Métrique en Ligne
HUG_2/HUG560
Victor HUGO
LES CONTEMPLATIONS
tome II
AUJOURD'HUI
1845-1855
LIVRE SIXIÈME
AU BORD DE L'INFINI
À celle qui est restée en France
I
Mets-toi sur ton séant, lève tes yeux, dérange 6+6 a
Ce drap glacé qui fait des plis sur ton front d'ange, 6+6 a
Ouvre tes mains, et prends ce livre : il est à toi. 6+6 b
Ce livre où vit mon âme, espoir, deuil, rêve, effroi, 6+6 b
5 Ce livre qui contient le spectre de ma vie, 6+6 a
Mes angoisses, mon aube, hélas ! de pleurs suivie, 6+6 a
L'ombre et son ouragan, la rose et son pistil, 6+6 b
Ce livre azuré, triste, orageux, d'où sort-il ? 6+6 b
D'où sort le blême éclair qui déchire la brume ? 6+6 a
10 Depuis quatre ans, j'habite un tourbillon d'écume ; 6+6 a
Ce livre en a jailli. Dieu dictait, j'écrivais ; 6+6 b
Car je suis paille au vent : Va ! dit l'esprit. Je vais. 6+6 b
Et, quand j'eus terminé ces pages, quand ce livre 6+6 a
Se mit à palpiter, à respirer, à vivre, 6+6 a
15 Une église des champs que le lierre verdit, 6+6 b
Dont la tour sonne l'heure à mon néant, m'a dit : 6+6 b
Ton cantique est fini ; donne-le-moi, poëte. 6+6 a
Je le réclame, a dit la forêt inquiète ; 6+6 a
Et le doux pré fleuri m'a dit : Donne-le-moi. 6+6 b
20 La mer, en le voyant frémir, m'a dit : Pourquoi 6+6 b
Ne pas me le jeter, puisque c'est une voile ! 6+6 a
C'est à moi qu'appartient cet hymne, a dit l'étoile. 6+6 a
Donne-le-nous, songeur, ont crié les grands vents. 6+6 b
Et les oiseaux m'ont dit : Vas-tu pas aux vivants 6+6 b
25 Offrir ce livre, éclos si loin de leurs querelles ? 6+6 a
Laisse-nous l'emporter dans nos nids sur nos ailes ! 6+6 a
Mais le vent n'aura point mon livre, ô cieux profonds ! 6+6 b
Ni la sauvage mer, livrée aux noirs typhons, 6+6 b
Ouvrant et refermant ses flots, âpres embûches ; 6+6 a
30 Ni la verte forêt qu'emplit un bruit de ruches, 6+6 a
Ni l'église où le temps fait tourner son compas ; 6+6 b
Le pré ne l'aura pas, l'astre ne l'aura pas, 6+6 b
L'oiseau ne l'aura pas, qu'il soit aigle ou colombe, 6+6 a
Les nids ne l'auront pas ; je le donne à la tombe. 6+6 a
II
35 Autrefois, quand septembre en larmes revenait, 6+6 b
Je partais, je quittais tout ce qui me connaît, 6+6 b
Je m'évadais ; Paris s'effaçait ; rien, personne ! 6+6 a
J'allais, je n'étais plus qu'une ombre qui frissonne, 6+6 a
Je fuyais, seul, sans voir, sans penser, sans parler, 6+6 b
40 Sachant bien que j'irais où je devais aller ; 6+6 b
Hélas ! je n'aurais pu même dire : Je souffre ! 6+6 a
Et, comme subissant l'attraction d'un gouffre, 6+6 a
Que le chemin fût beau, pluvieux, froid, mauvais, 6+6 b
J'ignorais, je marchais devant moi, j'arrivais. 6+6 b
45 O souvenirs ! ô forme horrible des collines ! 6+6 a
Et, pendant que la mère et la sœur, orphelines, 6+6 a
Pleuraient dans la maison, je cherchais le lieu noir 6+6 b
Avec l'avidité morne du désespoir ; 6+6 b
