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HUG_2/HUG556
Victor HUGO
LES CONTEMPLATIONS
tome II
AUJOURD'HUI
1845-1855
LIVRE SIXIÈME
AU BORD DE L'INFINI
XXIII
Les Mages
I
Pourquoi donc faites-vous des prêtres 8 a
Quand vous en avez parmi vous ? 8 b
Les esprits conducteurs des êtres 8 a
Portent un signe sombre et doux. 8 b
5 Nous naissons tous ce que nous sommes. 8 c
Dieu de ses mains sacre des hommes 8 c
Dans les ténèbres des berceaux ; 8 d
Son effrayant doigt invisible 8 e
Écrit sous leur crâne la bible 8 e
10 Des arbres, des monts et des eaux. 8 d
Ces hommes, ce sont les poëtes ; 8 a
Ceux dont l'aile monte et descend ; 8 b
Toutes les bouches inquiètes 8 a
Qu'ouvre le verbe frémissant ; 8 b
15 Les Virgiles, les Isaïes ; 8 c
Toutes les âmes envahies 8 c
Par les grandes brumes du sort ; 8 d
Tous ceux en qui Dieu se concentre ; 8 e
Tous les yeux où la lumière entre, 8 e
20 Tous les fronts d'où le rayon sort. 8 d
Ce sont ceux qu'attend Dieu propice 8 a
Sur les Horebs et les Thabors ; 8 b
Ceux que l'horrible précipice 8 a
Retient blêmissants à ses bords ; 8 b
25 Ceux qui sentent la pierre vivre ; 8 c
Ceux que Pan formidable enivre ; 8 c
Ceux qui sont tout pensifs devant 8 d
Les nuages, ces solitudes 8 e
Où passent en mille attitudes 8 e
30 Les groupes sonores du vent. 8 d
Ce sont les sévères artistes 8 a
Que l'aube attire à ses blancheurs, 8 b
Les savants, les inventeurs tristes, 8 a
Les puiseurs d'ombre, les chercheurs, 8 b
35 Qui ramassent dans les ténèbres 8 c
Les faits, les chiffres, les algèbres, 8 c
Le nombre où tout est contenu, 8 d
Le doute où nos calculs succombent, 8 e
Et tous les morceaux noirs qui tombent 8 e
40 Du grand fronton de l'inconnu ! 8 d
Ce sont les têtes fécondées 8 a
Vers qui monte et croît pas à pas 8 b
L'océan confus des idées, 8 a
Flux que la foule ne voit pas, 8 b
45 Mer de tous les infinis pleine, 8 c
Que Dieu suit, que la nuit amène, 8 c
Qui remplit l'homme de clarté, 8 d
Jette aux rochers l'écume amère, 8 e
Et lave les pieds nus d'Homère 8 e
50 Avec un flot d'éternité ! 8 d
Le poëte s'adosse à l'arche. 8 a
David chante et voit Dieu de près ; 8 b
Hésiode médite et marche, 8 a
Grand prêtre fauve des forêts ; 8 b
55 Moïse, immense créature, 8 c
Étend ses mains sur la nature ; 8 c
Manès parle au gouffre puni, 8 d
Écouté des astres sans nombre… — 8 e
Génie ! ô tiare de l'ombre ! 8 e
60 Pontificat de l'infini ! 8 d
L'un à Patmos, l'autre à Tyane ; 8 a
D'autres criant : Demain ! demain ! 8 b
D'autres qui sonnent la diane 8 a
Dans les sommeils du genre humain ; 8 b
65 L'un fatal, l'autre qui pardonne ; 8 c
Eschyle en qui frémit Dodone, 8 c
Milton, songeur de Whitehall, 8 d
Toi, vieux Shakspeare, âme éternelle ; 8 e
O figures dont la prunelle 8 e
70 Est la vitre de l'idéal ! 8 d
Avec sa spirale sublime, 8 a
Archimède sur son sommet 8 b
Rouvrirait le puits de l'abîme 8 a
Si jamais Dieu le refermait ; 8 b
75 Euclide a les lois sous sa garde ; 8 c
Kopernic éperdu regarde, 8 c
Dans les grands cieux aux mers pareils, 8 d
Gouffre où voguent des nefs sans proues, 8 e
Tourner toutes ces sombres roues 8 e
80 Dont les moyeux sont des soleils. 8 d
Les Thalès, puis les Pythagores ; 8 a
Et l'homme, parmi ses erreurs, 8 b
Comme dans l'herbe les fulgores, 8 a
Voit passer ces grands éclaireurs. 8 b
85 Aristophane rit des sages ; 8 c
