurore chaque jour bâtit la galerie 6+6 a
Des heures dont le luxe à chaque pas varie, 6+6 a
Et le couchant construit au bout du corridor 6+6 b
2320 Des montagnes de pourpre et des portiques d'or ; 6+6 b
Tout déborde ; une sève ardente et décuplante 6+6 a
Du rocher au rocher, de la plante à la plante, 6+6 a
Court, traverse la brute, et, sous le firmament, 6+6 b
Le grand amour s'accouple avec le grand aimant ; 6+6 b
2325 Toi l'homme, en tout cela tu sens ton indigence ; 6+6 a
Tes besoins sont posés sur ton intelligence, 6+6 a
Et comme tu ne vois Dieu, soleil de l'esprit, 6+6 b
Qu'à travers cette chair qui sur toi se flétrit, 6+6 b
L'ombre de tes haillons se découpe en ton âme ; 6+6 a
2330 Ta difformité raille, attaque, hait, diffame ; 6+6 a
L'homme au besoin, funèbre et lamentable jeu, 6+6 b
Fait de son ineptie une ironie à Dieu ; 6+6 b
Il rit : — Hein, créateur, dit-il, sommes-nous bêtes ! — 6+6 a
Tu te tiens à l'écart des cieux et de leurs fêtes ; 6+6 a
2335 Ton exiguïté te rend hargneux, boudeur, 6+6 b
Mauvais ; car, la bonté n'étant rien que grandeur, 6+6 b
Toute méchanceté s'explique en petitesse. 6+6 a
Donc je te plains, sentant ta profonde tristesse. 6+6 a
Les faits autour de toi, graves et recueillis, 6+6 b
2340 Vivent, et le mystère épaissit son taillis, 6+6 b
Et laisse à ton regard juste assez d'ouverture 6+6 a
Pour entrevoir leur vague et sévère stature. 6+6 a
Averti dans ton flegme et dans ta passion, 6+6 b
Sans cesse tu subis l'austère obsession 6+6 b
2345 Des êtres te montrant Dieu sous leur transparence 6+6 a
Et l'espèce d'auguste et calme remontrance 6+6 a
Que te fait, selon l'heure et selon la saison, 6+6 b
Rien qu'en se déployant sur le vaste horizon, 6+6 b
La majesté profonde éparse en la nature ; 6+6 a
2350 Tu dis : La loi passée et présente et future, 6+6 a
C'est moi ; je viens punir, damner, supplicier ! 6+6 b
Tu te déclares juste et juge et justicier ; 6+6 b
Tu mets ta toge et prends la plus fière attitude, 6+6 a
Tu fais de l'évidence et de la certitude, 6+6 a
2355 Résolvant tout, tranchant tel point mal éclairci 6+6 b
Réprouvant, flétrissant ; au bagne celui-ci, 6+6 b
Au gibet celui-là ; c'est bien, voici les astres ! 6+6 a
Autour de tes bonheurs, autour de tes désastres, 6+6 a
Autour de tes serments à bras tendus prêtés, 6+6 b
2360 Et de tes jugements et de tes vérités, 6+6 b
Les constellations colossales se lèvent ; 6+6 a
Les dragons sidéraux s'accroupissent et rêvent 6+6 a
Sur toi, muets, fatals, sourds, et tu te sens nu 6+6 b
Sous la prunelle d'ombre et sous l'œil inconnu ; 6+6 b
2365 Toutes ces hydres ont des soleils sur leurs croupes, 6+6 a
Et chacune est un monde, et chacun de ces groupes 6+6 a
S'offre à toi, triste Oedipe, et ces sphinx du cosmos 6+6 b
Ont leurs énigmes tous dont ils savent les mots ; 6+6 b
La création vit, stable, auguste, sacrée, 6+6 a
2370 Et fait en même temps dans le vague empyrée 6+6 a
Un bruit d'inquiétude et de fragilité ; 6+6 b
Un long tressaillement glisse dans la clarté, 6+6 b
Un frisson dans la nuit court sous la voûte ignée ; 6+6 a
Homme, au-dessus de toi, quoique la destinée 6+6 a
2375 Semble avoir l'épaisseur du bronze par instant, 6+6 b