Puis j'allais au champ triste à côté de l'église ; 6+6 a
50 Tête nue, à pas lents, les cheveux dans la bise, 6+6 a
L'œil aux cieux, j'approchais ; l'accablement soutient ; 6+6 b
Les arbres murmuraient : C'est le père qui vient ! 6+6 b
Les ronces écartaient leurs branches desséchées ; 6+6 a
Je marchais à travers les humbles croix penchées, 6+6 a
55 Disant je ne sais quels doux et funèbres mots ; 6+6 b
Et je m'agenouillais au milieu des rameaux 6+6 b
Sur la pierre qu'on voit blanche dans la verdure. 6+6 a
Pourquoi donc dormais-tu d'une façon si dure, 6+6 a
Que tu n'entendais pas lorsque je t'appelais ? 6+6 b
60 Et les pêcheurs passaient en traînant leurs filets, 6+6 b
Et disaient : Qu'est-ce donc que cet homme qui songe ? 6+6 a
Et le jour, et le soir, et l'ombre qui s'allonge, 6+6 a
Et Vénus, qui pour moi jadis étincela, 6+6 b
Tout avait disparu que j'étais encor là. 6+6 b
65 J'étais là, suppliant celui qui nous exauce ; 6+6 a
J'adorais, je laissais tomber sur cette fosse, 6+6 a
Hélas ! où j'avais vu s'évanouir mes cieux, 6+6 b
Tout mon cœur goutte à goutte en pleurs silencieux ; 6+6 b
J'effeuillais de la sauge et de la clématite ; 6+6 a
70 Je me la rappelais quand elle était petite, 6+6 a
Quand elle m'apportait des lys et des jasmins, 6+6 b
Ou quand elle prenait ma plume dans ses mains, 6+6 b
Gaie, et riant d'avoir de l'encre à ses doigts roses ; 6+6 a
Je respirais les fleurs sur cette cendre écloses, 6+6 a
75 Je fixais mon regard sur ces froids gazon verts, 6+6 b
Et par moments, ô Dieu, je voyais, à travers 6+6 b
La pierre du tombeau, comme une lueur d'âme ! 6+6 a
Oui, jadis, quand cette heure en deuil qui me réclame 6+6 a
Tintait dans le ciel triste et dans mon cœur saignant, 6+6 b
80 Rien ne me retenait, et j'allais ; maintenant, 6+6 b
Hélas !… — O fleuve ! ô bois ! vallons dont je fus l'hôte, 6+6 a
Elle sait, n'est-ce pas ? que ce n'est pas ma faute 6+6 a
Si, depuis ces quatre ans, pauvre cœur sans flambeau, 6+6 b
Je ne suis pas allé prier sur son tombeau ! 6+6 b
III
85 Ainsi, ce noir chemin que je faisais, ce marbre 6+6 a
Que je contemplais, pâle, adossé contre un arbre, 6+6 a
Ce tombeau sur lequel mes pieds pouvaient marcher, 6+6 b
La nuit, que je voyais lentement approcher, 6+6 b
Ces ifs, ce crépuscule avec ce cimetière, 6+6 a
90 Ces sanglots, qui du moins tombaient sur cette pierre, 6+6 a
O mon Dieu, tout cela, c'était donc du bonheur ! 6+6 b
Dis, qu'as-tu fait pendant tout ce temps-là ? — Seigneur, 6+6 b
Qu'a-t-elle fait ? — Vois-tu la vie en vos demeures ? 6+6 a
À quelle horloge d'ombre as-tu compté les heures ? 6+6 a
95 As-tu sans bruit parfois poussé l'autre endormi ? 6+6 b
Et t'es-tu, m'attendant, réveillée à demi ? 6+6 b
T'es-tu, pâle, accoudée à l'obscure fenêtre 6+6 a
De l'infini, cherchant dans l'ombre à reconnaître 6+6 a
Un passant, à travers le noir cercueil mal joint, 6+6 b
