Métrique en Ligne
HUG_14/HUG197
Victor HUGO
Les Chants du Crépuscule
1835
XIII
Il n'avait pas vingt ans. Il avait abusé 6+6 a
De tout ce qui peut être aimé, souillé, brisé. 6+6 a
Il avait tout terni sous ses mains effrontées. 6+6 b
Les blêmes voluptés sur sa trace ameutées 6+6 b
5 Sortaient, pour l'appeler, de leur repaire impur 6+6 a
Quand son ombre passait à l'angle de leur mur. 6+6 a
Sa sève, nuit et jour, s'épuisait aux orgies 6+6 b
Comme la cire ardente aux mèches des bougies. 6+6 b
Chassant l'été, l'hiver il posait au hasard 6+6 a
10 Son coude à l'Opéra sur Gluck ou sur Mozart. 6+6 a
Jamais il ne trempait sa tête dans ces ondes 6+6 b
Qu'Homère et que Shakspeare épanchent si profondes ; 6+6 b
Il ne croyait à rien ; jamais il ne rêvait ; 6+6 a
Le bâillement hideux siégeait à son chevet ; 6+6 a
15 Toujours son ironie, inféconde et morose, 6+6 b
Jappait sur les talons de quelque grande chose ; 6+6 b
Il se faisait de tout le centre et le milieu ; 6+6 a
Il achetait l'amour, il aurait vendu Dieu. 6+6 a
La nature, la mer, le ciel bleu, les étoiles, 6+6 b
20 Tous ces vents pour qui l'âme a toujours quelques voiles, 6+6 b
N'avaient rien dont son cœur fût dans l'ombre inquiet. 6+6 a
Il n'aimait pas les champs. Sa mère l'ennuyait. 6+6 a
Enfin, ivre, énervé, ne sachant plus que faire, 6+6 b
Sans haine, sans amour, et toujours, ô misère ! 6+6 b
25 Avant la fin du jour blasé du lendemain, 6+6 a
Un soir qu'un pistolet se trouva sous sa main, 6+6 a
Il rejeta son âme au ciel, voûte fatale, 6+6 b
Comme le fond du verre au plafond de la salle ! 6+6 b
Jeune homme, tu fus lâche, imbécile et méchant. 6+6 a
30 Nous ne te plaindrons pas. Lorsque le soc tranchant 6+6 a
A passé, donne-t-on une larme à l'ivraie ? 6+6 b
Mais ce que nous plaindrons d'une douleur bien vraie, 6+6 b
C'est celle sur laquelle un tel fils est tombé, 6+6 a
C'est ta mère, humble femme au dos lent et courbé, 6+6 a
35 Qui sent fléchir sans toi son front que l'âge plombe, 6+6 b
Et qui fit le berceau de qui lui fait sa tombe ! 6+6 b
Nous ne te plaindrons pas, mais ce que nous plaindrons, 6+6 a
Ce qui nous est encor sacré sous les affronts, 6+6 a
C'est cette triste enfant qui jadis pure et tendre 6+6 b
40 Chantait à sa mansarde où ton or l'alla prendre, 6+6 b
Qui s'y laissa tenter comme au soleil levant, 6+6 a
Croyant la faim derrière et le bonheur devant ; 6+6 a
Qui voit son âme, hélas ! qu'on mutile et qu'on foule, 6+6 b
Éparse maintenant sous les pieds de la foule ; 6+6 b
45 Qui pleure son parfum par tout souffle enlevé ; 6+6 a
Pauvre vase de fleurs tombé sur le pavé ! 6+6 a
Non, ce que nous plaindrons, ce n'est pas toi, vaine ombre, 6+6 b
Chiffre qu'on n'a jamais compté dans aucun nombre, 6+6 b
C'est ton nom jadis pur, maintenant avili. 6+6 a
50 C'est ton père expiré, ton père enseveli, 6+6 a
Vénérable soldat de notre armée ancienne, 6+6 b
Que ta tombe en s'ouvrant réveille dans la sienne ! 6+6 b
Ce sont tes serviteurs, tes parents, tes amis, 6+6 a
Tous ceux qui t'entouraient, tous ceux qui s'étaient mis 6+6 a
55 Follement à ton ombre, et dont la destinée 6+6 b
Par malheur dans la tienne était enracinée. 6+6 b
C'est tout ce qu'ont flétri tes caprices ingrats. 6+6 a
C'est ton chien qui t'aimait et que tu n'aimais pas ! 6+6 a
Pour toi, triste orgueilleux, riche au cœur infertile, 6+6 b
60 Qui vivais impuissant et qui meurs inutile, 6+6 b
Toi qui tranchas tes jours pour faire un peu de bruit, 6+6 a
Sans même être aperçu, retourne dans la nuit! 6+6 a
C'est bien. Sors du festin sans qu'un flambeau s'efface ! 6+6 b
Tombe au torrent, sans même en troubler la surface ! 6+6 b
65 Ce siècle a son idée, elle marche à grands pas 6+6 a
Et toujours à son but! Ton sépulcre n'est pas 6+6 a
