Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
M = voyelle masculine
F = "e" féminin
| = césure
HUG_11/HUG257
Victor HUGO
Les Rayons et les Ombres
1840
II
LE SEPT AOÛT
MIL HUIT CENT VINGT-NEUF
C'était le sept août. | Ô sombre destinée ! 6+6 a
C'était le premier jour | de leur dernière année. 6+6 a
Seuls dans un lieu royal, | côte à côté marchant, 6+6 a
Deux hommes, par endroits | du coude se touchant, 6+6 a
5 Causaient. Grand souvenir | qui dans mon cœur se grave ! 6+6 a
Le premier avait l'air | fatigué, triste et grave, 6+6 a
Comme un trop faible front | qui porte un lourd projet. 6+6 a
Une double épaulette | à couronne chargeait 6+6 a
Son uniforme vert | à ganse purpurine, 6+6 a
10 Et l'ordre et la toison | faisaient sur sa poitrine, 6+6 a
Près du large cordon | moiré de bleu changeant, 6+6 a
Deux foyers lumineux, | l'un d'or, l'autre d'argent. 6+6 a
C'était un roi ; vieillard | à la tête blanchie, 6+6 a
Penché du poids des ans | et de la monarchie. 6+6 a
15 L'autre était un jeune homme | étranger chez les rois, 6+6 a
Un poète, un passant, | une inutile voix. 6+6 a
Ils se parlaient tous deux, | sans témoins, sans mystère, 6+6 a
Dans un grand cabinet, | simple, nu, solitaire, 6+6 a
Majestueux pourtant. | Ce que les hommes font 6+6 a
20 Laisse une empreinte aux murs. | Sous ce même plafond 6+6 a
Avaient passé jadis, | ô splendeurs effacées ! 6+6 a
De grands événements | et de grandes pensées. 6+6 a
Là, derrière son dos, | croisant ses fortes mains, 6+6 a
Ébranlant le plancher | sous ses pas surhumains, 6+6 a
25 Bien souvent l'empereur | quand il était le maître, 6+6 a
De la porte en rêvant | allait à la fenêtre. 6+6 a
Dans un coin une table, | un fauteuil de velours, 6+6 a
Miraient dans le parquet | leurs pieds dorés et lourds. 6+6 a
Par une porte en vitre, | au dehors, l'œil en foule 6+6 a
30 Apercevait au loin | des armoires de Boulle, 6+6 a
Des vases du Japon, | des laques, des émaux, 6+6 a
Et des chandeliers d'or | aux immenses rameaux. 6+6 a
Un salon rouge orné | de glaces de Venise, 6+6 a
Plein de ces bronzes grecs | que l'esprit divinise, 6+6 a
35 Multipliait sans fin | ses lustres de cristal ; 6+6 a
Et, comme une statue | à lames de métal, 6+6 a
On voyait, casque au front, | luire dans l'encoignure 6+6 a
Un garde argent et bleu | d'une fière tournure. 6+6 a
Or entre le poète | et le vieux roi courbé, 6+6 a
De quoi s'agissait-il ? |
40 D'un pauvre ange tombé 6+6 a
Dont l'amour refaisait | l'âme avec son haleine ; 6+6 a
De Marion, lavée | ainsi que Madeleine, 6+6 a
Qui boitait et traînait | son pas estropié, 6+6 a
La censure, serpent, | l'ayant mordue au pied. 6+6 a
45 Le poète voulait | faire un soir apparaître 6+6 a
Louis treize, ce roi | sur qui régnait un prêtre ; 6+6 a
— Tout un siècle, marquis, | bourreaux, fous, bateleurs ; 6+6 a
Et que la foule vînt, | et qu'à travers des pleurs, 6+6 a
Par moments, dans un drame | étincelant et sombre, 6+6 a
50 Du pâle cardinal | on crût voir passer l'ombre. 6+6 a
Le vieillard hésitait : | — Que sert de mettre à nu 6+6 a
Louis treize, ce roi | chétif et mal venu ? 6+6 a
À quoi bon remuer | un mort dans une tombe ? 6+6 a
Que veut-on ? où court-on ? | sait-on bien où l'on tombe ? 6+6 a
55 Tout n'est-il pas déjà | croulant de tout côté ? 6+6 a
Tout ne s'en va-t-il pas | dans trop de liberté ? 6+6 a
N'est-il pas temps plutôt, | après quinze ans d'épreuve, 6+6 a
De relever la digue | et d'arrêter le fleuve ? 6+6 a
Certe, un roi peut reprendre | alors qu'il a donné. 6+6 a
60 Quant au théâtre, il faut, | le trône étant miné, 6+6 a
Étouffer des deux mains | sa flamme trop hardie ; 6+6 a
Car la foule est le peuple, | et d'une comédie 6+6 a
Peut jaillir l'étincelle | aux livides rayons 6+6 a
Qui met le feu dans l'ombre | aux révolutions. — 6+6 a