100 Attentive, écoutant si tu n'entendais point 6+6 b
Quelqu'un marcher vers toi dans l'éternité sombre ? 6+6 a
Et t'es-tu recouchée ainsi qu'un mât qui sombre, 6+6 a
En disant : Qu'est-ce donc ? mon père ne vient pas ! 6+6 b
Avez-vous tous les deux parlé de moi tout bas ? 6+6 b
105 Que de fois j'ai choisi, tout mouillés de rosée, 6+6 a
Des lys dans mon jardin, des lys dans ma pensée ! 6+6 a
Que de fois j'ai cueilli de l'aubépine en fleur ! 6+6 b
Que de fois j'ai, là-bas, cherché la tour d'Harfleur, 6+6 b
Murmurant : C'est demain que je pars ! et, stupide, 6+6 a
110 Je calculais le vent et la voile rapide, 6+6 a
Puis ma main s'ouvrait triste, et je disais : Tout fuit ! 6+6 b
Et le bouquet tombait, sinistre, dans la nuit ! 6+6 b
Oh ! que de fois, sentant qu'elle devait m'attendre, 6+6 a
J'ai pris ce que j'avais dans le cœur de plus tendre 6+6 a
115 Pour en charger quelqu'un qui passerait par là ! 6+6 b
Lazare ouvrit les yeux quand Jésus l'appela ; 6+6 b
Quand je lui parle, hélas ! pourquoi les ferme-t-elle ? 6+6 a
Où serait donc le mal quand de l'ombre mortelle 6+6 a
L'amour violerait deux fois le noir secret, 6+6 b
120 Et quand, ce qu'un dieu fit, un père le ferait ? 6+6 b
IV
Que ce livre, du moins, obscur message, arrive, 6+6 a
Murmure, à ce silence, et, flot, à cette rive ! 6+6 a
Qu'il y tombe, sanglot, soupir, larme d'amour ! 6+6 b
Qu'il entre en ce sépulcre où sont entrés un jour 6+6 b
125 Le baiser, la jeunesse, et l'aube, et la rosée, 6+6 a
Et le rire adoré de la fraîche épousée, 6+6 a
Et la joie, et mon cœur, qui n'est pas ressorti ! 6+6 b
Qu'il soit le cri d'espoir qui n'a jamais menti, 6+6 b
Le chant du deuil, la voix du pâle adieu qui pleure, 6+6 a
130 Le rêve dont on sent l'aile qui nous effleure ! 6+6 a
Qu'elle dise : Quelqu'un est là ; j'entends du bruit ! 6+6 b
Qu'il soit comme le pas de mon âme en sa nuit ! 6+6 b
Ce livre, légion tournoyante et sans nombre 6+6 a
D'oiseaux blancs dans l'aurore et d'oiseaux noirs dans l'ombre, 6+6 a
135 Ce vol de souvenirs fuyant à l'horizon, 6+6 b
Cet essaim que je lâche au seuil de ma prison, 6+6 b
Je vous le confie, air, souffles, nuée, espace ! 6+6 a
Que ce fauve océan qui me parle à voix basse, 6+6 a
Lui soit clément, l'épargne et le laisse passer ! 6+6 b
140 Et que le vent ait soin de n'en rien disperser, 6+6 b
Et jusqu'au froid caveau fidèlement apporte 6+6 a
Ce don mystérieux de l'absent à la morte ! 6+6 a
O Dieu ! puisqu'en effet, dans ces sombres feuillets, 6+6 b
Dans ces strophes qu'au fond de vos cieux je cueillais, 6+6 b
145 Dans ces chants murmurés comme un épithalame 6+6 a
Pendant que vous tourniez les pages de mon âme, 6+6 a
Puisque j'ai, dans ce livre, enregistré mes jours, 6+6 b
Mes maux, mes deuils, mes cris dans les problèmes sourds, 6+6 b
Mes amours, mes travaux, ma vie heure par heure ; 6+6 a
150 Puisque vous ne voulez pas encor que je meure, 6+6 a