Ton oreille, écoutant les ténèbres, entend 6+6 b
Tous les frémissements d'une maison de verre. 6+6 a
Homme, pour t'empêcher d'oublier Dieu, pour faire 6+6 a
Par moments se dresser en sursaut ton sommeil, 6+6 b
2380 L'univers met sur toi, dans l'espace vermeil, 6+6 b
La nuit, ce va-et-vient mystérieux et sombre 6+6 a
De flambeaux descendant, montant, marchant dans l'ombre ; 6+6 a
Ce voyage des feux dans l'océan d'en haut 6+6 b
S'accomplit sur ton front, et, toi, dans ton cachot, 6+6 b
2385 L'araignée homme, ayant ton égoïsme au centre 6+6 a
De ton œuvre, et caché dans l'intérêt ton antre, 6+6 a
Inquiet malgré toi de la splendeur des cieux, 6+6 b
Tu regardes, pendant ton guet silencieux, 6+6 b
À travers les fils noirs de tes hideuses toiles, 6+6 a
2390 Ces navigations sublimes des étoiles. 6+6 a
Tout en te disant chef de la création, 6+6 b
Tu la vois, elle est là, la grande vision, 6+6 b
Elle monte, elle passe, elle emplit l'étendue ; 6+6 a
La chose incontestable, inexplicable, ardue, 6+6 a
2395 T'environne, entr'ouvrant ses flamboyants secrets, 6+6 b
Pendant que des arrêts, des dogmes, des décrets 6+6 b
Sortent d'entre tes dents qui claquent d'épouvante ; 6+6 a
Tu coupes, souverain, dans de la chair vivante, 6+6 a
Tu vas criant : Je suis très haut, je suis le roi ! 6+6 b
2400 Tu proclames qu'au gré de ton caprice à toi 6+6 b
Telle action sera mérite ou forfaiture, 6+6 a
Tu prends la plume et fais au droit une rature ; 6+6 a
Voilà qu'une blancheur pénètre la forêt 6+6 b
Et que la lune pâle et sinistre apparaît ; 6+6 b
2405 Le spectre du réel traverse ta pensée ; 6+6 a
La loi vraie, immuable et jamais effacée, 6+6 a
Passe appuyant sur toi son œil fixe et pensif. 6+6 b
Sur tes deuils, sur ton rire obscur et convulsif, 6+6 b
Sur ta raison souvent folle, toujours hautaine, 6+6 a
2410 Sur ton temple, qu'il soit de Solime ou d'Athène, 6+6 a
Sur tes religions, dieux, enfers, paradis, 6+6 b
Sur ce que tu bénis, sur ce que tu maudis, 6+6 b
Tu sens la pression du monde formidable ; 6+6 a
Ton âme, atome d'ombre, et ta chair, grain de sable, 6+6 a
2415 Ont sur elles les blocs, les abîmes, les nœuds, 6+6 b
Les énigmes du Tout lugubre et lumineux, 6+6 b
Et sentent, feuilletant vainement quelque bible, 6+6 a
Rouler sur leur néant l'immensité terrible. 6+6 a
Le zodiaque énorme, effrayant de clarté, 6+6 b
2420 Éternel, tourne autour de ta brièveté. 6+6 b
Tu le vois, et tu dis, l'épiant de la terre : 6+6 a
— Qu'est-ce donc qu'il me veut, ce fauve sagittaire ? 6+6 a
Qu'ai-je fait au lion qu'il me regarde ainsi ? — 6+6 b
Et tu frémis. —
Hélas ! rien n'est par toi saisi ; 6+6 b
2425 Tu ne tiens pas le temps, tu ne tiens pas l'espace ; 6+6 a
Tous les faux biens, rêvés par ton instinct rapace, 6+6 a
S'en vont ; derrière tous la tombe, âpre fossé, 6+6 b
Se creuse ; et chacun d'eux, après t'avoir blessé, 6+6 b
Passe à travers les doigts de ton poignet tenace ; 6+6 a
2430 La minute elle-même en fuyant te menace 6+6 a
Et, mouche au dard vibrant, se débat dans ta main. 6+6 b
L'aile d'un scarabée et l'odeur d'un jasmin, 6+6 b
Si tu veux en sonder le fond, sont des abîmes. 6+6 a
Derrière toute cime on trouve d'autres cimes. 6+6 a
2435 La présence invisible et sensible de Dieu, 6+6 b
