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HUG_17/HUG387
Victor HUGO
CHÂTIMENTS
1853
LIVRE VII
LES SAUVEURS SE SAUVERONT
VII
LA CARAVANE
I
Sur la terre, tantôt sable, tantôt savane, 6+6 a
L'un à l'autre liés en longue caravane, 6+6 a
Échangeant leur pensée en confuses rumeurs, 6+6 b
Emmenant avec eux les lois, les faits, les mœurs, 6+6 b
5 Les esprits, voyageurs éternels, sont en marche. 6+6 a
L'un porte le drapeau, les autres portent l'arche ; 6+6 a
Ce saint voyage a nom Progrès. De temps en temps, 6+6 b
Ils s'arrêtent, rêveurs, attentifs, haletants, 6+6 b
Puis repartent. En route ! ils s'appellent, ils s'aident, 6+6 a
10 Ils vont ! Les horizons aux horizons succèdent, 6+6 a
Les plateaux aux plateaux, les sommets aux sommets. 6+6 b
On avance toujours, on n'arrive jamais. 6+6 b
À chaque étape un guide accourt à leur rencontre ; 6+6 a
Quand Jean Huss disparaît, Luther pensif se montre ; 6+6 a
15 Luther s'en va, Voltaire alors prend le flambeau ; 6+6 b
Quand Voltaire s'arrête, arrive Mirabeau. 6+6 b
Ils sondent, pleins d'espoir, une terre inconnue. 6+6 a
À chaque pas qu'on fait, la brume diminue ; 6+6 a
Ils marchent, sans quitter des yeux un seul instant 6+6 b
20 Le terme du voyage et l'asile où l'on tend, 6+6 b
Point lumineux au fond d'une profonde plaine, 6+6 a
La Liberté sacrée, éclatante et lointaine, 6+6 a
La Paix dans le travail, l'universel Hymen, 6+6 b
L'Idéal, ce grand but, Mecque du genre humain. 6+6 b
25 Plus ils vont, plus la Foi les pousse et les exalte. 6+6 a
Pourtant, à de certains moments, lorsqu'on fait halte, 6+6 a
Que la fatigue vient, qu'on voit le jour blêmir, 6+6 b
Et qu'on a tant marché qu'il faut enfin dormir, 6+6 b
C'est l'instant où le Mal, prenant toutes les formes, 6+6 a
30 Morne oiseau, vil reptile ou monstre aux bonds énormes, 6+6 a
Chimère, préjugé, mensonge ténébreux, 6+6 b
C'est l'heure où le Passé, qu'ils laissent derrière eux, 6+6 b
Voyant dans chacun d'eux une proie échappée, 6+6 a
Surprend la caravane assoupie et campée, 6+6 a
35 Et, sortant hors de l'ombre et du néant profond, 6+6 b
Tâche de ressaisir ces esprits qui s'en vont. 6+6 b
II
Le jour baisse ; on atteint quelque colline chauve 6+6 a
Que l'âpre solitude entoure, immense et fauve, 6+6 a
Et dont pas même un arbre, une roche, un buisson, 6+6 b
40 Ne coupe l'immobile et lugubre horizon ; 6+6 b
Les tchaouchs, aux lueurs des premières étoiles, 6+6 a
Piquent des pieux en terre et déroulent les toiles ; 6+6 a
En cercle autour du camp les feux sont allumés ; 6+6 b
Il est nuit. Gloire à Dieu ! voyageurs las, dormez. 6+6 b
45 Non, veillez ! car autour de vous tout se réveille. 6+6 a
Écoutez ! écoutez ! debout ! prêtez l'oreille ! 6+6 a
Voici qu'à la clarté du jour zodiacal, 6+6 b
L'épervier gris, le singe obscène, le chacal, 6+6 b
Les rats abjects et noirs, les belettes, les fouines, 6+6 a
50 Nocturnes visiteurs des tentes bédouines, 6+6 a
L'hyène au pas boiteux qui menace et qui fuit, 6+6 b
Le tigre au crâne plat, où nul instinct ne luit, 6+6 b