Lucrèce, pour franchir les âges, 8 c
Crée un poëme dont l'œil luit, 8 d
Et donne à ce monstre sonore 8 e
Toutes les ailes de l'aurore, 8 e
90 Toutes les griffes de la nuit. 8 d
Rites profonds de la nature ! 8 a
Quelques-uns de ces inspirés 8 b
Acceptent l'étrange aventure 8 a
Des monts noirs et des bois sacrés ; 8 b
95 Ils vont aux Thébaïdes sombres, 8 c
Et, là, blêmes dans les décombres, 8 c
Ils courbent le tigre fuyant, 8 d
L'hyène rampant sur le ventre, 8 e
L'océan, la montagne et l'antre, 8 e
100 Sous leur sacerdoce effrayant ! 8 d
Tes cheveux sont gris sur l'abîme, 8 a
Jérôme, ô vieillard du désert ! 8 b
Élie, un pâle esprit t'anime, 8 a
Un ange épouvanté te sert. 8 b
105 Amos, aux lieux inaccessibles, 8 c
Des sombres clairons invisibles 8 c
Ton oreille entend les accords ; 8 d
Ton âme, sur qui Dieu surplombe, 8 e
Est déjà toute dans la tombe, 8 e
110 Et tu vis absent de ton corps. 8 d
Tu gourmandes l'âme échappée, 8 a
Saint Paul, ô lutteur redouté, 8 b
Immense apôtre de l'épée, 8 a
Grand vaincu de l'éternité ! 8 b
115 Tu luis, tu frappes, tu réprouves ; 8 c
Et tu chasses du doigt ces louves, 8 c
Cythérée, Isis, Astarté ; 8 b
Tu veux punir et non absoudre, 8 d
Géant, et tu vois dans la foudre 8 d
120 Plus de glaive que de clarté. 8 b
Orphée est courbé sur le monde ; 8 a
L'éblouissant est ébloui ; 8 b
La création est profonde 8 a
Et monstrueuse autour de lui ; 8 b
125 Les rochers, ces rudes hercules, 8 c
Combattent dans les crépuscules 8 c
L'ouragan, sinistre inconnu ; 8 d
La mer en pleurs dans la mêlée 8 e
Tremble, et la vague échevelée 8 e
130 Se cramponne à leur torse nu. 8 d
Baruch au juste dans la peine 8 a
Dit : — Frère ! vos os sont meurtris ; 8 b
Votre vertu dans nos murs traîne 8 a
La chaîne affreuse du mépris ; 8 b
135 Mais comptez sur la délivrance, 8 c
Mettez en Dieu votre espérance, 8 c
Et de cette nuit du destin, 8 d
Demain, si vous avez su croire, 8 e
Vous vous lèverez plein de gloire, 8 e
140 Comme l'étoile du matin ! — 8 d
L'âme des Pindares se hausse 8 a
À la hauteur des Pélions ; 8 b
Daniel chante dans la fosse 8 a
Et fait sortir Dieu des lions. 8 b
145 Tacite sculpte l'infamie ; 8 c
Perse, Archiloque et Jérémie 8 c
Ont le même éclair dans les yeux ; 8 d
Car le crime à sa suite attire 8 e
Les âpres chiens de la satire 8 e
150 Et le grand tonnerre des cieux. 8 d
Et voilà les prêtres du rire, 8 a
Scarron, noué dans les douleurs, 8 b
Ésope, que le fouet déchire, 8 a
Cervante aux fers, Molière en pleurs ! 8 b
155 Le désespoir et l'espérance ! 8 c
Entre Démocrite et Térence, 8 c
Rabelais, que nul ne comprit ; 8 d
Il berce Adam pour qu'il s'endorme, 8 e
Et son éclat de rire énorme 8 e
160 Est un des gouffres de l'esprit ! 8 d
Et Plaute, à qui parlent les chèvres, 8 a
Arioste chantant Médor, 8 b
Catulle, Horace, dont les lèvres 8 a
Font venir les abeilles d'or ; 8 b
165 Comme le double Dioscure, 8 c
Anacréon près d'Épicure, 8 c
Bion, tout pénétré de jour, 8 d
Moschus, sur qui l'Etna flamboie, 8 e
Voilà les prêtres de la joie ! 8 e
170 Voilà les prêtres de l'amour ! 8 d
Gluck et Beethoven sont à l'aise 8 a
Sous l'ange où Jacob se débat ; 8 b
Mozart sourit, et Pergolèse 8 a
Murmure ce grand mot : Stabat ! 8 b
175 Le noir cerveau de Piranèse 8 c
Est une béante fournaise 8 c
Où se mêlent l'arche et le ciel, 8 d