Et qu'il faut bien pourtant que j'aille lui parler ; 6+6 b
Puisque je sens le vent de l'infini souffler 6+6 b
Sur ce livre qu'emplit l'orage et le mystère ; 6+6 a
Puisque j'ai versé là toutes vos ombres, terre, 6+6 a
155 Humanité, douleur, dont je suis le passant ; 6+6 b
Puisque de mon esprit, de mon cœur, de mon sang, 6+6 b
J'ai fait l'âcre parfum de ces versets funèbres, 6+6 a
Va-t'en, livre, à l'azur, à travers les ténèbres ! 6+6 a
Fuis vers la brume où tout à pas lents est conduit ! 6+6 b
160 Oui, qu'il vole à la fosse, à la tombe, à la nuit, 6+6 b
Comme une feuille d'arbre ou comme une âme d'homme ! 6+6 a
Qu'il roule au gouffre où va tout ce que la voix nomme ! 6+6 a
Qu'il tombe au plus profond du sépulcre hagard, 6+6 b
À côté d'elle, ô mort ! et que, là, le regard, 6+6 b
165 Près de l'ange qui dort, lumineux et sublime, 6+6 a
Le voie épanoui, sombre fleur de l'abîme ! 6+6 a
V
O doux commencements d'azur qui me trompiez ! 6+6 b
O bonheurs ! je vous ai durement expiés ; 6+6 b
J'ai le droit aujourd'hui d'être, quand la nuit tombe, 6+6 a
170 Un de ceux qui se font écouter de la tombe, 6+6 a
Et qui font, en parlant aux morts blêmes et seuls, 6+6 b
Remuer lentement les plis noirs des linceuls, 6+6 b
Et dont la parole, âpre ou tendre, émeut les pierres, 6+6 a
Les grains dans les sillons, les ombres dans les bières, 6+6 a
175 La vague et la nuée, et devient une voix 6+6 b
De la nature, ainsi que la rumeur des bois. 6+6 b
Car voilà, n'est-ce pas, tombeaux ? bien des années, 6+6 a
Que je marche au milieu des croix infortunées, 6+6 a
Échevelé parmi les ifs et les cyprès, 6+6 b
180 L'âme au bord de la nuit, et m'approchant tout près ; 6+6 b
Et que je vais, courbé sur le cercueil austère, 6+6 a
Questionnant le plomb, les clous, le ver de terre 6+6 a
Qui pour moi sort des yeux de la tête de mort, 6+6 b
Le squelette qui rit, le squelette qui mord, 6+6 b
185 Les mains aux doigts noueux, les crânes, les poussières, 6+6 a
Et les os des genoux qui savent des prières ! 6+6 a
Hélas ! j'ai fouillé tout. J'ai voulu voir le fond, 6+6 b
Pourquoi le mal en nous avec le bien se fond, 6+6 b
J'ai voulu le savoir. J'ai dit : Que faut-il croire ? 6+6 a
190 J'ai creusé la lumière, et l'aurore, et la gloire, 6+6 a
L'enfant joyeux, la vierge et sa chaste frayeur, 6+6 b
Et l'amour, et la vie, et l'âme, — fossoyeur. 6+6 b
Qu'ai-je appris ? J'ai, pensif, tout saisi sans rien prendre ; 6+6 a
J'ai vu beaucoup de nuit et fait beaucoup de cendre. 6+6 a
195 Qui sommes-nous ? que veut dire ce mot : Toujours ? 6+6 b
J'ai tout enseveli, songes, espoirs, amours, 6+6 b
Dans la fosse que j'ai creusée en ma poitrine. 6+6 a
Qui donc a la science ? où donc est la doctrine ? 6+6 a
Oh ! que ne suis-je encor le rêveur d'autrefois, 6+6 b
200 Qui s'égarait dans l'herbe, et les prés, et les bois, 6+6 b
Qui marchait souriant, le soir, quand le ciel brille, 6+6 a