Dont la férocité ressemble à de la joie, 6+6 a
Tous, les oiseaux de deuil et les bêtes de proie, 6+6 a
55 Vers le feu rayonnant poussant d'étranges voix, 6+6 b
De tous les points de l'ombre arrivent à la fois. 6+6 b
Dans la brume, pareils aux brigands qui maraudent, 6+6 a
Bandits de la nature, ils sont tous là qui rôdent. 6+6 a
Le foyer se reflète aux yeux des léopards. 6+6 b
60 Fourmillement terrible ! on voit de toutes parts 6+6 b
Des prunelles de braise errer dans les ténèbres. 6+6 a
La solitude éclate en hurlements funèbres. 6+6 a
Des pierres, des fossés, des ravins tortueux, 6+6 b
De partout, sort un bruit farouche et monstrueux. 6+6 b
65 Car lorsqu'un pas humain pénètre dans ces plaines, 6+6 a
Toujours, à l'heure où l'ombre épanche ses haleines, 6+6 a
Où la création commence son concert, 6+6 b
Le peuple épouvantable et rauque du désert, 6+6 b
Horrible et bondissant sous les pâles nuées, 6+6 a
70 Accueille l'homme avec des cris et des huées. 6+6 a
Bruit lugubre ! chaos des forts et des petits 6+6 b
Cherchant leur proie avec d'immondes appétits ! 6+6 b
L'un glapit, l'autre rit, miaule, aboie, ou gronde, 6+6 a
Le voyageur invoque en son horreur profonde 6+6 a
75 Ou son saint musulman ou son patron chrétien. 6+6 b
Soudain tout fait silence et l'on n'entend plus rien. 6+6 b
Le tumulte effrayant cesse, râles et plaintes 6+6 a
Meurent, comme des voix par l'agonie éteintes, 6+6 a
Comme si, par miracle et par enchantement, 6+6 b
80 Dieu même avait dans l'ombre emporté brusquement 6+6 b
Renards, singes, vautours, le tigre, la panthère, 6+6 a
Tous ces monstres hideux qui sont sur notre terre 6+6 a
Ce que sont les démons dans le monde inconnu. 6+6 b
Tout se tait.
Le désert est muet, vaste et nu. 6+6 b
85 L'œil ne voit sous les cieux que l'espace sans borne. 6+6 a
Tout à coup, au milieu de ce silence morne 6+6 a
Qui monte et qui s'accroît de moment en moment, 6+6 b
S'élève un formidable et long rugissement ! 6+6 b
C'est le lion.
III
Il vient, il surgit où vous êtes, 6+6 a
90 Le roi sauvage et roux des profondeurs muettes ! 6+6 a
Il vient de s'éveiller comme le soir tombait, 6+6 b
Non, comme le loup triste, à l'odeur du gibet, 6+6 b
Non, comme le jaguar, pour aller dans les havres 6+6 a
Flairer si la tempête a jeté des cadavres, 6+6 a
95 Non, comme le chacal furtif et hasardeux, 6+6 b
Pour déterrer la nuit les morts, spectres hideux, 6+6 b
Dans quelque champ qui vit la guerre et ses désastres ; 6+6 a
Mais pour marcher dans l'ombre à la clarté des astres, 6+6 a
Car l'azur constellé plaît à son œil vermeil ; 6+6 b
100 Car Dieu fait contempler par l'aigle le soleil, 6+6 b
Et fait par le lion regarder les étoiles. 6+6 a
Il vient, du crépuscule il traverse les voiles, 6+6 a
Il médite, il chemine à pas silencieux, 6+6 b
Tranquille et satisfait sous la splendeur des cieux ; 6+6 b
105 Il aspire l'air pur qui manquait à son antre ; 6+6 a
Sa queue à coups égaux revient battre son ventre, 6+6 a
Et dans l'obscurité qui le sent approcher, 6+6 b
Rien ne le voit venir, rien ne l'entend marcher. 6+6 b