L'influence de l'ombre, à toute heure, en tout lieu, 6+6 b
Certaine, incorruptible, inexprimable, occulte, 6+6 a
Dérange ton calcul, ton optique, ton culte, 6+6 a
Ta morale, tes lois, ton doute, et par instant 6+6 b
2440 Te pousse dans le rêve autour de toi flottant, 6+6 b
Et te fait osciller et perdre l'équilibre ; 6+6 a
Tu te sens garrotté tout aussi bien que libre ; 6+6 a
Comment dire : La vie est cela ; la vertu 6+6 b
Est cela ; le malheur est ceci ; — qu'en sais-tu ? 6+6 b
2445 Où sont tes poids ? Comment peser des phénomènes 6+6 a
Dont les deux bouts s'en vont bien loin des mains humaines, 6+6 a
Perdus, l'un dans la nuit et l'autre dans le jour ? 6+6 b
Avec quel diagraphe en prendre le contour 6+6 b
Et la dimension, n'ayant, dans ta masure, 6+6 a
2450 Ni le mètre réel, ni l'exacte mesure ? 6+6 a
Qu'est le bien ? qu'est le mal ? Tel fait est constaté ; 6+6 b
Soit ; il faut maintenant voir l'autre extrémité ; 6+6 b
Où donc est-elle ? Allez la chercher dans les sphères. 6+6 a
Toutes les questions sont d'obscures affaires 6+6 a
2455 Que tu te fais avec les cieux illuminés ; 6+6 b
Le grand Tout intervient, toujours, partout ; prenez 6+6 b
L'existence la plus misérable, n'importe ! 6+6 a
L'énigme de moi l'âne ou de toi le cloporte ; 6+6 a
Qu'on la presse, on la voit subitement grandir 6+6 b
2460 Et pendre du zénith ou monter du nadir. 6+6 b
Rien n'est indifférent au gouffre ; le blasphème 6+6 a
Qu'on jette au firmament tombe dans le problème ; 6+6 a
Qui sait si l'on n'a pas blessé quelque rayon ? 6+6 b
Mettre un pied sur un ver est une question ; 6+6 b
2465 Ce ver ne tient-il pas à Dieu ? La sauterelle 6+6 a
Qu'il écrase en marchant fait songer Marc-Aurèle ; 6+6 a
Sur un moucheron mort Pascal est accoudé. 6+6 b
Quel est le point connu, clair, épuisé, vidé ? 6+6 b
Que sais-tu ? Que veux-tu décidément conclure ? 6+6 a
2470 L'ombre fouette ta face avec sa chevelure, 6+6 a
Et, t'effarant avec le ciel prodigieux, 6+6 b
T'aveugle en te jetant les soleils dans les yeux ; 6+6 b
Il te suffit un soir, fusses-tu Prométhée, 6+6 a
Ou Timon l'androphobe ou Constantin l'athée, 6+6 a
2475 De voir les globes d'or au fond des noirs azurs 6+6 b
Flamboyer, affirmant le fait dont ils sont sûrs, 6+6 b
Pour que, devant l'horreur constellée et sereine, 6+6 a
Un éblouissement pontifical te prenne ; 6+6 a
Alors tu sens en toi l'homme en prêtre finir ; 6+6 b
2480 Tu ne peux plus lever les mains que pour bénir ; 6+6 b
Sous tes pieds chancelants tu sens vibrer la base, 6+6 a
Et tu t'évanouis dans la sinistre extase ; 6+6 a
Tu t'engloutis dans l'être ineffable, insondé ; 6+6 b
Tu regardes rouler le monde comme un dé, 6+6 b
2485 Et ta propre figure, ombre et nuit, t'importune, 6+6 a
Mêlée à cette vaste et fatale fortune ; 6+6 a
Tu perds le sentiment et la proportion 6+6 b
De ton idée ainsi que de ton action, 6+6 b
Voyant de toutes parts, dans l'azur, dans les nues, 6+6 a
2490 Monter autour de toi des lueurs inconnues ; 6+6 a
Tu te penches, ému d'un frisson sépulcral, 6+6 b
Sur l'étrange et tragique horizon sidéral ; 6+6 b
Tu tombes éperdu dans les mélancolies 6+6 a
Des éclipses, des nuits sans fond, des parhélies, 6+6 a