L'escalier, la tour, la colonne ; 8 e
Où croît, monte, s'enfle et bouillonne 8 e
180 L'incommensurable Babel ! 8 d
L'envie à leur ombre ricane. 8 a
Ces demi-dieux signent leur nom, 8 b
Bramante sur la Vaticane, 8 a
Phidias sur le Parthénon ; 8 b
185 Sur Jésus dans sa crèche blanche, 8 c
L'altier Buonarotti se penche 8 c
Comme un mage et comme un aïeul, 8 d
Et dans tes mains, ô Michel-Ange, 8 e
L'enfant devient spectre, et le lange 8 e
190 Est plus sombre que le linceul ! 8 d
Chacun d'eux écrit un chapitre 8 a
Du rituel universel ; 8 b
Les uns sculptent le saint pupitre, 8 a
Les autres dorent le missel ; 8 b
195 Chacun fait son verset du psaume ; 8 c
Lysippe, debout sur l'Ithome, 8 c
Fait sa strophe en marbre serein, 8 d
Rembrandt à l'ardente paupière, 8 e
En toile, Primatice en pierre, 8 e
200 Job en fumier, Dante en airain. 8 d
Et toutes ces strophes ensemble 8 a
Chantent l'être et montent à Dieu ; 8 b
L'une adore et luit, l'autre tremble ; 8 a
Toutes sont les griffons de feu ; 8 b
205 Toutes sont le cri des abîmes, 8 c
L'appel d'en bas, la voix des cimes, 8 c
Le frisson de notre lambeau, 8 d
L'hymne instinctif ou volontaire, 8 e
L'explication du mystère 8 e
210 Et l'ouverture du tombeau ! 8 d
À nous qui ne vivons qu'une heure, 8 a
Elles font voir les profondeurs, 8 b
Et la misère intérieure, 8 a
Ciel, à côté de vos grandeurs ! 8 b
215 L'homme, esprit captif, les écoute, 8 c
Pendant qu'en son cerveau le doute, 8 c
Bête aveugle aux lueurs d'en haut, 8 d
Pour y prendre l'âme indignée, 8 e
Suspend sa toile d'araignée 8 e
220 Au crâne, plafond du cachot. 8 d
Elles consolent, aiment, pleurent, 8 a
Et, mariant l'idée aux sens, 8 b
Ceux qui restent à ceux qui meurent, 8 a
Les grains de cendre aux grains d'encens, 8 b
225 Mêlant le sable aux pyramides, 8 c
Rendent en même temps humides, 8 c
Rappelant à l'un que tout fuit, 8 d
À l'autre sa splendeur première, 8 e
L'œil de l'astre dans la lumière, 8 e
230 Et l'œil du monstre dans la nuit ! 8 d
II
Oui, c'est un prêtre que Socrate ! 8 a
Oui, c'est un prêtre que Caton ! 8 b
Quand Juvénal fuit Rome ingrate, 8 a
Nul sceptre ne vaut son bâton ; 8 b
235 Ce sont des prêtres, les Tyrtées, 8 c
Les Solons aux lois respectées, 8 c
Les Platons et les Raphaëls ! 8 d
Fronts d'inspirés, d'esprits, d'arbitres ! 8 e
Plus resplendissants que les mitres 8 e
240 Dans l'auréole des Noëls ! 8 d
Vous voyez, fils de la nature, 8 a
Apparaître à votre flambeau 8 b
Des faces de lumière pure, 8 a
Larves du vrai, spectres du beau ; 8 b
245 Le mystère, en Grèce, en Chaldée, 8 c
Penseurs, grave à vos fronts l'idée 8 c
Et l'hiéroglyphe à vos murs ; 8 d
Et les Indes et les Égyptes 8 e
Dans les ténèbres de vos cryptes 8 e
250 S'enfoncent en porches obscurs ! 8 d
Quand les cigognes du Caystre 8 a
S'envolent aux souffles des soirs ; 8 b
Quand la lune apparaît sinistre 8 a
Derrière les grands dômes noirs ; 8 b
255 Quand la trombe aux vagues s'appuie ; 8 c
Quand l'orage, l'horreur, la pluie, 8 c
Que tordent les bises d'hiver, 8 d
Répandent avec des huées 8 e
Toutes les larmes des nuées 8 e
260 Sur tous les sanglots de la mer ; 8 d
Quand dans les tombeaux les vents jouent 8 a
Avec les os des rois défunts ; 8 b
Quand les hautes herbes secouent 8 a
Leur chevelure de parfums ; 8 b
265 Quand sur nos deuils et sur nos fêtes 8 c
Toutes les cloches des tempêtes 8 c