65 Puis il niait l'histoire, | et, quoi qu'il puisse en être, 6+6 a
À ce jeune rêveur | disputait son ancêtre ; 6+6 a
L'accueillant bien d'ailleurs, | bon, royal, gracieux, 6+6 a
Et le questionnant | sur ses propres aïeux. 6+6 a
Tout en laissant aux rois | les noms dont on les nomme, 6+6 a
70 Le poète luttait | fermement, comme un homme 6+6 a
Épris de liberté, | passionné pour l'art, 6+6 a
Respectueux pourtant | pour ce noble vieillard. 6+6 a
Il disait : — Tout est grave | en ce siècle où tout penche. 6+6 a
L'art, tranquille et puissant, | veut une allure franche. 6+6 a
75 Les rois morts sont sa proie ; | il faut la lui laisser. 6+6 a
Il n'est pas ennemi ; | pourquoi le courroucer, 6+6 a
Et le livrer dans l'ombre | à des tortionnaires, 6+6 a
Lui dont la main fermée | est pleine de tonnerres ? 6+6 a
Cette main, s'il l'ouvrait, | redoutable envoyé, 6+6 a
80 Sur la France éblouie | et le Louvre effrayé, 6+6 a
On l'épouvanterait — | trop tard, s'il faut le dire — 6+6 a
D'y voir subitement | tant de foudres reluire ! 6+6 a
Oh ! les tyrans d'en bas | nuisent au roi d'en haut. 6+6 a
Le peuple est toujours là | qui prend la muse au mot, 6+6 a
85 Quand l'indignation, | jusqu'au roi qu'on révère, 6+6 a
Monte du front pensif | de l'artiste sévère ! 6+6 a
— Sire à ce qui chancelle | est-on bien appuyé ? 6+6 a
La censure est un toit | mauvais, mal étayé, 6+6 a
Toujours prêt à tomber | sur les noms qu'il abrite. 6+6 a
90 Sire, un souffle imprudent, | loin de l'éteindre, irrite 6+6 a
Le foyer, tout à coup | terrible et tournoyant, 6+6 a
Et d'un art lumineux | fait un art flamboyant ! 6+6 a
D'ailleurs, ne cherchât-on | que la splendeur royale, 6+6 a
Pour cette nation | moqueuse, mais loyale, 6+6 a
95 Au lieu des grands tableaux | qu'offrait le grand Louis, 6+6 a
Roi-soleil, fécondant | les lys épanouis, 6+6 a
Qui, tenant sous son sceptre | un monde en équilibre, 6+6 a
Faisait Racine heureux, | laissait Molière libre, 6+6 a
Quel spectacle, grand Dieu ! | qu'un groupe de censeurs 6+6 a
100 Armés et parlant bas, | vils esclaves chasseurs, 6+6 a
À plat ventre couchés, | épiant l'heure où rentre 6+6 a
Le drame, fier lion, | dans l'histoire, son antre ! — 6+6 a
Ici, voyant vers lui, | d'un front plus incliné, 6+6 a
Se tourner doucement | ce vieillard étonné, 6+6 a
105 Il hasardait plus loin | sa pensée inquiète, 6+6 a
Et, laissant de côté | le drame et le poète, 6+6 a
Attentif, il sondait | le dessein vaste et noir 6+6 a
Qu'au fond de ce roi triste | il venait d'entrevoir. 6+6 a
Se pourrait-il ? quelqu'un | aurait cette espérance ? 6+6 a
110 Briser le droit de tous ! | retrancher à la France, 6+6 a
Comme on ôte un jouet | à l'enfant dépité, 6+6 a
De l'air, de la lumière, | et de la liberté ! 6+6 a
Le roi ne voudrait pas ! | lui, roi sage et roi juste ! 6+6 a
Puis, choisissant les mots | pour cette oreille auguste, 6+6 a
115 Il disait que les temps | ont des flots souverains ; 6+6 a
Que rien, ni ponts hardis, | ni canaux souterrains, 6+6 a
Jamais, excepté Dieu, | rien n'arrête et ne dompte 6+6 a
Le peuple qui grandit | ou l'océan qui monte ; 6+6 a
Que le plus fort vaisseau | sombre et se perd souvent 6+6 a
120 Qui veut rompre de front | et la vague et le vent ; 6+6 a
Et que, pour s'y briser, | dans la lutte insensée, 6+6 a
On a derrière soi, | roche partout dressée, 6+6 a
Tout son siècle, les mœurs, | l'esprit qu'on veut braver, 6+6 a
Le port même où la nef | aurait pu se sauver ! 6+6 a
125 Il osait s'effrayer. | Fils d'une Vendéenne, 6+6 a
Cœur n'ayant plus d'amour, | mais n'ayant pas de haine, 6+6 a
Il suppliait qu'au moins | on l'en crût un moment, 6+6 a
Lui qui sur le passé | s'incline gravement, 6+6 a
Et dont la piété, | lierre qui s'enracine, 6+6 a
130 Hélas, s'attache aux rois | comme à toute ruine ! 6+6 a