2495 Des astres, des éthers et des espaces bleus ; 6+6 b
Qu'es-tu, toi le terrestre, en ce tout merveilleux 6+6 b
Où gravitent les Mars, les Vénus, les Mercures ? 6+6 a
Tu tressailles d'un flot d'impulsions obscures ; 6+6 a
Tout se creuse sitôt que tu tâches de voir ; 6+6 b
2500 Le ciel est le puits clair, la tombe est le puits noir, 6+6 b
Mais la clarté de l'un, même aux yeux de l'apôtre, 6+6 a
N'a pas moins de terreur que la noirceur de l'autre ; 6+6 a
Tu dis à ton évêque : Homme, où donc est Sion ? 6+6 b
Tu fais sa crosse en point d'interrogation ; 6+6 b
2505 Tu charges la science infirme qui laboure, 6+6 a
D'instruire ton procès avec ce qui t'entoure ; 6+6 a
Mais qui donc osera balbutier l'arrêt ? 6+6 b
Informer, à quoi bon ? juger, qui l'essaierait ? 6+6 b
Tu ne connais de rien le dernier mot ; tu poses 6+6 a
2510 Des arguments aux faits, des dilemmes aux choses ; 6+6 a
Mais comment décider ? Tout est mêlé de tout ; 6+6 b
La neige froide touche à la lave qui bout ; 6+6 b
La composition du destin, quelle est-elle ? 6+6 a
L'être est-il un hasard ? l'homme est-il en tutelle ? 6+6 a
2515 Quel est le bon ? quel est le mauvais ? que doit-on 6+6 b
Ajouter à Dracon pour en faire Caton ? 6+6 b
D'où vient qu'on se dévore et d'où vient qu'on se tue ? 6+6 a
Est-ce qu'au papillon la fleur se prostitue ? 6+6 a
Le fumier est-il saint et frère du parfum ? 6+6 b
2520 Tout vit-il ? quelque chose, ô nuit, est-ce quelqu'un ? 6+6 b
D'où vient qu'on naît ? d'où vient qu'on meurt ? d'où vient qu'on souffre ? 6+6 a
Par l'haleine qui sort de la bouche du gouffre 6+6 a
Ton miroir de l'injuste et du juste est terni, 6+6 b
Et ta balance tremble au vent de l'infini. 6+6 b
2525 Pour te tirer d'affaire étant si misérable, 6+6 a
Devant l'inaccessible et dans l'impénétrable, 6+6 a
Devant l'éblouissant et splendide secret, 6+6 b
Pour être quelque chose et compter, il faudrait 6+6 b
Être saint, être pur, intègre avec l'abîme, 6+6 a
2530 Offrir à l'absolu l'attention sublime, 6+6 a
Et savoir distinguer la véritable voix ; 6+6 b
Il faudrait s'écrier : J'aime, je veux, je crois ! 6+6 b
Sur l'énigme en travers de ton destin posée 6+6 a
Ce ne serait pas trop de faire une pesée 6+6 a
2535 Avec toute ta force et toute ta vertu ; 6+6 b
Il ne faudrait pas être inepte, ingrat, têtu ; 6+6 b
Recevoir du bedeau qui sur vos berceaux veille 6+6 a
Une éducation annulante et pareille 6+6 a
À celle qu'aux matous font les tondeurs du quai, 6+6 b
2540 Être un esprit métis, être un lion manqué 6+6 b
Qu'un cuistre abâtardit, qu'un marguillier mâtine ; 6+6 a
Hélas ! il ne faudrait pas être la routine, 6+6 a
Sourde, engrenant, toujours avec le même ennui, 6+6 b
Aujourd'hui dans hier, demain dans aujourd'hui ; 6+6 b
2545 Il ne faudrait pas croire aux empiriques, vivre 6+6 a
Comme le chien, ayant pour grand talent de suivre ; 6+6 a
Te repaître d'exploits, de combats, d'échafauds, 6+6 b
D'esclavages, de verbe obscur, de savoir faux ; 6+6 b
T'en aller digérer bêtement dans ton gîte 6+6 a
2550 Tout ce qu'un sacristain de force t'ingurgite ; 6+6 a
Te plaire dans l'absurde et t'y dénaturer ; 6+6 b
Opprimer l'homme utile, — éclatant, l'abhorrer ; 6+6 b
Et le servir méchant, et l'admirer vulgaire ; 6+6 a
