Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
M = voyelle masculine
F = "e" féminin
| = césure
HUG_14/HUG189
Victor HUGO
Les Chants du Crépuscule
1835
V
NAPOLÉON II
I
Mil huit cent onze ! — O temps, | où des peuples sans nombre 6+6 a
Attendaient prosternés | sous un nuage sombre 6+6 a
Que le Ciel eût dit oui ! 6 b
Sentaient trembler sous eux | les états centenaires, 6+6 c
5 Et regardaient le Louvre | entouré de tonnerres, 6+6 c
Comme un Mont-Sinaï ! 6 b
Courbés comme un cheval | qui sent venir son maître, 6+6 a
Ils se disaient entre eux : | — Quelqu'un de grand va naître ! 6+6 a
L'immense empire attend | un héritier demain. 6+6 b
10 Qu'est-ce que le Seigneur | va donner à cet homme 6+6 c
Qui, plus grand que César, | plus grand même que Rome, 6+6 c
Absorbe dans son sort | le sort du genre humain ? — 6+6 b
Comme ils parlaient, la nue | éclatante et profonde 6+6 a
S'entr'ouvrit, et l'on vit | se dresser sur le monde 6+6 a
15 L'homme prédestiné, 6 b
Et les peuples béants | ne purent que se taire, 6+6 c
Car ses deux bras levés | présentaient à la terre 6+6 c
Un enfant nouveau-né »! 6 b
Au souffle de l'enfant, | dôme des Invalides, 6+6 a
20 Les drapeaux prisonniers | sous tes voûtes splendides 6+6 a
Frémirent, comme au vent | frémissent les épis ; 6+6 b
Et son cri, ce doux cri | qu'une nourrice apaise, 6+6 c
Fit, nous l'avons tous vu, | bondir et hurler d'aise 6+6 c
Les canons monstrueux | à ta porte accroupis ! 6+6 b
25 Et Lui ! l'orgueil gonflait | sa puissante narine ; 6+6 a
Ses deux bras, jusqu'alors | croisés sur sa poitrine, 6+6 a
S'étaient enfin ouverts ! 6 b
Et l'enfant, soutenu | dans sa main paternelle, 6+6 c
Inondé des éclairs | de sa fauve prunelle, 6+6 c
30 Rayonnait au travers ! 6 b
Quand il eut bien fait voir | l'héritier de ses trônes 6+6 a
Aux vieilles nations | comme aux vieilles couronnes, 6+6 a
Éperdu, l'œil fixé | sur quiconque était roi, 6+6 b
Comme un aigle arrivé | sur une haute cime, 6+6 c
35 Il cria tout joyeux | avec un air sublime : 6+6 c
— L'avenir ! l'avenir ! | l'avenir est à moi ! 6+6 b
II
Non, l'avenir n'est à personne ! 8 a
Sire ! l'avenir est à Dieu ! 8 b
A chaque fois que l'heure sonne, 8 a
40 Tout ici-bas nous dit adieu. 8 b
L'avenir ! l'avenir ! mystère ! 8 c
Toutes les choses de la terre, 8 c
Gloire, fortune militaire, 8 c
Couronne éclatante des rois, 8 d
45 Victoire aux ailes embrasées, 8 e
Ambitions réalisées, 8 e
Ne sont jamais sur nous posées 8 e
Que comme l'oiseau sur nos toits ! 8 d
Non, si puissant qu'on soit, | non, qu'on rie ou qu'on pleure, 6+6 a
50 Nul ne te fait parler, | nul ne peut avant l'heure 6+6 a
Ouvrir ta froide main, 6 b
O fantôme muet, | ô notre ombre, ô notre hôte, 6+6 c
Spectre toujours masqué | qui nous suit côte à côte, 6+6 c
Et qu'on nomme demain ! 6 b
55 Oh ! demain, c'est la grande chose ! 8 a
De quoi demain sera-t-il fait ? 8 b
L'homme aujourd'hui sème la cause, 8 a
Demain Dieu fait mûrir l'effet. 8 b
Demain, c'est l'éclair dans la voile, 8 c
60 C'est le nuage sur l'étoile, 8 c
C'est un traître qui se dévoile, 8 c
C'est le bélier qui bat les tours, 8 d
C'est l'astre qui change de zône, 8 e
C'est Paris qui suit Babylone ; 8 e
65 Demain, c'est le sapin du trône, 8 e
Aujourd'hui, c'en est le velours ! 8 d
Demain, c'est le cheval | qui s'abat blanc d'écume. 6+6 a
Demain, ô conquérant, | c'est Moscou qui s'allume, 6+6 a
La nuit, comme un flambeau'. 6 b
70 C'est votre vieille garde | au loin jonchant la plaine. 6+6 c