Tenant la main petite et blanche de sa fille, 6+6 a
Et qui, joyeux, laissant luire le firmament, 6+6 b
Laissant l'enfant parler, se sentait lentement 6+6 b
205 Emplir de cet azur et de cette innocence ! 6+6 a
Entre Dieu qui flamboie et l'ange qui l'encense, 6+6 a
J'ai vécu, j'ai lutté, sans crainte, sans remord. 6+6 b
Puis ma porte soudain s'ouvrit devant la mort, 6+6 b
Cette visite brusque et terrible de l'ombre. 6+6 a
210 Tu passes en laissant le vide et le décombre, 6+6 a
O spectre ! tu saisis mon ange et tu frappas. 6+6 b
Un tombeau fut dès lors le but de tous mes pas. 6+6 b
VI
Je ne puis plus reprendre aujourd'hui dans la plaine 6+6 a
Mon sentier d'autrefois qui descend vers la Seine ; 6+6 a
215 Je ne puis plus aller où j'allais ; je ne puis, 6+6 b
Pareil à la laveuse assise au bord du puits, 6+6 b
Que m'accouder au mur de l'éternel abîme ; 6+6 a
Paris m'est éclipsé par l'énorme Solime ; 6+6 a
La haute Notre-Dame à présent, qui me luit, 6+6 b
220 C'est l'ombre ayant deux tours, le silence et la nuit, 6+6 b
Et laissant des clartés trouer ses fatals voiles ; 6+6 a
Et je vois sur mon front un panthéon d'étoiles ; 6+6 a
Si j'appelle Rouen, Villequier, Caudebec, 12 b
Toute l'ombre me crie : Horeb, Cédron, Balbeck ! 6+6 b
225 Et, si je pars, m'arrête à la première lieue, 6+6 a
Et me dit : Tourne-toi vers l'immensité bleue ! 6+6 a
Et me dit : Les chemins où tu marchais sont clos. 6+6 b
Penche-toi sur les nuits, sur les vents, sur les flots ! 6+6 b
À quoi penses-tu donc ? que fais-tu, solitaire ? 6+6 a
230 Crois-tu donc sous tes pieds avoir encor la terre ? 6+6 a
Où vas-tu de la sorte et machinalement ? 6+6 b
O songeur ! penche-toi sur l'être et l'élément ! 6+6 b
Écoute la rumeur des âmes dans les ondes ! 6+6 a
Contemple, s'il te faut de la cendre, les mondes ; 6+6 a
235 Cherche au moins la poussière immense, si tu veux 6+6 b
Mêler de la poussière à tes sombres cheveux, 6+6 b
Et regarde, en dehors de ton propre martyre, 6+6 a
Le grand néant, si c'est le néant qui t'attire ! 6+6 a
Sois tout à ces soleils où tu remonteras ! 6+6 b
240 Laisse là ton vil coin de terre. Tends les bras, 6+6 b
O proscrit de l'azur, vers les astres patries ! 6+6 a
Revois-y refleurir tes aurores flétries ; 6+6 a
Deviens le grand œil fixe ouvert sur le grand tout. 6+6 b
Penche-toi sur l'énigme où l'être se dissout, 6+6 b
245 Sur tout ce qui naît, vit, marche, s'éteint, succombe, 6+6 a
Sur tout le genre humain et sur toute la tombe ! 6+6 a
Mais mon cœur toujours saigne et du même côté. 6+6 b
C'est en vain que les cieux, les nuits, l'éternité, 6+6 b
Veulent distraire une âme et calmer un atome. 6+6 a
250 Tout l'éblouissement des lumières du dôme 6+6 a
M'ôte-t-il une larme ? Ah ! l'étendue a beau 6+6 b
Me parler, me montrer l'universel tombeau, 6+6 b
Les soirs sereins, les bois rêveurs, la lune amie ; 6+6 a