Il ne faudrait pas faire à tes flambeaux la guerre, 6+6 a
2555 Adorer tes bandeaux, tes jougs ; haïr tes yeux ; 6+6 b
Être l'adulateur en étant l'envieux ; 6+6 b
Et, lâche, appartenir aux deux puissances viles, 6+6 a
Par un point aux Nérons et par l'autre aux Zoïles. 6+6 a
Ce monde est un brouillard, presque un rêve ; et comment 6+6 b
2560 Trouver la certitude en ce gouffre où tout ment ? 6+6 b
Oui, Kant, après un long acharnement d'étude, 6+6 a
Quand vous avez enfin un peu de plénitude, 6+6 a
Un résultat quelconque à grands frais obtenu, 6+6 b
Vous vous sentez vider par quelqu'un d'inconnu. 6+6 b
2565 Le mystère, l'énigme, aucune chose sûre, 6+6 a
Voilà ce qui vous boit la pensée, à mesure 6+6 a
Que la science y verse un élément nouveau ; 6+6 b
Et vous vous retrouvez avec votre cerveau 6+6 b
Toujours à sec au fond des problèmes funèbres, 6+6 a
2570 Comme si quelque ivrogne effrayant des ténèbres 6+6 a
Vidait ce verre sombre aussitôt qu'il s'emplit. 6+6 b
Ô vain travail ! science, ignorance, conflit ! 6+6 b
Noir spectacle ! un chaos auquel l'aurore assiste ! 6+6 a
L'effort toujours sans but, et l'homme toujours triste 6+6 a
2575 De ce qu'est le sommet auquel il est monté, 6+6 b
Comparant sa chimère à la réalité, 6+6 b
Fou de ce qu'il rêvait, pâle de ce qu'il trouve ! 6+6 a
XI
TRISTESSE FINALE
L'âne continua, car la nature approuve 6+6 a
Ce couple, âne parlant, philosophe écoutant : 6+6 b
2580 Tu vois un être grave, imposant, important, 6+6 b
Un âne sérieux, complet, bon pour tout lire, 6+6 a
Un docteur, Kant, c'est vrai, je sais tout, c'est-à-dire 6+6 a
Que dans mon triste esprit tout est doublé de rien ; 6+6 b
Je suis à la fois juif, parsi, turc, arien. 6+6 b
2585 J'entends dans mon cerveau bourdonner en tumulte 6+6 a
Le blanc, le noir, amen, raca, la foi, l'insulte, 6+6 a
Genève, Rome, Alcuin d'où sort Calvin, oui, non, 6+6 b
Cujas en droit civil, Flandrin en droit canon, 6+6 b
L'histoire aux pieds des rois, cette prostituée, 6+6 a
2590 L'abac et l'alphabet, et toute la nuée 6+6 a
Des érudits poussifs et des rhéteurs fourbus 6+6 b
Depuis Sabbathius jusqu'à Molaribus ! 6+6 b
Le fait d'hier s'y heurte à la chronique ancienne, 6+6 a
Henri de Gand s'y croise avec Sixte de Sienne ; 6+6 a
2595 Et je ne comprends rien à tout ce morne bruit 6+6 b
Sinon qu'ayant cherché le jour, je vois la nuit. 6+6 b
Du reste il est certain que, dans cette ombre noire 6+6 a
Qui sort de l'encre horrible et qu'on nomme grimoire, 6+6 a
À travers ces bouquins où l'homme est si petit, 6+6 b
2600 C'est à moi qu'au total la science aboutit, 6+6 b
Car, à ce blême jour dont la lueur avare 6+6 a
Joint le docteur d'Oxford au docteur de Navarre, 6+6 a
J'ai vu de toutes parts, sur les vieux parchemins, 6+6 b
L'ombre de mon profil tomber des fronts humains. 6+6 b
2605 Adieu, sorbonnes, bancs, temples, autels, boutiques ! 6+6 a
Adieu le grand dortoir des préjugés antiques 6+6 a
Côte à côte assoupis sur leurs brumeux chevets ! 6+6 b
Scholastiques du vide, adieu ! — Kant, si j'avais 6+6 b
Le loisir d'aspirer à quelque académie, 6+6 a
2610 Je ferais, de toute ombre et de toute momie, 6+6 a
De tous les vils setiers suivis par les moutons, 6+6 b