Sonnent au suprême beffroi 8 d
Quand l'aube étale ses opales, 8 e
C'est pour ces contemplateurs pâles 8 e
270 Penchés dans l'éternel effroi ! 8 d
Ils savent ce que le soir calme 8 a
Pense des morts qui vont partir ; 8 b
Et ce que préfère la palme, 8 a
Du conquérant ou du martyr ; 8 b
275 Ils entendent ce que murmure 8 c
La voile, la gerbe, l'armure, 8 c
Ce que dit, dans le mois joyeux 8 d
Des longs jours et des fleurs écloses, 8 e
La petite bouche des roses 8 e
280 À l'oreille immense des cieux. 8 d
Les vents, les flots, les cris sauvages, 8 a
L'azur, l'horreur du bois jauni, 8 b
Sont les formidables breuvages 8 a
De ces altérés d'infini ; 8 b
285 Ils ajoutent, rêveurs austères, 8 c
À leur âme tous les mystères, 8 c
Toute la matière à leurs sens ; 8 d
Ils s'enivrent de l'étendue ; 8 e
L'ombre est une coupe tendue 8 e
290 Où boivent ces sombres passants. 8 d
Comme ils regardent, ces messies ! 8 a
Oh ! comme ils songent effarés ! 8 b
Dans les ténèbres épaissies 8 a
Quels spectateurs démesurés ! 8 b
295 Oh ! que de têtes stupéfaites ! 8 c
Poëtes, apôtres, prophètes, 8 c
Méditant, parlant, écrivant, 8 d
Sous des suaires, sous des voiles, 8 e
Les plis des robes pleins d'étoiles, 8 e
300 Les barbes au gouffre du vent ! 8 d
III
Savent-ils ce qu'ils font eux-mêmes, 8 a
Ces acteurs du drame profond ? 8 b
Savent-ils leur propre problème ? 8 a
Ils sont. Savent-ils ce qu'ils sont ? 8 b
305 Ils sortent du grand vestiaire 8 c
Où, pour s'habiller de matière, 8 c
Parfois l'ange même est venu. 8 d
Graves, tristes, joyeux, fantasques, 8 e
Ne sont-ils pas les sombres masques 8 e
310 De quelque prodige inconnu ? 8 d
La joie ou la douleur les farde ; 8 a
Ils projettent confusément, 8 b
Plus loin que la terre blafarde, 8 a
Leurs ombres sur le firmament ; 8 b
315 Leurs gestes étonnent l'abîme ; 8 c
Pendant qu'aux hommes, tourbe infime, 8 c
Ils parlent le langage humain, 8 d
Dans des profondeurs qu'on ignore, 8 e
Ils font surgir l'ombre ou l'aurore, 8 e
320 Chaque fois qu'ils lèvent la main. 8 d
Ils ont leur rôle ; ils ont leur forme ; 8 a
Ils vont, vêtus d'humanité, 8 b
Jouant la comédie énorme 8 a
De l'homme et de l'éternité ; 8 b
325 Ils tiennent la torche ou la coupe ; 8 c
Nous tremblerions si dans leur groupe, 8 c
Nous, troupeau, nous pénétrions ! 8 d
Les astres d'or et la nuit sombre 8 e
Se font des questions dans l'ombre 8 e
330 Sur ces splendides histrions. 8 d
IV
Ah ! ce qu'ils font est l'œuvre auguste. 8 a
Ces histrions sont les héros ! 8 b
Ils sont le vrai, le saint, le juste, 8 a
Apparaissant à nos barreaux. 8 b
335 Nous sentons, dans la nuit mortelle, 8 c
La cage en même temps que l'aile ; 8 c
Ils nous font espérer un peu ; 8 d
Ils sont lumière et nourriture ; 8 e
Ils donnent aux cœurs la pâture, 8 e
340 Ils émiettent aux âmes Dieu ! 8 d
Devant notre race asservie 8 a
Le ciel se tait, et rien n'en sort. 8 b
Est-ce le rideau de la vie ? 8 a
Est-ce le voile de la mort ? 8 b
345 Ténèbres ! l'âme en vain s'élance, 8 c
L'Inconnu garde le silence, 8 c
Et l'homme, qui se sent banni, 8 d
Ne sait s'il redoute ou s'il aime 8 e
Cette lividité suprême 8 e
350 De l'énigme et de l'infini. 8 d
Eux, ils parlent à ce mystère ! 8 a
Ils interrogent l'éternel, 8 b
Ils appellent le solitaire, 8 a
Ils montent, ils frappent au ciel, 8 b
355 Disent : Es-tu là ? dans la tombe, 8 c
