Métrique en Ligne
HUG_14/HUG216
Victor HUGO
Les Chants du Crépuscule
1835
XXXII
À LOUIS B…
Ami, le voyageur que vous avez connu, 6+6 a
Et dont tant de douleurs ont mis le cœur à nu, 6+6 a
Monta, comme le soir s'épanchait sur la terre, 6+6 b
Triste et seul, dans la tour lugubre et solitaire ; 6+6 b
5 Tour sainte où la pensée est mêlée au granit, 6+6 a
Où l'homme met son âme, où l'oiseau fait son nid ! 6+6 a
Il gravit la spirale aux marches presque usées, 6+6 b
Dont le mur s'entr'ouvrait aux bises aiguisées, 6+6 b
Sans regarder les toits amoindris sous ses pieds ; 6+6 a
10 Puis entra sous la voûte aux arceaux étayés, 6+6 a
Où la cloche, attendant la prière prochaine, 6+6 b
Dormait, oiseau d'airain, dans sa cage de chêne! 6+6 b
Vaste et puissante cloche au battant monstrueux ! 6+6 a
Un câble aux durs replis chargeait son cou noueux. 6+6 a
15 L'œil qui s'aventurait sous sa coupole sombre 6+6 b
Y voyait s'épaissir de larges cercles d'ombre. 6+6 b
Les reflets sur ses bords se fondaient mollement. 6+6 a
Au fond tout était noir. De moment en moment 6+6 a
Sous cette voûte obscure où l'air vibrait encore 6+6 b
20 On sentait remuer comme un lambeau sonore. 6+6 b
On entendait des bruits glisser sur les parois, 6+6 a
Comme si, se parlant d'une confuse voix, 6+6 a
Dans cette ombre, où dormaient leurs légions ailées, 6+6 b
Les notes chuchotaient à demi réveillées. 6+6 b
25 Bruits douteux pour l'oreille et de l'âme écoutés ! 6+6 a
Car même en sommeillant, sans souffle et sans clartés, 6+6 a
Toujours le volcan fume et la cloche soupire ; 6+6 b
Toujours de cet airain la prière transpire, 6+6 b
Et l'on n'endort pas plus la cloche aux sons pieux 6+6 a
30 Que l'eau sur l'océan ou le vent dans les cieux ! 6+6 a
La cloche, écho du ciel placé près de la terre ! 6+6 b
Voix grondante qui parle à côté du tonnerre, 6+6 b
Faite pour la cité comme lui pour la mer! 6+6 a
Vase plein de rumeur qui se vidé dans l'air ! 6+6 a
35 Sur cette cloche, auguste et sévère surface, 6+6 b
Hélas ! chaque passant avait laissé sa trace. 6+6 b
Partout des mots impurs creusés dans le métal 6+6 a
Rompaient l'inscription du baptême natal. 6+6 a
On distinguait encore, au sommet ciselée, 6+6 b
40 Une couronne à coups de couteau mutilée. 6+6 b
Chacun, sur cet airain par Dieu même animé, 6+6 a
Avait fait son sillon où rien n'avait germé ! 6+6 a
Ils avaient semé là, ceux-ci leur vie immonde, 6+6 b
Ceux-là leurs vœux perdus comme une onde dans l'onde, 6+6 b
45 D'autres l'amour des sens dans la fange accroupi, 6+6 a
Et tous l'impiété, ce chaume sans épi. 6+6 a
Tout était profané dans la cloche bénie. 6+6 b
La rouille s'y mêlait, autre amère ironie ! 6+6 b
Sur le nom du Seigneur l'un avait mis son nom ! 6+6 a
50 Où le prêtre dit oui, l'autre avait écrit non ! 6+6 a
Lâche insulte! affront vil ! vain outrage d'une heure 6+6 b
Que fait tout ce qui passe à tout ce qui demeure ! 6+6 b
Alors, tandis que l'air se jouait dans les cieux, 6+6 a
Et que sur les chemins gémissaient les essieux, 6+6 a