De tous les œufs cassés, de tous les vieux bâtons 6+6 b
D'aveugles, grands, petits, inconnus et célèbres, 6+6 a
De tous les brouillards pris à toutes les ténèbres, 6+6 a
2615 Et de tous les fumiers pris à tous les marais, 6+6 b
Une collection que j'intitulerais : 6+6 b
Exposé général de la science humaine. 6+6 a
L'âne, ayant un peu brait, termina :
— Je m'emmène ! 6+6 a
Ô Kant ! je redescends, avide d'ignorer ! 6+6 b
2620 J'étouffe ! oh ! respirer ! respirer ! respirer ! 6+6 b
Mon œil est devenu trouble, nocturne et triste 6+6 a
Dans ces caves qu'emplit le jour séminariste. 6+6 a
J'ai des tiraillements d'estomac. Mais ce n'est 6+6 b
Ni des textes que prend Trigaud sous son bonnet, 6+6 b
2625 Ni de tout ce chaos qu'un cuistre en sa mémoire 6+6 a
Fourre comme on emplit de loques une armoire, 6+6 a
Ce n'est point du fouillis, ce n'est point du fatras 6+6 b
Qui fit Siffret jadis si grand pour Carpentras, 6+6 b
Ce n'est point d'antiquaille et de pédagogie, 6+6 a
2630 Ce n'est pas du savoir que dans sa docte orgie 6+6 a
Mange le jésuite ou le génovéfain, 6+6 b
C'est de vie et d'azur et d'aube que j'ai faim ! 6+6 b
Je me sens sur la peau, de là ma pauvre mine, 6+6 a
Une démangeaison de savante vermine, 6+6 a
2635 Grassi, de Galilée odieux puceron, 6+6 b
Garasse, ce moustique immonde de Charron, 6+6 b
Et Dasipodius, cet acarus d'Euclide. 6+6 a
Es-tu pour le fluide ? es-tu pour le solide ? 6+6 a
Tiens-tu pour l'idéal ? tiens-tu pour le réel ? 6+6 b
2640 Acceptes-tu Moïse, Hermès ou Gabriel ? 6+6 b
À quel Dieu remets-tu ton âme ou ta machine ? 6+6 a
Est-ce au Brahma de l'Inde ? est-ce au Tien de la Chine ? 6+6 a
Es-tu pour Jupiter, pour Odin, pour Vichnou, 6+6 b
Pour Allah ? Laissez-moi tranquille. Je suis fou. 6+6 b
2645 Je m'évade à jamais de la science ingrate. 6+6 a
Il est temps que, rentrant dans le vrai, je me gratte 6+6 a
L'échine aux bons cailloux du vieux globe éternel. 6+6 b
Je vois le bout vivant du funèbre tunnel, 6+6 b
Et j'y cours. J'aperçois, à travers les fumées, 6+6 a
2650 Là-bas, ô Kant, un pré plein d'herbes embaumées, 6+6 a
Tout brillant de l'écrin de l'aube répandu, 6+6 b
De la sauge, du thym par l'abeille mordu, 6+6 b
Des pois, tous les parfums que le printemps préfère, 6+6 a
Où ce que la sagesse aurait de mieux à faire 6+6 a
2655 Serait de se vautrer les quatre fers en l'air. 6+6 b
Or, étant libre enfin, et ne voyant, mon cher, 6+6 b
Ici, pas d'autre ânier que toi le philosophe, 6+6 a
Pouvant finir mon chant de bête brute en strophe, 6+6 a
Je m'en vais, comme Jean au désert s'en alla, 6+6 b
2660 Et je retourne heureux, rapide, et plantant là 6+6 b
L'hypothèse béate et le calcul morose, 6+6 a
Et les bibles en vers et les traités en prose, 6+6 a
Locke et Job, les missels ainsi que les phédons, 6+6 b
De l'idéal aux fleurs, du réel aux chardons. 6+6 b
TRISTESSE DU PHILOSOPHE
2665 Et l'âne disparut, et Kant resta lugubre. 6+6 a
— Oui ! dit-il, la science est encore insalubre ; 6+6 a
L'esprit marche, baissant la tête et parlant bas ; 6+6 b
Et cette surdité de la bête n'est pas 6+6 b
Si stupide en effet que d'abord elle semble. 6+6 a
2670 Puisqu'aux mains du savoir le flambeau sacré tremble, 6+6 a
La protestation est juste.