Volent, pareils à la colombe 8 c
Offrant le rameau qu'elle tient, 8 d
Et leur voix est grave, humble ou tendre, 8 e
Et par moments on croit entendre 8 e
360 Le pas sourd de quelqu'un qui vient. 8 d
V
Nous vivons, debout à l'entrée 8 a
De la mort, gouffre illimité, 8 b
Nus, tremblants, la chair pénétrée 8 a
Du frisson de l'énormité ; 8 b
365 Nos morts sont dans cette marée ; 8 c
Nous entendons, foule égarée 8 c
Dont le vent souffle le flambeau, 8 d
Sans voir de voiles ni de rames, 8 e
Le bruit que font ces vagues d'âmes 8 e
370 Sous la falaise du tombeau. 8 d
Nous regardons la noire écume, 8 a
L'aspect hideux, le fond bruni ; 8 b
Nous regardons la nuit, la brume, 8 a
L'onde du sépulcre infini ; 8 b
375 Comme un oiseau de mer effleure 8 c
La haute rive où gronde et pleure 8 c
L'océan plein de Jéhovah, 8 d
De temps en temps, blanc et sublime, 8 e
Par-dessus le mur de l'abîme 8 e
380 Un ange paraît et s'en va. 8 d
Quelquefois une plume tombe 8 a
De l'aile où l'ange se berçait ; 8 b
Retourne-t-elle dans la tombe ? 8 a
Que devient-elle ? On ne le sait. 8 b
385 Se mêle-t-elle à notre fange ? 8 c
Et qu'a donc crié cet archange ? 8 c
A-t-il dit non ? a-t-il dit oui ? 8 d
Et la foule cherche, accourue, 8 e
En bas la plume disparue, 8 e
390 En haut l'archange évanoui ! 8 d
Puis, après qu'ont fui comme un rêve 8 a
Bien des cœurs morts, bien des yeux clos, 8 b
Après qu'on a vu sur la grève 8 a
Passer des flots, des flots, des flots, 8 b
395 Dans quelque grotte fatidique, 8 c
Sous un doigt de feu qui l'indique, 8 c
On trouve un homme surhumain 8 d
Traçant des lettres enflammées 8 e
Sur un livre plein de fumées, 8 e
400 La plume de l'ange à la main ! 8 d
Il songe, il calcule, il soupire, 8 a
Son poing puissant sous son menton ; 8 b
Et l'homme dit : Je suis Shakspeare. 8 a
Et l'homme dit : Je suis Newton. 8 b
405 L'homme dit : Je suis Ptolémée ; 8 c
Et dans sa grande main fermée 8 c
Il tient le globe de la nuit. 8 d
L'homme dit : Je suis Zoroastre ; 8 e
Et son sourcil abrite un astre, 8 e
410 Et sous son crâne un ciel bleuit ! 8 d
VI
Oui, grâce aux penseurs, à ces sages, 8 a
À ces fous qui disent : Je vois ! 8 b
Les ténèbres sont des visages, 8 a
Le silence s'emplit de voix ! 8 b
415 L'homme, comme âme, en Dieu palpite, 8 c
Et comme être, se précipite 8 c
Dans le progrès audacieux ; 8 d
Le muet renonce à se taire ; 8 e
Tout luit ; la noirceur de la terre 8 e
420 S'éclaire à la blancheur des cieux. 8 d
Ils tirent de la créature 8 a
Dieu par l'esprit et le scalpel ; 8 b
Le grand caché de la nature 8 a
Vient hors de l'antre à leur appel ; 8 b
425 À leur voix, l'ombre symbolique 8 c
Parle, le mystère s'explique 8 c
La nuit est pleine d'yeux de lynx ; 8 d
Sortant de force, le problème 8 e
Ouvre les ténèbres lui-même, 8 e
430 Et l'énigme éventre le sphinx. 8 d
Oui, grâce à ces hommes suprêmes, 8 a
Grâce à ces poëtes vainqueurs, 8 b
Construisant des autels poëmes 8 a
Et prenant pour pierres les cœurs, 8 b
435 Comme un fleuve d'âme commune, 8 c
Du blanc pilône à l'âpre rune, 8 c
Du brahme au flamine romain, 8 d
De l'hiérophante au druide, 8 e
Une sorte de Dieu fluide 8 e
440 Coule aux veines du genre humain. 8 d
VII
Le noir cromlech, épars dans l'herbe, 8 a
Est sur le mont silencieux ; 8 b
L'archipel est sur l'eau superbe ; 8 a
Les pléiades sont dans les cieux ; 8 b