55 Que les champs exhalaient leurs senteurs embaumées, 6+6 b
Les hommes leurs rumeurs et les toits leurs fumées, 6+6 b
Il sentit, à l'aspect du bronze monument, 6+6 a
Comme un arbre inquiet qui sent confusément 6+6 a
Des ailes se poser sur ses feuilles froissées, 6+6 b
60 S'abattre sur son front un essaim de pensées. 6+6 b
I
Seule en ta sombre tour aux faîtes dentelés, 6+6 a
D'où ton souffle descend sur les toits ébranlés, 6+6 a
O cloche suspendue au milieu des nuées, 6+6 b
Par ton vaste roulis si souvent remuées, 6+6 b
65 Tu dors en ce moment dans l'ombre, et rien ne luit 6+6 a
Sous ta voûte profonde où sommeille le bruit ! 6+6 a
Oh ! tandis qu'un esprit qui jusqu'à toi s'élance, 6+6 b
Silencieux aussi, contemple ton silence, 6+6 b
Sens-tu, par cet instinct vague et plein de douceur 6+6 a
70 Qui révèle toujours une sœur à la sœur, 6+6 a
Qu'à cette heure où s'endort la soirée expirante, 6+6 b
Une âme est près de toi, non moins que toi vibrante, 6+6 b
Qui bien souvent aussi jette un bruit solennel, 6+6 a
Et se plaint dans l'amour comme toi dans le ciel ! 6+6 a
II
75 Oh dans mes premiers temps de jeunesse et d'aurore, 6+6 b
Lorsque ma conscience était joyeuse encore, 6+6 b
Sur son vierge métal mon âme avait aussi 6+6 a
Son auguste origine écrite comme ici, 6+6 a
Et sans doute à côté quelque inscription sainte, 6+6 b
80 Et, n'est-ce pas, ma mère ? une couronne empreinte ! 6+6 b
Mais des passants aussi, d'impérieux passants 6+6 a
Qui vont toujours au cœur par le chemin des sens. 6+6 a
Qui, lorsque le hasard jusqu'à nous les apporte, 6+6 b
Montent notre escalier et poussent notre porte, 6+6 b
85 Qui viennent bien souvent trouver l'homme au saint lieu, 6+6 a
Et qui le font tinter pour d'autres que pour Dieu ; 6+6 a
Les passions, hélas ! tourbe un jour accourue, 6+6 b
Pour visiter mon âme ont monté de la rue, 6+6 b
Et de quelque couteau se faisant un burin, 6+6 a
90 Sans respect pour le verbe écrit sur son airain, 6+6 a
Toutes, mêlant ensemble injure, erreur, blasphême, 6+6 b
L'ont rayée en tous sens comme ton bronze même, 6+6 b
Où le nom du Seigneur, ce nom grand et sacré, 6+6 a
N'est pas plus illisible et plus défiguré ! 6+6 a
III
95 Mais qu'importe à la cloche et qu'importe à mon âme ! 6+6 b
Qu'à son heure, à son jour, l'esprit saint les réclame, 6+6 b
Les touche l'une et l'autre et leur dise : chantez! 6+6 a
Soudain, par toute voie et de tous les côtés, 6+6 a
De leur sein ébranlé, rempli d'ombres obscures, 6+6 b
100 A travers leur surface, à travers leurs souillures, 6+6 b
Et la cendre et la rouille, amas injurieux, 6+6 a
Quelque chose de grand s'épandra dans les cieux ! 6+6 a
Ce sera l'hosanna de toute créature ! 6+6 b
Ta pensée, ô Seigneur ! ta parole, ô nature ! 6+6 b
105 Oui, ce qui sortira, par sanglots, par éclairs, 6+6 a
Comme l'eau du glacier, comme le vent des mers, 6+6 a
Comme le jour à flots des urnes de l'aurore, 6+6 b
Ce qu'on verra jaillir, et puis jaillir encore, 6+6 b
Du clocher toujours droit, du front toujours debout, 6+6 a