Jusqu'au jour 6+6 b
Où la science aura pour but l'immense amour, 6+6 b
Où partout l'homme, aidant la nature asservie, 6+6 a
Fera de la lumière et fera de la vie, 6+6 a
2675 Où les peuples verront les puissants écrivains, 6+6 b
Les songeurs, les penseurs, les poètes divins, 6+6 b
Tous les saints instructeurs, toutes les fières âmes, 6+6 a
Passer devant leurs yeux comme des vols de flammes ; 6+6 a
Où l'on verra, devant le grand, le pur, le beau, 6+6 b
2680 Fuir le dernier despote et le dernier fléau ; 6+6 b
Jusqu'au jour de vertu, de candeur, d'espérance, 6+6 a
Où l'étude pourra s'appeler délivrance, 6+6 a
Où les livres plus clairs refléteront les cieux, 6+6 b
Où tout convergera vers ce point radieux : 6+6 b
2685 — L'esprit humain meilleur, l'âme humaine plus haute, 6+6 a
La terre, éden sacré, digne d'Adam son hôte, 6+6 a
L'homme marchant vers Dieu sans trouble et sans effroi, 6+6 b
La douce liberté cherchant la douce loi, 6+6 b
La fin des attentats, la fin des catastrophes. — 6+6 a
2690 Oui, jusqu'à ce jour-là, tant que les philosophes, 6+6 a
Prêtres du beau, d'autant plus vils qu'ils sont plus grands, 6+6 b
Seront les courtisans possibles des tyrans ; 6+6 b
Tant qu'ils conseilleront César qui délibère ; 6+6 a
Tant qu'Uranie ira s'attabler chez Tibère ; 6+6 a
2695 Tant que l'astronomie au vol sublime et prompt, 6+6 b
Et la métaphysique, et l'algèbre seront 6+6 b
Des servantes du crime et des filles publiques ; 6+6 a
Tant que Dieu louchera dans leurs regards obliques ; 6+6 a
Tant que la vérité, mère des droits humains, 6+6 b
2700 Ô douleur ! sortira difforme de leurs mains ; 6+6 b
Tant qu'insultant le juste, abjects, creusant sa fosse, 6+6 a
Les scribes salueront la religion fausse, 6+6 a
Le faux pouvoir, Caïphe à qui Néron se joint ; 6+6 b
Tant que l'intelligence, hélas, ne sera point 6+6 b
2705 La grande propagande et la grande bravoure ; 6+6 a
Tant qu'épris des faux biens que le méchant savoure, 6+6 a
Les froids penseurs prendront l'erreur pour minerai ; 6+6 b
Tant qu'ils ne seront pas les Hercules du vrai, 6+6 b
Acceptant du progrès les gigantesques tâches ; 6+6 a
2710 Tant que les lumineux pourront être les lâches ; 6+6 a
Tant que la science, ange à qui l'Être a parlé, 6+6 b
Infâme, baissera sur son front constellé 6+6 b
Ce capuchon sinistre et noir, l'hypocrisie ; 6+6 a
Tant que de l'air des cours elle sera noircie ; 6+6 a
2715 Tant qu'on admirera ce Bacon effrayant, 6+6 b
Ce monstre fait d'azur et d'infamie, ayant 6+6 b
Le cloaque dans l'âme et dans les yeux l'étoile ; 6+6 a
Tant qu'arrêtant l'esprit qui veut mettre à la voile, 6+6 a
D'abjects vendeurs pourront, sans être foudroyés, 6+6 b
2720 Dire au seuil rayonnant des écoles : Payez ! 6+6 b
Tant que le fisc tendra devant l'aube sa toile ; 6+6 a
Tant qu'Isis lèvera pour de l'argent son voile, 6+6 a
Et pour qui n'a pas d'or, pour le pauvre fatal, 6+6 b
Le fermera, Phryné sombre de l'idéal, 6+6 b
2725 Oui, quand même, ô ciel noir, seraient là réunies 6+6 a