445 O mont ! ô mer ! voûte sereine ! 8 c
L'herbe, la mouette, l'âme humaine, 8 c
Que l'hiver désole ou poursuit, 8 d
Interrogent, sombres proscrites ; 8 e
Ces trois phrases dans l'ombre écrites 8 e
450 Sur les trois pages de la nuit. 8 d
— O vieux cromlech de la Bretagne, 8 a
Qu'on évite comme un récif, 8 b
Qu'écris-tu donc sur la montagne ? 8 a
— Nuit ! répond le cromlech pensif. 8 b
455 — Archipel où la vague fume, 8 c
Quel mot jettes-tu dans la brume ? 8 c
— Mort ! dit la roche à l'alcyon. 8 d
— Pléiades qui percez nos voiles, 8 e
Qu'est-ce que disent vos étoiles ? 8 e
460 — Dieu ! dit la constellation. 8 d
C'est, ô noirs témoins de l'espace, 8 a
Dans trois langues le même mot ! 8 b
Tout ce qui s'obscurcit, vit, passe, 8 a
S'effeuille et meurt, tombe là-haut. 8 b
465 Nous faisons tous la même course. 8 c
Être abîme, c'est être source. 8 c
Le crêpe de la nuit en deuil, 8 d
La pierre de la tombe obscure, 8 e
Le rayon de l'étoile pure 8 e
470 Sont les paupières du même œil ! 8 d
L'unité reste, l'aspect change ; 8 a
Pour becqueter le fruit vermeil, 8 b
Les oiseaux volent à l'orange 8 a
Et les comètes au soleil ; 8 b
475 Tout est l'atome et tout est l'astre ; 8 c
La paille porte, humble pilastre, 8 c
L'épi d'où naissent les cités ; 8 d
La fauvette à la tête blonde 8 e
Dans la goutte d'eau boit un monde 8 e
480 Immensités ! immensités ! 8 d
Seul, la nuit, sur sa plate-forme, 8 a
Herschell poursuit l'être central 8 b
À travers la lentille énorme, 8 a
Cristallin de l'œil sidéral ; 8 b
485 Il voit en haut Dieu dans les mondes, 8 c
Tandis que, des hydres profondes 8 c
Scrutant les monstrueux combats, 8 d
Le microscope formidable, 8 e
Plein de l'horreur de l'insondable, 8 e
490 Regarde l'infini d'en bas ! 8 d
VIII
Dieu, triple feu, triple harmonie, 8 a
Amour, puissance, volonté, 8 b
Prunelle énorme d'insomnie, 8 a
De flamboiement et de bonté, 8 b
495 Vu dans toute l'épaisseur noire, 8 c
Montrant ses trois faces de gloire 8 c
À l'âme, à l'être, au firmament, 8 d
Effarant les yeux et les bouches, 8 e
Emplit les profondeurs farouches 8 e
500 D'un immense éblouissement. 8 d
Tous ces mages, l'un qui réclame, 8 a
L'autre qui voulut ou couva, 8 b
Ont un rayon qui de leur âme 8 a
Va jusqu'à l'œil de Jéhovah ; 8 b
505 Sur leur trône leur esprit songe ; 8 c
Une lueur qui d'en haut plonge, 8 c
Qui descend du ciel sur les monts 8 d
Et de Dieu sur l'homme qui souffre, 8 e
Rattache au triangle du gouffre 8 e
510 L'escarboucle des Salomons. 8 d
IX
Ils parlent à la solitude, 8 a
Et la solitude comprend ; 8 b
Ils parlent à la multitude, 8 a
Et font écumer ce torrent ; 8 b
515 Ils font vibrer les édifices ; 8 c
Ils inspirent les sacrifices 8 c
Et les inébranlables fois ; 8 d
Sombres, ils ont en eux, pour muse, 8 e
La palpitation confuse 8 e
520 De tous les êtres à la fois. 8 d
Comment naît un peuple ? Mystère ! 8 a
À de certains moments, tout bruit 8 b
A disparu ; toute la terre 8 a
Semble une plaine de la nuit ; 8 b
525 Toute lueur s'est éclipsée ; 8 c
Pas de verbe, pas de pensée, 8 c
Rien dans l'ombre et rien dans le ciel, 8 d
Pas un œil n'ouvre ses paupières… — 8 e
Le désert blême est plein de pierres, 8 e
530 Ézéchiel ! Ézéchiel ! 8 d
Mais un vent sort des cieux sans bornes, 8 a
Grondant comme les grandes eaux, 8 b
Et souffle sur ces pierres mornes, 8 a