De ceux qui la feront trébucher dans sa route. 6+6 b
Ta porte en se fermant ne vaut pas qu'on l'écoute. 6+6 b
Va donc ! Qu'as-tu trouvé, ton caprice accompli ? 6+6 a
70 Voluptueux, la tombe, et vaniteux, l'oubli! 6+6 a
※ ※ ※
Certe, une telle mort, ignorée ou connue, 6+6 b
N'importe pas au siècle, et rien n'en diminue. 6+6 b
On n'en parle pas même et l'on passe à côté. 6+6 a
Mais lorsque, grandissant sous le ciel attristé, 6+6 a
75 L'aveugle suicide étend son aile sombre, 6+6 b
Et prend à chaque instant plus d'âmes sous son ombre ; 6+6 b
Quand il éteint partout, hors des desseins de Dieu, 6+6 a
Des fronts pleins de lumière et des cœurs pleins de feu ; 6+6 a
Quand Robert, qui voilait, peintre au pinceau de flamme, 6+6 b
80 Sous un regard serein l'orage de son âme, 6+6 b
Rejette le calice avant la fin du jour 6+6 a
Dès qu'il en a vidé ce qu'il contient d'amour ; 6+6 a
Quand Castelreagh, ce taon qui piqua Bonaparte, 6+6 b
Cet Anglais mélangé de Carthage et de Sparte, 6+6 b
85 Se plonge au cœur l'acier et meurt désabusé, 6+6 a
Assouvi de pouvoir, de ruses épuisé ; 6+6 a
Quand Rabbe de poison inonde ses blessures ; 6+6 b
Comme un cerf poursuivi d'aboyantes morsures, 6+6 b
Lorsque Gros haletant se jette, faible et vieux, 6+6 a
90 Au fleuve, pour tromper sa meute d'envieux; 6+6 a
Quand de la mère au fils et du père à la fille, 6+6 b
Partout ce vent de mort ébranche la famille ; 6+6 b
Lorsqu'on voit le vieillard se hâter au tombeau 6+6 a
Après avoir long-temps trouvé le soleil beau, 6+6 a
95 Et l'épouse quittant le foyer domestique, 6+6 b
Et l'écolier lisant dans quelque livre antique, 6+6 b
Et tous ces beaux enfants, hélas ! trop tôt mûris, 6+6 a
Qui ne connaissaient pas les hommes, qu'à Paris 6+6 a
Souvent un songe d'or jusques au ciel enlève, 6+6 b
100 Et qui se sont tués quand, du haut de leur rêve 6+6 b
De gloire, de vertu, d'amour, de liberté, 6+6 a
Ils sont tombés le front sur la société ; — 6+6 a
Alors le croyant prie et le penseur médite ! 6+6 b
Hélas ! l'humanité va peut-être trop vite. 6+6 b
105 Où tend ce siècle ? où court le troupeau des esprits ? 6+6 a
Rien n'est encor trouvé, rien n'est encor compris ; 6+6 a
Car beaucoup ici-bas sentent que l'espoir tombe, 6+6 b
Et se brisent la tête à l'angle de la tombe 6+6 b
Comme vous briseriez le soir sur le pavé 6+6 a
110 Un œuf où rien ne germe et qu'on n'a pas couvé ! 6+6 a
Mal d'un siècle en travail où tout se décompose ! 6+6 b
Quel en est le remède et quelle en est la cause ? 6+6 b
Serait-ce que la foi derrière la raison 6+6 a
Décroît comme un soleil qui baisse à l'horizon ? 6+6 a
115 Que Dieu n'est plus compté dans ce que l'homme fonde ? 6+6 b
Et qu'enfin il se fait une nuit trop profonde 6+6 b
Dans ces recoins du cœur, du monde inaperçus, 6+6 a
Que peut seule éclairer votre lampe, ô Jésus ! 6+6 a
Est-il temps, matelots mouillés par la tempête, 6+6 b
120 De rebâtir l'autel et de courber la tête ? 6+6 b
Devons-nous regretter ces jours anciens et forts 6+6 a
Où les vivants croyaient ce qu'avaient cru les morts, 6+6 a
Jours de piété grave et de force féconde, 6+6 b
Lorsque la Bible ouverte éblouissait le monde ! 6+6 b
125 Amas sombre et mouvant de méditations ! 6+6 a
Problèmes périlleux ! obscures questions 6+6 a
Qui font que, par moments s'arrêtant immobile, 6+6 b
Le poëte pensif erre encor dans la ville 6+6 b
A l'heure où sur ses pas on ne rencontre plus 6+6 a
130 Que le passant tardif aux yeux irrésolus 6+6 a
Et la ronde de nuit, comme un rêve apparue, 6+6 b
Qui va tâtant dans l'ombre à tous les coins de rue ! 6+6 b
mètre profil métrique : 6+6
forme globale type : suite de distiques
schéma : 66((aa))
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