Les pléiades des fronts radieux, des génies, 6+6 a
Des Homères aïeux et des Dantes leurs fils, 6+6 b
Oui, contre Athènes, Rome, et Genève, et Memphis, 6+6 b
Et Londre, et toi, Paris, et l'Inde et la Chaldée, 6+6 a
2730 Contre tout le rayon, contre toute l'idée, 6+6 a
Contre les livres pleins de vérités dormant, 6+6 b
Contre l'enseignement, contre le firmament, 6+6 b
Et les esprit sans fin, et les astres sans nombre, 6+6 a
Les oreilles de l'âne auront raison dans l'ombre ! 6+6 a
SÉCURITÉ DU PENSEUR
2735 Ô Kant, l'âne est un âne et Kant n'est qu'un esprit. 6+6 b
Nul n'a jusqu'à présent, hors Socrate et le Christ, 6+6 b
Dans l'abîme où le fait infini se consomme, 6+6 a
Compris l'ascension ténébreuse de l'homme. 6+6 a
À force de songer son œil s'est éclairci ; 6+6 b
2740 Plane plus haut encore, et tu sauras ceci : 6+6 b
Tout marche au but ; tout sert ; il ne faut pas maudire. 6+6 a
Le bleu sort de la brume et le mieux sort du pire ; 6+6 a
Pas un nuage n'est au hasard répandu ; 6+6 b
Pas un pli du rideau du temple n'est perdu ; 6+6 b
2745 L'éternelle splendeur lentement se dévoile. 6+6 a
Laisse passer l'éclipse et tu verras l'étoile ! 6+6 a
Le tas des cécités, morne, informe, fatal, 6+6 b
A l'éblouissement pour faîte et pour total ; 6+6 b
Le Verbe a pour racine obscure les algèbres ; 6+6 a
2750 Les pas mystérieux qu'on fait dans les ténèbres 6+6 a
Sont les frères des pas qu'on fera dans le jour ; 6+6 b
L'essor peut commencer par l'aile du vautour 6+6 b
Et se continuer avec l'aile du cygne ; 6+6 a
Du fond de l'idéal Dieu serein nous fait signe ; 6+6 a
2755 Et, même par le mal, par les fausses leçons, 6+6 b
Par l'horreur, par le deuil, ô Kant, nous avançons. 6+6 b
Querelle, petitesse, ignorance savante, 6+6 a
Tous ces degrés abjects dont ton œil s'épouvante, 6+6 a
Sont les passages vils par où l'on va plus haut ; 6+6 b
2760 La lettre sombre, ô Kant, forme un splendide mot ; 6+6 b
Sans l'étage d'en bas que serait l'édifice ? 6+6 a
L'homme fait son progrès de ce qui fut son vice ; 6+6 a
Le mal transfiguré par degrés fait le bien. 6+6 b
Ne désespère pas et ne condamne rien. 6+6 b
2765 Pour gravir le sublime et l'incommensurable, 6+6 a
Il faut mettre ton pied dans ce trou misérable ; 6+6 a
Un chaos est l'œuf noir d'un ciel ; toute beauté 6+6 b
Pour première enveloppe a la difformité ; 6+6 b
L'ange a pour chrysalide une hydre ; sache attendre ; 6+6 a
2770 Penche sur ces laideurs ton côté le plus tendre ; 6+6 a
C'est par ces noirceurs-là que toi-même es monté. 6+6 b
Dieu ne veut pas que rien, même l'obscurité, 6+6 b
Même l'erreur qui semble ou funeste ou futile, 6+6 a
Que rien puisse, en criant : Quoi, j'étais inutile ! 6+6 a
2775 Dans le gouffre à jamais retomber éperdu ; 6+6 b
Et le lien sacré du service rendu, 6+6 b
À travers l'ombre affreuse et la céleste sphère, 6+6 a
Joint l'échelon de nuit aux marches de lumière. 6+6 a
mètre profil métrique : 6+6
forme globale type : suite de distiques
schéma : 1389((aa))
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