Demain, c'est Waterloo ! | demain, c'est Sainte-Hélène ! 6+6 c
Demain, c'est le tombeau ! 6 b
Vous pouvez entrer dans les villes 8 a
Au galop de votre coursier, 8 b
75 Dénouer les guerres civiles 8 a
Avec le tranchant de l'acier ; 8 b
Vous pouvez, ô mon capitaine, 8 c
Barrer la Tamise hautaine, 8 c
Rendre la victoire incertaine 8 c
80 Amoureuse de vos clairons, 8 d
Briser toutes portes fermées, 8 e
Dépasser toutes renommées, 8 e
Donner pour astre à des armées 8 e
L'étoile de vos éperons ! 8 d
85 Dieu garde la durée | et vous laisse l'espace ; 6+6 a
Vous pouvez sur la terre | avoir toute la place, 6+6 a
Être aussi grand qu'un front | peut l'être sous le ciel ; 6+6 b
Sire, vous pouvez prendre, | à votre fantaisie, 6+6 c
L'Europe à Charlemagne, | à Mahomet l'Asie ; — 6+6 c
90 Mais tu ne prendras pas | demain à l'Éternel ! 6+6 b
III
O revers ! ô leçon ! | — Quand l'enfant de cet homme 6+6 a
Eut reçu pour hochet | la couronne de Rome ; 6+6 a
Lorsqu'on l'eut revêtu | d'un nom qui retentit ; 6+6 b
Lorsqu'on eut bien montré | son front royal qui tremble 6+6 c
95 Au peuple émerveillé | qu'on puisse tout ensemble 6+6 c
Être si grand et si petit ; 8 b
Quand son père eut pour lui | gagné bien des batailles ; 6+6 a
Lorsqu'il eut épaissi | de vivantes murailles 6+6 a
Autour du nouveau-né | riant sur son chevet ; 6+6 b
100 Quand ce grand ouvrier, | qui savait comme on fonde, 6+6 c
Eut, à coups de cognée, | à peu près fait le monde 6+6 c
Selon le songe qu'il rêvait ; 8 b
Quand tout fut préparé | par les mains paternelles, 6+6 a
Pour doter l'humble enfant | de splendeurs éternelles ; 6+6 a
105 Lorsqu'on eut de sa vie | assuré les relais ; 6+6 b
Quand, pour loger un jour | ce maître héréditaire, 6+6 c
On eut enraciné | bien avant dans la terre 6+6 c
Les pieds de marbre des palais ; 8 b
Lorsqu'on eut pour sa soif | posé devant la France 6+6 a
110 Un vase tout rempli | de vin de l'espérance… 6+6 a
Avant qu'il eût goûté | de ce poison doré, 6+6 b
Avant que de sa lèvre | il eût touché la coupe, 6+6 c
Un cosaque survint | qui prit l'enfant en croupe 6+6 c
Et l'emporta tout effaré ! 8 b
IV
115 Oui, l'aigle, un soir, planait | aux voûtes éternelles, 6+6 a
Lorsqu'un grand coup de vent | lui cassa les deux ailes ; 6+6 a
Sa chute fit dans l'air | un foudroyant sillon ; 6+6 b
Tous alors sur son nid | fondirent pleins de joie; 6+6 c
Chacun selon ses dents | se partagea la proie ; 6+6 c
120 L'Angleterre prit l'aigle, | et l'Autriche l'aiglon ! 6+6 b
Vous savez ce qu'on fit | du géant historique. 6+6 a
Pendant six ans on vit, | loin derrière l'Afrique, 6+6 a
Sous le verrou des rois prudents, 8 b
— Oh ! n'exilons personne ! | oh ! l'exil est impie! — 6+6 c
125 Cette grande figure | en sa cage accroupie, 6+6 c
Ployée, et les genoux aux dents ! 8 b
Encor si ce banni | n'eût rien aimé sur terre !… — 6+6 a
Mais les cœurs de lion | sont les vrais cœurs de père. 6+6 a
Il aimait son fils, ce vainqueur ! 8 b
130 Deux choses lui restaient | dans sa cage inféconde, 6+6 c
Le portrait d'un enfant | et la carte du monde, 6+6 c
Tout son génie et tout son cœur ! 8 b
Le soir, quand son regard | se perdait dans l'alcôve, 6+6 a
Ce qui se remuait | dans cette tête chauve, 6+6 a
135 Ce que son œil cherchait | dans le passé profond, 6+6 b
— Tandis que ses geôliers, | sentinelles placées 6+6 c
Pour guetter nuit et jour | le vol de ses pensées, 6+6 c
En regardaient passer | les ombres sur son front ; — 6+6 b
Ce n'était pas toujours, | sire, cette épopée 6+6 a