J'écoute, et je reviens à la douce endormie. 6+6 a
VII
255 Des fleurs ! oh ! si j'avais des fleurs ! si je pouvais 6+6 b
Aller semer des lys sur ces deux froids chevets ! 6+6 b
Si je pouvais couvrir de fleurs mon ange pâle ! 6+6 a
Les fleurs sont l'or, l'azur, l'émeraude, l'opale ! 6+6 a
Le cercueil au milieu des fleurs veut se coucher ; 6+6 b
260 Les fleurs aiment la mort, et Dieu les fait toucher 6+6 b
Par leur racine aux os, par leur parfum aux âmes ! 6+6 a
Puisque je ne le puis, aux lieux que nous aimâmes, 6+6 a
Puisque Dieu ne veut pas nous laisser revenir, 6+6 b
Puisqu'il nous fait lâcher ce qu'on croyait tenir, 6+6 b
265 Puisque le froid destin, dans ma geôle profonde, 6+6 a
Sur la première porte en scelle une seconde, 6+6 a
Et, sur le père triste et sur l'enfant qui dort, 6+6 b
Ferme l'exil après avoir fermé la mort, 6+6 b
Puisqu'il est impossible à présent que je jette 6+6 a
270 Même un brin de bruyère à sa fosse muette, 6+6 a
C'est bien le moins qu'elle ait mon âme, n'est-ce pas ? 6+6 b
O vent noir dont j'entends sur mon plafond le pas ! 6+6 b
Tempête, hiver, qui bats ma vitre de ta grêle ! 6+6 a
Mers, nuits ! et je lai mise en ce livre pour elle ! 6+6 a
275 Prends ce livre ; et dis-toi : Ceci vient du vivant 6+6 b
Que nous avons laissé derrière nous, rêvant. 6+6 b
Prends. Et quoique de loin, reconnais ma voix, âme ! 6+6 a
Oh ! ta cendre est le lit de mon reste de flamme ; 6+6 a
Ta tombe est mon espoir, ma charité, ma foi ; 6+6 b
280 Ton linceul toujours flotte entre la vie et moi. 6+6 b
Prends ce livre, et fais-en sortir un divin psaume ! 6+6 a
Qu'entre tes vagues mains il devienne fantôme ! 6+6 a
Qu'il blanchisse, pareil à l'aube qui pâlit, 6+6 b
À mesure que l'œil d e mon ange le lit, 6−6 b
285 Et qu'il s'évanouisse, et flotte, et disparaisse, 6+6 a
Ainsi qu'un âtre obscur qu'un souffle errant caresse, 6+6 a
Ainsi qu'une lueur qu'on voit passer le soir, 6+6 b
Ainsi qu'un tourbillon de feu de l'encensoir, 6+6 b
Et que, sous ton regard éblouissant et sombre, 6+6 a
290 Chaque page s'en aille en étoiles dans l'ombre ! 6+6 a
VIII
Oh ! quoi que nous fassions et quoi que nous disions, 6+6 b
Soit que notre âme plane au vent des visions, 6+6 b
Soit qu'elle se cramponne à l'argile natale, 6+6 a
Toujours nous arrivons à ta grotte fatale, 6+6 a
295 Gethsémani, qu'éclaire une vague lueur ! 6+6 b
O rocher de l'étrange et funèbre sueur ! 6+6 b
Cave où l'esprit combat le destin ! ouverture 6+6 a
Sur le profonds effrois de la sombre nature ! 6+6 a
Antre d'où le lion sort rêveur, en voyant 6+6 b
300 Quelqu'un de plus sinistre et de plus effrayant, 6+6 b
La douleur, entrer, pâle, amère, échevelée ! 6+6 a
O chute ! asile ! ô seuil de la trouble vallée 6+6 a
D'où nous apercevons nos ans fuyants et courts, 6+6 b
Nos propres pas marqués dans la fange des jours, 6+6 b
305 L'échelle où le mal pèse et monte, spectre louche, 6+6 a
