Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
M = voyelle masculine
F = "e" féminin
| = césure
HUG_14/HUG201
Victor HUGO
Les Chants du Crépuscule
1835
XVII
À ALPHONSE RABBE
MORT LE 31 DÉCEMBRE 1829
Hélas ! que fais-tu donc, | ô Rabbe, ô mon ami, 6+6 a
Sévère historien | dans la tombe endormi ! 6+6 a
Je l'ai pensé souvent | dans mes heures funèbres, 6+6 b
Seul près de mon flambeau | qui rayait les ténèbres, 6+6 b
5 O noble ami, pareil | aux hommes d'autrefois, 6+6 a
Il manque parmi nous | ta voix, ta forte voix 6+6 a
Pleine de l'équité | qui gonflait ta poitrine ; 6+6 b
Il nous manque ta main | qui grave et qui burine, 6+6 b
Dans ce siècle où par l'or | les sages sont distraits, 6+6 a
10 Où l'idée est servante | auprès des intérêts, 6+6 a
Temps de fruits avortés | et de tiges rompues, 6+6 b
D'instincts dénaturés, | de raisons corrompues, 6+6 b
Où, dans l'esprit humain | tout étant dispersé, 6+6 a
Le présent au hasard | flotte sur le passé ! 6+6 a
15 Si parmi nous ta tête | était debout encore, 6+6 b
Cette cime où vibrait | l'éloquence sonore, 6+6 b
Au milieu de nos flots | tu serais calme et grand. 6+6 a
Tu serais comme un pont | posé sur le courant. 6+6 a
Tu serais pour chacun | la voix haute et sensée 6+6 b
20 Qui fait que tout brouillard | s'en va de la pensée, 6+6 b
Et que la vérité, | qu'en vain nous repoussions, 6+6 a
Sort de l'amas confus | des sombres visions ! 6+6 a
Tu dirais aux partis | qu'ils font trop de poussière 6+6 b
Autour de la raison | pour qu'on la voie entière ; 6+6 b
25 Au peuple, que la loi | du travail est sur tous, 6+6 a
Et qu'il est assez fort | pour n'être pas jaloux ; 6+6 a
Au pouvoir, que jamais | le pouvoir ne se venge, 6+6 b
Et que pour le penseur | c'est un spectacle étrange 6+6 b
Et triste quand la loi, | figure au bras d'airain, 6+6 a
30 Déesse qui ne doit | avoir qu'un front serein, 6+6 a
Sort à de certains jours | de l'urne consulaire 6+6 b
L'œil hagard, écumante | et folle de colère ! 6+6 b
Et ces jeunes esprits, | à qui tu souriais, 6+6 a
Et que leur âge livre | aux rêves inquiets, 6+6 a
35 Tu leur dirais : « Amis, | nés pour des temps prospères, 6+6 b
» Oh ! n'allez pas errer | comme ont erré vos pères ! 6+6 b
» Laissez mûrir vos fronts ! | gardez-vous, jeunes gens, 6+6 a
» Des systèmes dorés | aux plumages changeants 6+6 a
» Qui dans les carrefours | s'en vont faire la roue ! 6+6 b
40 » Et de ce qu'en vos cœurs | l'Amérique secoue, 6+6 b
» Peuple à peine essayé, | nation de hasard, 6+6 a
» Sans tige, sans passé, | sans histoire et sans art ! 6+6 a
» Et de cette sagesse | impie, envenimée, 6+6 b
» Du cerveau de Voltaire | éclose tout armée, 6+6 b
45 » Fille de l'ignorance | et de l'orgueil, posant 6+6 a
» Les lois des anciens jours | sur les mœurs d'à-présent, 6+6 a
» Qui refait un chaos | partout où fut un monde ; 6+6 b
» Qui rudement enfonce, | ô démence profonde ! 6+6 b
» Le casque étroit de Sparte | au front du vieux Paris ; 6+6 a
50 » Qui dans les temps passés, | mal lus et mal compris, 6+6 a
» Viole effrontément | tout sage pour lui faire 6+6 b
» Un monstre qui serait | la terreur de son père ! 6+6 b
» Si bien que les héros | antiques tout tremblants 6+6 a
» S'en sont voilé la face, | et qu'après trois mille ans, 6+6 a
55 » Par ses embrassements | réveillé sous la pierre, 6+6 b
» Lycurgue qu'elle épouse | enfante Robespierre ! » 6+6 b
Tu nous dirais à tous : | « Ne vous endormez pas ! 6+6 a
» Veillez et soyez prêts ! | car déjà pas à pas 6+6 a
» La main de l'oiseleur | dans l'ombre s'est glissée 6+6 b
60 » Partout où chante un nid | couvé par la pensée ! 6+6 b
» Car les plus nobles cœurs | sont vaincus ou sont las ! 6+6 a