Et de ces pierres fait des os ; 8 b
535 Ces os frémissent, tas sonore ; 8 c
Et le vent souffle, et souffle encore 8 c
Sur ce triste amas agité, 8 d
Et de ces os il fait des hommes, 8 e
Et nous nous levons et nous sommes, 8 e
540 Et ce vent, c'est la liberté ! 8 d
Ainsi s'accomplit la genèse 8 a
Du grand rien d'où naît le grand tout. 8 b
Dieu pensif dit : Je suis bien aise 8 a
Que ce qui gisait soit debout. 8 b
545 Le néant dit : J'étais souffrance ; 8 c
La douleur dit : Je suis la France ! 8 c
O formidable vision ! 8 d
Ainsi tombe le noir suaire ; 8 e
Le désert devient ossuaire, 8 e
550 Et l'ossuaire nation. 8 d
X
Tout est la mort, l'horreur, la guerre ; 8 a
L'homme par l'ombre est éclipsé ; 8 b
L'Ouragan par toute la terre 8 a
Court comme un enfant insensé. 8 b
555 Il brise à l'hiver les feuillages, 8 c
L'éclair aux cimes, l'onde aux plages, 8 c
À la tempête le rayon ; 8 d
Car c'est l'ouragan qui gouverne 8 e
Toute cette étrange caverne 8 e
560 Que nous nommons Création. 8 d
L'ouragan, qui broie et torture, 8 a
S'alimente, monstre croissant, 8 b
De tout ce que l'âpre nature 8 a
A d'horrible et de menaçant ; 8 b
565 La lave en feu le désaltère ; 8 c
Il va de Quito, blanc cratère 8 c
Qu'entoure un éternel glaçon, 8 d
Jusqu'à l'Hékla, mont, gouffre et geôle, 8 e
Bout de la mamelle du pôle 8 e
570 Que tette ce noir nourrisson ! 8 d
L'ouragan est la force aveugle, 8 a
L'agitateur du grand linceul ; 8 b
Il rugit, hurle, siffle, beugle, 8 a
Étant toute l'hydre à lui seul ; 8 b
575 Il flétrit ce qui veut éclore ; 8 c
Il dit au printemps, à l'aurore, 8 c
À la paix, à l'amour : Va-t'en ! 8 d
Il est rage et foudre ; il se nomme 8 e
Barbarie et crime pour l'homme, 8 e
580 Nuit pour les cieux, pour Dieu Satan. 8 d
C'est le souffle de la matière, 8 a
De toute la nature craint ; 8 b
L'Esprit, ouragan de lumière, 8 a
Le poursuit, le saisit, l'étreint ; 8 b
585 L'Esprit terrasse, abat, dissipe 8 c
Le principe par le principe ; 8 c
Il combat, en criant : Allons ! 8 d
Les chaos par les harmonies, 8 e
Les éléments par les génies, 8 e
590 Par les aigles les aquilons ! 8 d
Ils sont là, hauts de cent coudées, 8 a
Christ en tête, Homère au milieu, 8 b
Tous les combattants des idées, 8 a
Tous les gladiateurs de Dieu ; 8 b
595 Chaque fois qu'agitant le glaive, 8 c
Une forme du mal se lève 8 c
Comme un forçat dans son préau, 8 d
Dieu, dans leur phalange complète, 8 e
Désigne quelque grand athlète 8 e
600 De la stature du fléau. 8 d
Surgis, Volta ! dompte en ton aire 8 a
Les Fluides, noir phlégéton ! 8 b
Viens, Franklin ! voici le Tonnerre. 8 a
Le Flot gronde ; parais, Fulton ! 8 b
605 Rousseau ! prends corps à corps la Haine. 8 c
L'Esclavage agite sa chaîne ; 8 c
O Voltaire ! aide au paria ! 8 d
La Grève rit, Tyburn flamboie, 8 e
L'affreux chien Montfaucon aboie, 8 e
610 On meurt… — Debout, Beccaria ! 8 d
Il n'est rien que l'homme ne tente. 8 a
La foudre craint cet oiseleur. 8 b
Dans la blessure palpitante 8 a
Il dit : Silence ! à la douleur. 8 b
615 Sa vergue peut-être est une aile ; 8 c
Partout où parvient sa prunelle, 8 c
L'âme emporte ses pieds de plomb ; 8 d
L'étoile, dans sa solitude, 8 e
Regarde avec inquiétude 8 e
620 Blanchir la voile de Colomb. 8 d
Près de la science l'art flotte, 8 a
Les yeux sur le double horizon ; 8 b
La poésie est un pilote ; 8 a