L'âpre frémissement de la palme farouche, 6+6 a
Les degrés noirs tirant en bas les blancs degrés, 6+6 b
Et les frissons aux fronts des anges effarés ! 6+6 b
Toujours nous arrivons à cette solitude, 6+6 a
310 Et, là, nous nous taisons, sentant la plénitude ! 6+6 a
Paix à l'Ombre ! Dormez ! dormez ! dormez ! dormez ! 6+6 b
Êtres, groupes confus lentement transformés ! 6+6 b
Dormez, les champs ! dormez, les fleurs ! dormez, les tombes ! 6+6 a
Toits, murs, seuils des maisons, pierres des catacombes, 6+6 a
315 Feuilles au fond des bois, plumes au fond des nids, 6+6 b
Dormez ! dormez, brins d'herbe, et dormez, infinis ! 6+6 b
Calmez-vous, forêts, chêne, érable frêne, yeuse ! 6+6 a
Silence sur la grande horreur religieuse, 6+6 a
Sur l'Océan qui lutte et qui ronge son mors, 6+6 b
320 Et sur l'apaisement insondable des morts ! 6+6 b
Paix à l'obscurité muette et redoutée ! 6+6 a
Paix au doute effrayant, à l'immense ombre athée, 6+6 a
À toi, nature, cercle et centre, âme et milieu, 6+6 b
Fourmillement de tout, solitude de Dieu ! 6+6 b
325 O générations aux brumeuses haleines, 6+6 a
Reposez-vous ! pas noirs qui marchez dans les plaines ! 6+6 a
Dormez, vous qui saignez ; dormez, vous qui pleurez ! 6+6 b
Douleurs, douleurs, douleurs, fermez vos yeux sacrés ! 6+6 b
Tout est religion et rien n'est imposture. 6+6 a
330 Que sur toute existence et toute créature, 6+6 a
Vivant du souffle humain ou du souffle animal, 6+6 b
Debout au seuil du bien, croulante au bord du mal, 6+6 b
Tendre ou farouche, immonde ou splendide, humble ou grande, 6+6 a
La vaste paix des cieux de toutes parts descende ! 6+6 a
335 Que les enfers dormants rêvent les paradis ! 6+6 b
Assoupissez-vous, flots, mers, vents, âmes, tandis 6+6 b
Qu'assis sur la montagne en présence de l'Être, 6+6 a
Précipice où l'on voit pêle-mêle apparaître 6+6 a
Les créations, l'astre et l'homme, les essieux 6+6 b
340 De ces chars de soleils que nous nommons les cieux, 6+6 b
Les globes, fruits vermeils des divines ramées, 6+6 a
Les comètes d'argent dans un champ noir semées, 6+6 a
Larmes blanches du drap mortuaire des nuits, 6+6 b
Les chaos, les hivers, ces lugubres ennuis, 6+6 b
345 Pâle, ivre d'ignorance, ébloui de ténèbres, 6+6 a
Voyant dans l'infini s'écrire des algèbres, 6+6 a
Le contemplateur, triste et meurtri, mais serein, 6+6 b
Mesure le problème aux murailles d'airain, 6+6 b
Cherche à distinguer l'aube à travers les prodiges, 6+6 a
350 Se penche, frémissant, au puits des grands vertiges, 6+6 a
Suit de l'œil des blancheurs qui passent, alcyons, 6+6 b
Et regarde, pensif, s'étoiler de rayons, 6+6 b
De clartés, de lueurs, vaguement enflammées, 6+6 a
Le gouffre monstrueux plein d'énormes fumées. 6+6 a
mètre profil métrique : 6÷6
forme globale type : suite de distiques
schéma : 177((aa))
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