110 Ce sera l'harmonie immense qui dit tout ! 6+6 a
Tout ! les soupirs du cœur, les élans de la foule ; 6+6 b
Le cri de ce qui monte et de ce qui s'écroule ; 6+6 b
Le discours de chaque homme à chaque passion 6+6 a
L'adieu qu'en s'en allant chante l'illusion ; 6+6 a
115 L'espoir éteint ; la barque échouée à la grève ; 6+6 b
La femme qui regrette et la vierge qui rêve ; 6+6 b
La vertu qui se fait de ce que le malheur 6+6 a
A de plus douloureux, hélas ! et de meilleur ; 6+6 a
L'autel enveloppé d'encens et de fidèles ; 6+6 b
120 Les mères retenant les enfants auprès d'elles 6+6 b
La nuit qui chaque soir fait taire l'univers 6+6 a
Et ne laisse ici-bas la parole qu'aux mers ; 6+6 a
Les couchants flamboyants ; les aubes étoilées ; 6+6 b
Les heures de soleil et de lune mêlées ; 6+6 b
125 Et les monts et les flots proclamant à la fois 6+6 a
Ce grand nom qu'on retrouve au fond de toute voix ; 6+6 a
Et l'hymne inexpliqué qui, parmi des bruits d'ailes, 6+6 b
Va de l'aire de l'aigle au nid des hirondelles, 6+6 b
Et ce cercle dont l'homme a sitôt fait le tour, 6+6 a
130 L'innocence, la foi, la prière et l'amour! 6+6 a
Et l'éternel reflet de lumière et de flamme 6+6 b
Que l'âme verse au monde et que Dieu verse à l'âme! 6+6 b
IV
Oh c'est alors qu'émus et troublés par ces chants, 6+6 a
Le peuple dans la ville et l'homme dans les champs, 6+6 a
135 Et le sage attentif aux voix intérieures, 6+6 b
A qui l'éternité fait oublier les heures, 6+6 b
S'inclinent en silence ; et que l'enfant joyeux 6+6 a
Court auprès de sa mère et lui montre les cieux ; 6+6 a
C'est alors que chacun sent un baume qui coule 6+6 b
140 Sur tous ses maux cachés ; c'est alors que la foule 6+6 b
Et le cœur isolé qui souffre obscurément 6+6 a
Boivent au même vase un même enivrement ; 6+6 a
Et que la vierge, assise au rebord des fontaines, 6+6 b
Suspend sa rêverie à ses rumeurs lointaines ; 6+6 b
145 C'est alors que les bons, les faibles, les méchants, 6+6 a
Tous à la fois, la veuve en larmes, les marchands 6+6 a
Dont l'échoppe a poussé sous le sacré portique 6+6 b
Comme un champignon vil au pied d'un chêne antique, 6+6 b
Et le croyant soumis, prosterné sous la tour, 6+6 a
150 Écoutent, effrayés et ravis tour à tour, 6+6 a
Comme on rêve au bruit sourd d'une mer écumante, 6+6 b
La grande âme d'airain qui là-haut se lamente ! 6+6 b
V
Hymne de la nature et de l'humanité ! 6+6 a
Hymne par tout écho sans cesse répété ! 6+6 a
155 Grave, inouï, joyeux, désespéré, sublime ! 6+6 b
Hymne qui des hauts lieux ruisselle dans J'abîme, 6+6 b
Et qui, des profondeurs du gouffre harmonieux, 6+6 a
Comme une onde en brouillard, remonte dans les cieux ! 6+6 a
Cantique qu'on entend sur les monts, dans les plaines, 6+6 b
160 Passer, chanter, pleurer par toutes les haleines, 6+6 b
Écumer dans le fleuve et frémir dans les bois, 6+6 a
A l'heure où nous voyons s'allumer à la fois, 6+6 a
Au bord du ravin sombre, au fond du ciel bleuâtre, 6+6 b
L'étoile du berger avec le feu du pâtre ! 6+6 b
165 Hymne qui le matin s'évapore des eaux, 6+6 a