Le destin a parfois | de formidable jeux. 6+6 a
Les rois doivent songer | dans ces jours orageux 6+6 a
Où, mer qui vient, esprit | des temps, nuée obscure, 6+6 a
Derrière l'horizon | quelque chose murmure ! 6+6 a
135 À quoi bon provoquer | d'avance et soulever 6+6 a
Les générations | qu'on entend arriver ? 6+6 a
Pour des regards distraits | la France était sereine ; 6+6 a
Mais dans ce ciel troublé | d'un peu de brume à peine, 6+6 a
Où tout semblait azur, | où rien n'agitait l'air, 6+6 a
140 Lui, rêveur, il voyait | par instants un éclair ! — 6+6 a
Charles dix souriant | répondit : — Ô poète ! 6+6 a
Le soir, tout rayonnait | de lumière et de fête. 6+6 a
Regorgeant de soldats, | de princes, de valets, 6+6 a
Saint-Cloud joyeux et vert, | autour du fier palais 6+6 a
145 Dont la Seine en fuyant | reflète les beaux marbres, 6+6 a
Semblait avec amour | presser sa touffe d'arbres. 6+6 a
L'arc de triomphe orné | de victoires d'airain, 6+6 a
Le Louvre étincelant, | fleurdelysé, serein, 6+6 a
Lui répondaient de loin | du milieu de la ville ; 6+6 a
150 Tout ce royal ensemble | avait un air tranquille, 6+6 a
Et, dans le calme aspect | d'un repos solennel, 6+6 a
Je ne sais quoi de grand | qui semblait éternel. 6+6 a
Holyrood ! Holyrood ! | ô fatale abbaye, 6+6 a
Où la loi du destin, | dure, amère, obéie, 6+6 a
155 S'inscrit de tous côtés ! 6 a
Cloître ! palais ! tombeau ! | qui sous tes murs austères 6+6 b
Gardes les rois, la mort | et Dieu ; trois grands mystères, 6+6 b
Trois sombres majestés ! 6 a
Château découronné ! | Vallée expiatoire ! 6+6 a
160 Où le penseur entend | dans l'air et dans l'histoire, 6+6 a
Comme un double conseil | pour nos ambitions, 6+6 a
Comme une double voix | qui se mêle et qui gronde, 6+6 b
La rumeur de la mer profonde, 8 b
Et le bruit éloigné | des révolutions ! 6+6 a
165 Solitude où parfois | des collines prochaines 6+6 a
On voit venir les faons | qui foulent sous les chênes 6+6 a
Le gazon endormi, 6 a
Et qui, pour aspirer | le vent dans la clairière, 6+6 b
Effarés, frissonnants, | sur leurs pieds de derrière 6+6 b
170 Se dressent à demi ! 6 a
Fière église où priait | le roi des temps antiques, 6+6 a
Grave, ayant pour pavé | sous les arches gothiques 6+6 a
Les tombeaux paternels | qu'il usait du genou ! 6+6 a
Porte où superbement | tant d'archers et de gardes 6+6 b
175 Veillaient, multipliant | l'éclair des hallebardes, 6+6 b
Et qu'un pâtre aujourd'hui | ferme avec un vieux clou ! 6+6 a
Patrie où, quand la guerre | agitait leurs rivages, 6+6 a
Les grands lords montagnards | comptaient leurs clans sauvages 6+6 a
Et leurs noirs bataillons ; 6 a
180 Où maintenant sur l'herbe, | au soleil, sous des lierres, 6+6 b
Les vieilles aux pieds nus | qui marchent dans les pierres 6+6 b
Font sécher des haillons ! 6 a
Holyrood ! Holyrood ! | la ronce est sur tes dalles. 6+6 a
Le chevreau broute au bas | de tes tours féodales. 6+6 a
185 Ô fureur des rivaux | ardents à se chercher ! 6+6 a
Amours ! — Darnley ! Rizzio ! | quel néant est le vôtre ! 6+6 b
Tous deux sont là, — l'un près de l'autre ; — 8 b
L'un est une ombre, et l'autre | une tâche au plancher ! 6+6 a
Hélas ! que de leçons | sous tes voûtes funèbres ! 6+6 a
190 Oh ! que d'enseignements | on lit dans les ténèbres 6+6 a
Sur ton seuil renversé, 6 a
Sur tes murs tout empreints | d'une étrange fortune, 6+6 b
Vaguement éclairés | dans ce reflet de lune 6+6 b
Que jette le passé ! 6 a
195 Ô palais, sois béni ! | sois bénie, ô ruine ! 6+6 a
Qu'une auguste auréole | à jamais t'illumine ! 6+6 a
Devant tes noirs créneaux, | pieux, nous nous courbons, 6+6 a
Car le vieux roi de France | a trouvé sous ton ombre 6+6 b
Cette hospitalité | mélancolique et sombre 6+6 b
200 Qu'on reçoit et qu'on rend | de Stuarts à Bourbons ! 6+6 a
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