Orphée accompagne Jason. 8 b
625 Un jour, une barque perdue 8 c
Vit à la fois dans l'étendue 8 c
Un oiseau dans l'air spacieux, 8 d
Un rameau dans l'eau solitaire ; 8 e
Alors, Gama cria : La terre ! 8 e
630 Et Camoëns cria : Les cieux ! 8 d
Ainsi s'entassent les conquêtes. 8 a
Les songeurs sont les inventeurs. 8 b
Parlez, dites ce que vous êtes, 8 a
Forces, ondes, aimants, moteurs ! 8 b
635 Tout est stupéfait dans l'abîme, 8 c
L'ombre, de nous voir sur la cime, 8 c
Les monstres, qu'on les ait bravés 8 d
Dans les cavernes étonnées, 8 e
Les perles, d'être devinées, 8 e
640 Et les mondes d'être trouvés ! 8 d
Dans l'ombre immense du Caucase, 8 a
Depuis des siècles, en rêvant, 8 b
Conduit par les hommes d'extase, 8 a
Le genre humain marche en avant ; 8 b
645 Il marche sur la terre ; il passe, 8 c
Il va, dans la nuit, dans l'espace, 8 c
Dans l'infini, dans le borné, 8 d
Dans l'azur, dans l'onde irritée, 8 e
À la lueur de Prométhée, 8 e
650 Le libérateur enchaîné ! 8 d
XI
Oh ! vous êtes les seuls pontifes, 8 a
Penseurs, lutteurs des grands espoirs, 8 b
Dompteurs des fauves hippogriffes, 8 a
Cavaliers des pégases noirs ! 8 b
655 Âmes devant Dieu toutes nues, 8 c
Voyants des choses inconnues, 8 c
Vous savez la religion ! 8 d
Quand votre esprit veut fuir dans l'ombre, 8 e
La nuée aux croupes sans nombre 8 e
660 Lui dit : Me voici, Légion ! 8 d
Et, quand vous sortez du problème, 8 a
Célébrateurs, révélateurs ! 8 b
Quand, rentrant dans la foule blême, 8 a
Vous redescendez des hauteurs, 8 b
665 Hommes que le jour divin gagne, 8 c
Ayant mêlé sur la montagne 8 c
Où montent vos chants et nos vœux, 8 d
Votre front au front de l'aurore, 8 e
O géants ! vous avez encore 8 e
670 De ses rayons dans les cheveux ! 8 d
Allez tous à la découverte ! 8 a
Entrez au nuage grondant ! 8 b
Et rapportez à l'herbe verte, 8 a
Et rapportez au sable ardent, 8 b
675 Rapportez, quel que soit l'abîme, 8 c
À l'enfer, que Satan opprime, 8 c
Au Tartare, où saigne Ixion, 8 d
Aux cœurs bons, à l'âme méchante, 8 e
À tout ce qui rit, mord ou chante, 8 e
680 La grande bénédiction ! 8 d
Oh ! tous à la fois, aigles, âmes, 8 a
Esprits, oiseaux, essors, raisons, 8 b
Pour prendre en vos serres les flammes, 8 a
Pour connaître les horizons, 8 b
685 À travers l'ombre et les tempêtes, 8 c
Ayant au-dessus de vos têtes 8 c
Mondes et soleils, au-dessous 8 d
Inde, Égypte, Grèce et Judée, 8 e
De la montagne et de l'idée, 8 e
690 Envolez-vous ! envolez-vous ! 8 d
N'est-ce pas que c'est ineffable 8 a
De se sentir immensité, 8 b
D'éclairer ce qu'on croyait fable 8 a
À ce qu'on trouve vérité, 8 b
695 De voir le fond du grand cratère 8 c
De sentir en soi du mystère 8 c
Entrer tout le frisson obscur, 8 d
D'aller aux astres, étincelle, 8 e
Et de se dire : Je suis l'aile ! 8 e
700 Et de se dire : J'ai l'azur ! 8 d
Allez, prêtres ! allez, génies ! 8 a
Cherchez la note humaine, allez, 8 b
Dans les suprêmes symphonies 8 a
Des grands abîmes étoilés ! 8 b
705 En attendant l'heure dorée, 8 c
L'extase de la mort sacrée, 8 c
Loin de nous, troupeaux soucieux, 8 d
Loin des lois que nous établîmes, 8 e
Allez goûter, vivants sublimes, 8 e
710 L'évanouissement des cieux ! 8 d
mètre profil métrique : 8
forme globale type : suite périodique
schéma : 70(ababccdeed) 1(ababccbddb)
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