Les palmiers, frissonnant comme des touffes d'herbe, 6+6 a
110 Frémissent. C'est ainsi que, paisible et superbe, 6+6 a
Il arrive toujours par le même chemin, 6+6 b
Et qu'il venait hier, et qu'il viendra demain, 6+6 b
À cette heure où Vénus à l'occident décline. 6+6 a
Et quand il s'est trouvé proche de la colline, 6+6 a
115 Marquant ses larges pieds dans le sable mouvant, 6+6 b
Avant même que l'œil d'aucun être vivant 6+6 b
Ait pu, sous l'éternel et mystérieux dôme, 6+6 a
Voir poindre à l'horizon son vague et noir fantôme, 6+6 a
Avant que, dans la plaine, il se soit avancé, 6+6 b
120 Il se taisait ; son souffle a seulement passé, 6+6 b
Et ce souffle a suffi, flottant à l'aventure, 6+6 a
Pour faire tressaillir la profonde nature, 6+6 a
Et pour faire soudain taire au plus fort du bruit 6+6 b
Toutes ces sombres voix qui hurlent dans la nuit. 6+6 b
IV
125 Ainsi, quand, de ton antre enfin poussant la pierre, 6+6 a
Et las du long sommeil qui pèse à ta paupière, 6+6 a
Ô Peuple, ouvrant tes yeux d'où sort une clarté, 6+6 b
Tu te réveilleras dans ta tranquillité, 6+6 b
Le jour où nos pillards, où nos tyrans sans nombre 6+6 a
130 Comprendront que quelqu'un remue au fond de l'ombre, 6+6 a
Et que c'est toi qui viens, ô lion ! ce jour-là, 6+6 b
Ce vil groupe où Falstaff s'accouple à Loyola, 6+6 b
Tous ces gueux devant qui la probité se cabre, 6+6 a
Les traîneurs de soutane et les traîneurs de sabre, 6+6 a
135 Le général Soufflard, le juge Barabbas, 6+6 b
Le jésuite au front jaune, à l'œil féroce et bas, 6+6 b
Disant son chapelet dont les grains sont des balles, 6+6 a
Les Mingrats bénissant les Héliogabales, 6+6 a
Les Veuillots qui naguère, errant sans feu ni lieu, 6+6 b
140 Avant de prendre en main la cause du bon Dieu, 6+6 b
Avant d'être des saints, traînaient dans les ribotes 6+6 a
Les haillons de leur style et les trous de leurs bottes, 6+6 a
L' archevêque, ouléma du Christ ou de Mahom, 6+6 b
Mâchant avec l'hostie un sanglant Te Deum, 6+6 b
145 Les Troplong, les Rouher, violateurs de chartes, 6+6 a
Grecs qui tiennent les lois comme ils tiendraient les cartes, 6+6 a
Les beaux fils dont les mains sont rouges sous leurs gants, 6+6 b
Ces dévots, ces viveurs, ces bedeaux, ces brigands, 6+6 b
Depuis les hommes vils jusqu'aux hommes sinistres, 6+6 a
150 Tout ce tas monstrueux de gredins et de cuistres 6+6 a
Qui grincent, l'œil ardent, le mufle ensanglanté, 6+6 b
Autour de la raison et de la vérité, 6+6 b
Tous, du maître au goujat, du bandit au maroufle, 6+6 a
Pâles, rien qu'à sentir au loin passer ton souffle, 6+6 a
155 Feront silence, ô peuple ! et tous disparaîtront 6+6 b
Subitement, l'éclair ne sera pas plus prompt, 6+6 b
Cachés, évanouis, perdus sous la nuit sombre, 6+6 a
Avant même qu'on ait entendu dans cette ombre 6+6 a
Où les justes tremblants aux méchants sont mêlés, 6+6 b
160 Ta grande voix monter vers les cieux étoilés ! 6+6 b
mètre profil métrique : 6+6
forme globale type : suite de distiques
schéma : 80((aa))
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