140 Que vous aviez naguère | écrite avec l'épée ; 6+6 a
Arcole, Austerlitz, Montmirail ; 8 b
Ni l'apparition | des vieilles pyramides ; 6+6 c
Ni le pacha du Caire | et ses chevaux numides 6+6 c
Qui mordaient le vôtre au poitrail ; 8 b
145 Ce n'était pas le bruit | de bombe et de mitraille 6+6 a
Que vingt ans, sous ses pieds, | avait fait la bataille 6+6 a
Déchaînée en noirs tourbillons, 8 b
Quand son souffle poussait | sur cette mer troublée 6+6 c
Les drapeaux frissonnants, | penchés dans la mêlée 6+6 c
150 Comme les mâts des bataillons ; 8 b
Ce n'était pas Madrid, | le Kremlin et le Phare, 6+6 a
La diane au matin | fredonnant sa fanfare, 6+6 a
Le bivouac sommeillant | dans les feux étoilés, 6+6 b
Les dragons chevelus, | les grenadiers épiques, 6+6 c
155 Et les rouges lanciers | fourmillant dans les piques, 6+6 c
Comme des fleurs de pourpre | en l'épaisseur des blés ; 6+6 b
Non, ce qui l'occupait, | c'est l'ombre blonde et rose 6+6 a
D'un bel enfant qui dort | la bouche demi-close, 6+6 a
Gracieux comme l'Orient, 8 b
160 Tandis qu'avec amour, | sa nourrice enchantée, 6+6 c
D'une goutte de lait | au bout du sein restée, 6+6 c
Agace sa lèvre en riant ! 8 b
Le père alors posait | ses coudes sur sa chaise, 6+6 a
Son cœur plein de sanglots | se dégonflait à l'aise, 6+6 a
165 Il pleurait, d'amour éperdu… — 8 b
Sois béni, pauvre enfant, | tête aujourd'hui glacée, 6+6 c
Seul être qui pouvais | distraire sa pensée 6+6 c
Du trône du monde perdu ! 8 b
V
Tous deux sont morts. — Seigneur, | votre droite est terrible ! 6+6 a
170 Vous avez commencé | par le maître invincible, 6+6 a
Par l'homme triomphant ; 6 b
Puis vous avez enfin | complété l'ossuaire 6+6 c
Dix ans vous ont suffi | pour filer le suaire 6+6 c
Du père et de l'enfant ! 6 b
175 Gloire, jeunesse, orgueil, | biens que la tombe emporte ! 6+6 a
L'homme voudrait laisser | quelque chose à la porte, 6+6 a
Mais la mort lui dit non ! 6 b
Chaque élément retourne | où tout doit redescendre. 6+6 c
L'air reprend la fumée, | et la terre la cendre. 6+6 c
180 L'oubli reprend le nom. 6 b
VI
O révolutions ! j'ignore, 8 a
Moi, le moindre des matelots, 8 b
Ce que Dieu dans l'ombre élabore 8 a
Sous le tumulte de vos flots. 8 b
185 La foule vous hait et vous raille. 8 c
Mais qui sait comment Dieu travaille ? 8 c
Qui sait si l'onde qui tressaille, 8 c
Si le cri des gouffres amers, 8 d
Si la trombe aux ardentes serres, 8 e
190 Si les éclairs et les tonnerres, 8 e
Seigneur, ne sont pas nécessaires 8 e
A la perle que font les mers ! 8 d
Pourtant, cette tempête est lourde 8 a
Aux princes comme aux nations, 8 b
195 Oh ! quelle mer aveugle et sourde 8 a
Qu'un peuple en révolutions ! 8 b
Que sert ta chanson, ô poëte ? 8 c
Ces chants que ton génie émiette, 8 c
Tombent à la vague inquiète 8 c
200 Qui n'a jamais rien entendu ! 8 d
Ta voix s'enroue en cette brume, 8 e
Le vent disperse au loin ta plume, 8 e
Pauvre oiseau chantant dans l'écume 8 e
Sur le mât d'un vaisseau perdu ! 8 d
205 Longue nuit ! tourmente éternelle ! 8 a
Le ciel n'a pas un coin d'azur. 8 b
Hommes et choses, pêle-mêle, 8 a
Vont roulant dans l'abîme obscur. 8 b
Tout dérive et s'en va sous l'onde, 8 c
210 Rois au berceau, maîtres du monde, 8 c
Le front chauve et la tête blonde, 8 c
Grand et petit Napoléon ! 8 d
Tout s'efface, tout se délie, 8 e
Le flot sur le flot se replie, 8 e
215 Et la vague qui passe oublie 8 e
Léviathan comme Alcyon ! 8 d
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