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| = césure
HUG_14/HUG196
Victor HUGO
Les Chants du Crépuscule
1835
XII
À CANARIS
D'où vient que ma pensée encor revole à toi, 6+6 a
Grec illustre à qui nul ne songe, excepté moi ? 6+6 a
D'où vient que me voilà, seul et dans la nuit noire, 6+6 b
Grave et triste, essayant de redorer ta gloire ? 6+6 b
5 Tandis que là, dehors, cent rhéteurs furieux 6+6 a
Grimpent sur des tréteaux pour attirer les yeux, 6+6 a
D'où vient que c'est vers toi que mon esprit retourne, 6+6 b
Vers toi sur qui l'oubli s'enracine et séjourne ? 6+6 b
C'est que tu fus tranquille et grand sous les lauriers. 6+6 a
10 Nous autres qui chantons, nous aimons les guerriers, 6+6 a
Comme sans doute aussi vous aimez les poëtes. 6+6 b
Car ce que nous chantons vient de ce que vous faites ! 6+6 b
Car le héros est fort et le poëte est saint ! 6+6 a
Les poëtes profonds qu'aucun souffle n'éteint 6+6 a
15 Sont pareils au volcan de la Sicile blonde 6+6 b
Que tes regards sans doute ont vu fumer sur l'onde ; 6+6 b
Comme le haut Etna, flamboyant et fécond, 6+6 a
Ils ont la lave au cœur et l'épi sur le front ! 6+6 a
Et puis, ce fut toujours un instinct de mon âme, 6+6 b
20 Quand ce chaos mêlé de fumée et de flamme, 6+6 b
Quand ce grand tourbillon, par Dieu même conduit, 6+6 a
Qui nous emporte tous au jour ou dans la nuit, 6+6 a
A passé sur le front des héros et des sages, 6+6 b
Comme après la tempête on court sur les rivages, 6+6 b
25 Moi je vais ramasser ceux qu'il jette dehors, 6+6 a
Ceux qui sont oubliés comme ceux qui sont morts ! 6+6 a
Va, ne regrette rien. Ta part est la meilleure. 6+6 b
Vieillir dans ce Paris qui querelle et qui pleure 6+6 b
Et qui chante ébloui par mille visions 6+6 a
30 Comme une courtisane aux folles passions ; 6+6 a
Rouler sur cet amas de têtes sans idées 6+6 b
Pleines chaque matin et chaque soir vidées ; 6+6 b
Croître, fruit ignoré, dans ces rameaux touffus ; 6+6 a
Être admiré deux jours par tous ces yeux confus ; 6+6 a
35 Écouter dans ce gouffre où tout ruisseau s'écoule 6+6 b
Le bruit que fait un nom en tombant sur la foule ; 6+6 b
Si des mœurs du passé quelque reste est debout, 6+6 a
Se répandre en torrents, comme une onde qui bout, 6+6 a
Sur cette forteresse autrefois glorieuse 6+6 b
40 Par la brèche qu'y fait la presse furieuse ; 6+6 b
Contempler jour et nuit ces flots et leur rumeur, 6+6 a
Et s'y mêler soi-même, inutile rameur ; 6+6 a
Voir de près, haletants sous la main qui les pique, 6+6 b
Les ministres traîner la machine publique, 6+6 b
45 Charrue embarrassée en des sillons bourbeux 6+6 a
Dont nous sommes le soc et dont ils sont les bœufs ; 6+6 a
Tirer sur le théâtre, en de funèbres drames, 6+6 b
Du choc des passions l'étincelle des âmes, 6+6 b
Et comme avec la main tordre et presser les cœurs 6+6 a
50 Pour en faire sortir goutte à goutte les pleurs ; 6+6 a
Emplir de son fracas la tribune aux harangues, 6+6 b
Babel où de nouveau se confondent les langues ; 6+6 b
Harceler les pouvoirs ; jeter sur ce qu'ils font 6+6 a
L'écume d'un discours au flot sombre et profond ; 6+6 a
55 Être un gond de la porte, une clef de la voûte ; 6+6 b
Si l'on est grand et fort, chaque jour dans sa route 6+6 b