Et qui le soir s'endort dans le nid des oiseaux ! 6+6 a
Verbe que dit la cloche aux cloches ébranlées, 6+6 b
Et que l'âme redit aux âmes consolées ! 6+6 b
Psaume immense et sans fin que ne traduiraient pas 6+6 a
170 Tous les mots fourmillants des langues d'ici-bas, 6+6 a
Et qu'exprime en entier dans un seul mot suprême 6+6 b
Celui qui dit : je prie, et celui qui dit : j'aime ! 6+6 b
Et ce psaume éclatant, cet hymne aux chants vainqueurs 6+6 a
Qui tinte dans les airs moins haut que dans les cœurs, 6+6 a
175 Pour sortir plus à flots de leurs gouffres sonores, 6+6 b
De l'âme et de la cloche ouvrira tous les pores. 6+6 b
Toutes deux le diront d'une ineffable voix, 6+6 a
Pure comme le bruit des sources dans les bois, 6+6 a
Chaste comme un soupir de l'amour qui s'ignore, 6+6 b
180 Vierge comme le chant que chante chaque aurore. 6+6 b
Alors tout parlera dans les deux instruments 6+6 a
D'amour et d'harmonie et d'extase écumants. 6+6 a
Alors, non-seulement ce qui sur leur surface 6+6 b
Reste du Verbe saint que chaque jour efface, 6+6 b
185 Mais tout ce que grava dans leur bronze souillé 6+6 a
Le passant imbécile avec son clou rouillé, 6+6 a
L'ironie et l'affront, les mots qui perdent l'âme, 6+6 b
La couronne tronquée et devenue infâme, 6+6 b
Tout puisant vie et source en leurs vibrations, 6+6 a
190 Tout se transfigurant dans leurs commotions, 6+6 a
Mêlera, sans troubler l'ensemble séraphique, 6+6 b
Un chant plaintif et tendre à leur voix magnifique ! 6+6 b
Oui, le blasphême inscrit sur le divin métal 6+6 a
Dans ce concert sacré perdra son cri fatal ; 6+6 a
195 Chaque mot qui renie et chaque mot qui doute 6+6 b
Dans ce torrent d'amour exprimera sa goutte ; 6+6 b
Et, pour faire éclater l'hymne pur et serein, 6+6 a
Rien ne sera souillure et tout sera l'airain ! 6+6 a
VI
Oh ! c'est un beau triomphe à votre loi sublime, 6+6 b
200 Seigneur, pour vos regards dont le feu nous ranime 6+6 b
C'est un spectacle auguste, ineffable et bien doux 6+6 a
A l'homme comme à l'ange, à l'ange comme à vous, 6+6 a
Qu'une chose en passant par l'impie avilie, 6+6 b
Qui, dès que votre esprit la touche, se délie, 6+6 b
205 Et sans même songer à son indigne affront, 6+6 a
Chante, l'amour au cœur et le blasphême au front ! 6+6 a
※ ※ ※
Voilà sur quelle pente, en ruisseaux divisée, 6+6 b
S'écoulait flots à flots l'onde de sa pensée, 6+6 b
Grossie à chaque instant par des sanglots du cœur. 6+6 a
210 La nuit, que la tristesse aime comme une sœur, 6+6 a
Quand il redescendit, avait couvert le monde; 6+6 b
Il partit ; et la vie incertaine et profonde 6+6 b
Emporta vers des jours plus mauvais ou meilleurs, 6+6 a
Vers des événements amoncelés ailleurs, 6+6 a
215 Cet homme au flanc blessé, ce front sévère où tremble 6+6 b
Une âme en proie au sort, soumise et tout ensemble 6+6 b
Rebelle au dur battant qui la vient tourmenter, 6+6 a
De verre pour gémir, d'airain pour résister. 6+6 a
mètre profil métrique : 6+6
forme globale type : suite de distiques
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