» Car la Pologne aux fers | ne peut plus même, hélas ! 6+6 a
» Mordre le pied du czar | appuyé sur sa gorge ! 6+6 b
» Car on voit chaque jour | s'allonger dans la forge 6+6 b
65 » La chaîne que les rois, | craignant la Liberté, 6+6 a
» Font pour cette géante | endormie à côté ! 6+6 a
» Ne vous endormez pas ! | Travaillez sans relâche ! 6+6 b
» Car les grands ont leur œuvre | et les petits leur tâche. 6+6 b
» Chacun a son ouvrage | à faire. Chacun met 6+6 a
70 » Sa pierre à l'édifice | encor loin du sommet. — 6+6 a
» Qui croit avoir fini | pour un roi qu'on dépose 6+6 b
» Se trompe. Un roi qui tombe | est toujours peu de chose. 6+6 b
» Il est plus difficile | et c'est un plus grand poids 6+6 a
» De relever les mœurs | que d'abattre les rois. 6+6 a
75 » Rien chez vous n'est complet. | La ruine ou l'ébauche. 6+6 b
» L'épi n'est pas formé | que votre main le fauche ! 6+6 b
» Vous êtes encombrés | de plans toujours rêvés 6+6 a
» Et jamais accomplis. | Hommes, vous ne savez, 6+6 a
» Tant vous connaissez peu | ce qui convient aux âmes, 6+6 b
80 » Que faire des enfants | ni que faire des femmes ! 6+6 b
» Où donc en êtes-vous ? | Vous vous applaudissez 6+6 a
» Pour quelques blocs de lois | au hasard entassés! 6+6 a
» Ah ! l'heure du repos | pour aucun n'est venue. 6+6 b
» Travaillez ! Vous cherchez | une chose inconnue ; — 6+6 b
85 » Vous n'avez pas de foi, | vous n'avez pas d'amour ; 6+6 a
» Rien chez vous n'est encore | éclairé du vrai jour! 6+6 a
» Crépuscule et brouillards | que vos plus clairs systèmes ! 6+6 b
» Dans vos lois, dans vos mœurs, | et dans vos esprits mêmes, 6+6 b
» Partout l'aube blanchâtre | ou le couchant vermeil ! 6+6 a
90 » Nulle part le midi ! | nulle part le soleil ! » 6+6 a
Tu parlerais ainsi | dans des livres austères, 6+6 b
Comme parlaient jadis | les anciens solitaires, 6+6 b
Comme parlent tous ceux | devant qui l'on se tait, 6+6 a
Et l'on t'écouterait | comme on les écoutait. 6+6 a
95 Et l'on viendrait vers toi | dans ce siècle plein d'ombre 6+6 b
Où, chacun se heurtant | aux obstacles sans' nombre — 6+6 b
Que faute de lumière | on tâte avec la main, 6+6 a
Le conseil manque à l'âme | et le guide au chemin ! 6+6 a
※ ※ ※
Hélas ! à chaque instant | des souffles de tempêtes 6+6 b
100 Amassent plus de brume | et d'ombre sur nos .têtes. 6+6 b
De moment en moment | l'avenir s'assombrit. 6+6 a
Dans le calme du cœur, | dans la paix de l'esprit, 6+6 a
Je t'adressais ces vers | où mon âme sereine 6+6 b
N'a laissé sur ta pierre | écumer nulle haine, 6+6 b
105 A toi qui dors couché | dans le tombeau profond, 6+6 a
A toi qui ne sais plus | ce que les hommes font ! 6+6 a
Je t'adressais ces vers | pleins de tristes présages. 6+6 b
Car c'est bien follement | que nous nous croyions sages ! 6+6 b
Le combat furieux | recommence à gronder 6+6 a
110 Entre le droit de croître | et le droit d'émonder ; 6+6 a
La bataille où les lois | attaquent les idées 6+6 b
Se mêle de nouveau | sur des mers mal sondées ; 6+6 b
Chacun se sent troublé | comme l'eau sous le vent ; 6+6 a
Et moi-même, à cette heure, | à mon foyer rêvant, 6+6 a
115 Voilà, depuis cinq ans | qu'on oubliait Procuste, 6+6 b
Que j'entends aboyer | au seuil du drame auguste 6+6 b
La censure à l'haleine | immonde, aux ongles noirs, 6+6 a
Cette chienne au front bas | qui suit tous les pouvoirs, 6+6 a
Vile, et mâchant toujours | dans sa gueule souillée, 6+6 b
120 O muse ! quelque pan | de ta robe étoilée ! 6+6 b
Hélas ! que fais-tu donc, | ô Rabbe, ô mon ami, 6+6 a
Sévère historien | dans la tombe endormi ? 6+6 a
mètre profil métrique : 6+6
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