Écraser des serpents tout gonflés de venins ; 6+6 a
Être arbuste dans l'herbe et géant chez les nains ; 6+6 a
Tout cela ne vaut pas, ô noble enfant de l'onde, 6+6 b
60 Le bonheur de flotter sur cette mer féconde 6+6 b
Qui vit partir Argo, qui vit naître Colomb, 6+6 a
D'y jeter par endroits la sonde aux pieds de plomb, 6+6 a
Et de voir, à travers la vapeur du cigare, 6+6 b
Décroître à l'horizon Mantinée ou Mégare ! 6+6 b
※ ※ ※
65 Que si tu nous voyais, ô fils de l'Archipel, 6+6 a
Quand la presse a battu l'unanime rappel, 6+6 a
Créneler à la hâte un droit qu'on veut détruire, 6+6 b
Ou, foule dévouée à qui veut nous conduire, 6+6 b
Contre un pouvoir pygmée agitant son beffroi, 6+6 a
70 Nous ruer pêle-mêle à l'assaut d'une loi, 6+6 a
Sur ces combats d'enfants, sur ces frêles trophées, 6+6 b
Oh ! que tu jetterais le dédain par bouffées, 6+6 b
Toi qui brises tes fers rien qu'en les secouant, 6+6 a
Toi dont le bras, la nuit, envoie en se jouant, 6+6 a
75 Avec leurs icoglans, leurs noirs, leurs femmes nues, 6+6 b
Les capitans-pachas s'éveiller dans les nues! 6+6 b
※ ※ ※
Va, que te fait l'oubli de ceux dont tu rirais 6+6 a
Si tu voyais leurs mains et leurs âmes de près ? 6+6 a
Que t'importe ces cœurs faits de cire ou de pierre, 6+6 b
80 Ces mémoires en qui tout est cendre et poussière, 6+6 b
Ce traitant qui, du peuple infructueux fardeau, 6+6 a
N'est bon qu'à s'emplir d'or comme l'éponge d'eau, 6+6 a
Ce marchand accoudé sur son comptoir avide, 6+6 b
Et ce jeune énervé, face imbécile et vide, 6+6 b
85 Eunuque par le cœur, qui n'admire à Paris 6+6 a
Que les femmes de race et les chevaux de prix ! 6+6 a
Que t'importe le bruit de l'Europe où tout roule, 6+6 b
L'homme et l'événement, sous les pieds de la foule ! 6+6 b
De Paris qui s'éveille et s'endort tour-à-tour, 6+6 a
90 Et fait un mauvais rêve en attendant le jour! 6+6 a
De Londre où l'hôpital ne vaut pas l'hippodrome ! 6+6 b
De Rome qui n'est plus que l'écaille de Rome ! 6+6 b
Et de ceux qui sont rois ou tribuns, et de ceux 6+6 a
Qui tiennent ton Hellé sous leur joug paresseux, 6+6 a
95 Vandales vernissés, blonds et pâles barbares, 6+6 b
Qui viennent au pays des rudes Palikares, 6+6 b
Tout restaurer, mœurs, peuple et monuments, hélas ! 6+6 a
Civiliser la Grèce et gratter Phidias 6+6 a
Et puis, qui sait — candeur que j'admire et que j'aime ! — 6+6 b
100 Si tu n'as pas fini par t'oublier toi-même ! 6+6 b
Que t'importe ! tandis que, debout sur le port, 6+6 a
Tu vends à quelque Anglais un passage à ton bord ; 6+6 a
Ou que tu fais rouler et ranger sur la grève 6+6 b
Des ballots que long-temps le marchand vit en rêve ; 6+6 b
105 Ou que ton joyeux rire accueille tes égaux, 6+6 a
Tes amis, les patrons de Corinthe et d'Argos ; 6+6 a
Peut-être en ce moment quelque femme de Grèce, 6+6 b
Dont un bandeau païen serre la noire tresse, 6+6 b
Mère féconde ou fille avec de vieux parents, 6+6 a
110 Tourne sur toi ses yeux fixes et transparents, 6+6 a
Se souvient de Psara, de Chio, de Nauplie, 6+6 b
Et de toute la mer de Canaris remplie, 6+6 b
Et t'admirant de loin comme on admire un roi, 6+6 a
Sans oser te parler, passe en priant pour toi ! 6+6 a
mètre profil métrique : 6+6
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