Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
M = voyelle masculine
F = "e" féminin
| = césure
HUG_1/HUG415
Victor HUGO
LES CONTEMPLATIONS
tome I
AUTREFOIS
1830-1843
LIVRE PREMIER
AURORE
XIII
À propos d'Horace
Marchands de grec ! marchands | de latin ! cuistres ! dogues ! 6+6 a
Philistins ! magisters ! | je vous hais, pédagogues ! 6+6 a
Car, dans votre aplomb grave, | infaillible, hébété, 6+6 b
Vous niez l'idéal, | la grâce et la beauté ! 6+6 b
5 Car vos textes, vos lois, | vos règles sont fossiles ! 6+6 a
Car, avec l'air profond, | vous êtes imbéciles ! 6+6 a
Car vous enseignez tout, | et vous ignorez tout ! 6+6 b
Car vous êtes mauvais | et méchants ! — Mon sang bout 6+6 b
Rien qu'à songer au temps | où, rêveuse bourrique, 6+6 a
10 Grand diable de seize ans, | j'étais en rhétorique ! 6+6 a
Que d'ennuis ! de fureurs ! | de bêtises ! — gredins ! — 6+6 b
Que de froids châtiments | et que de chocs soudains ! 6+6 b
« Dimanche en retenue | et cinq cents vers d'Horace ! » 6+6 a
Je regardais le monstre | aux ongles noirs de crasse, 6+6 a
15 Et je balbutiais : | « Monsieur… — Pas de raisons ! 6+6 b
« Vingt fois l'ode à Plancus | et l'épître aux Pisons ! » 6+6 b
Or, j'avais justement, | ce jour-là, — douce idée 6+6 a
Qui me faisait rêver | d'Armide et d'Haydée, — 6+6 a
Un rendez-vous avec | la fille du portier. 6+6 b
20 Grand Dieu ! perdre un tel jour ! | le perdre tout entier ! 6+6 b
Je devais, en parlant | d'amour, extase pure ! 6+6 a
En l'enivrant avec | le ciel et la nature, 6+6 a
La mener, si le temps | n'était pas trop mauvais, 6+6 b
Manger de la galette | aux buttes Saint-Gervais ! 6+6 b
25 Rêve heureux ! je voyais, | dans ma colère bleue, 6+6 a
Tout cet Éden, congé, | les lilas, la banlieue 6+6 a
Et j'entendais, parmi | le thym et le muguet, 6+6 b
Les vagues violons | de la mère Saguet ! 6+6 b
O douleur ! furieux, | je montais à ma chambre, 6+6 a
30 Fournaise au mois de juin, | et glacière en décembre ; 6+6 a
Et, là, je m'écriais : |
— Horace ! ô bon garçon ! 6+6 b
Qui vivais dans le calme | et selon la raison, 6+6 b
Et qui t'allais poser, | dans ta sagesse franche, 6+6 a
Sur tout, comme l'oiseau | se pose sur la branche, 6+6 a
35 Sans peser, sans rester, | ne demandant aux dieux 6+6 b
Que le temps de chanter | ton chant libre et joyeux ! 6+6 b
Tu marchais, écoutant | le soir, sous les charmilles, 6+6 a
Les rires étouffés | des folles jeunes filles, 6+6 a
Les doux chuchotements | dans l'angle obscur du bois ; 6+6 b
40 Tu courtisais ta belle | esclave quelquefois, 6+6 b
Myrtale aux blonds cheveux, | qui s'irrite et se cabre 6+6 a
Comme la mer creusant | les golfes de Calabre, 6+6 a
Ou bien tu t'accoudais | à table, buvant sec 6+6 b
Ton vin que tu mettais | toi-même en un pot grec. 6+6 b
45 Pégase te soufflait | des vers de sa narine ; 6+6 a
Tu songeais ; tu faisais | des odes à Barine, 6+6 a
À Mécène, à Virgile, | à ton champ de Tibur, 6+6 b
À Chloë, qui passait | le long de ton vieux mur, 6+6 b
Portant sur son beau front | l'amphore délicate. 6+6 a
50 La nuit, lorsque Phœbé | devient la sombre Hécate, 6+6 a
Les halliers s'emplissaient | pour toi de visions ; 6+6 b
Tu voyais des lueurs, | des formes, des rayons, 6+6 b
Cerbère se frotter, | la queue entre les jambes, 6+6 a
À Bacchus, dieu des vins | et père des ïambes ; 6+6 a
55 Silène digérer | dans sa grotte, pensif ; 6+6 b
Et se glisser dans l'ombre, | et s'enivrer, lascif, 6+6 b
Aux blanches nudités | des nymphes peu vêtues, 6+6 a
Le faune aux pieds de chèvre, | aux oreilles pointues ! 6+6 a
Horace, quand grisé | d'un petit vin sabin, 6+6 b
60 Tu surprenais Glycère | ou Lycoris au bain, 6+6 b
Qui t'eût dit, ô Flaccus ! | quand tu peignais à Rome 6+6 a
Les jeunes chevaliers | courant dans l'hippodrome, 6+6 a
Comme Molière a peint | en France les marquis, 6+6 b
Que tu faisais ces vers | charmants, profonds, exquis, 6+6 b
65 Pour servir, dans le siècle | odieux où nous sommes, 6+6 a
D'instruments de torture | à d'horribles bonshommes, 6+6 a
Mal peignés, mal vêtus, | qui mâchent, lourds pédants, 6+6 b
Comme un singe une fleur, | ton nom entre leurs dents ! 6+6 b
Grimauds hideux qui n'ont, | tant leur tête est vidée, 6+6 a
70 Jamais eu de maîtresse | et jamais eu d'idée ! 6+6 a
Puis j'ajoutais, farouche : |
— O cancres ! qui mettez 6+6 b
Une soutane aux dieux | de l'éther irrités, 6+6 b
Un béguin à Diane, | et qui de vos tricornes 6+6 a
Coiffez sinistrement | les olympiens mornes, 6+6 a
75 Eunuques, tourmenteurs, | crétins, soyez maudits ! 6+6 b
Car vous êtes les vieux, | les noirs, les engourdis, 6+6 b
Car vous êtes l'hiver ; | car vous êtes, ô cruches ! 6+6 a
L'ours qui va dans les bois | cherchant un arbre à ruches, 6+6 a
L'ombre, le plomb, la mort, | la tombe, le néant ! 6+6 b
80 Nul ne vit près de vous | dressé sur son séant ; 6+6 b
Et vous pétrifiez | d'une haleine sordide 6+6 a
Le jeune homme naïf, | étincelant, splendide ; 6+6 a
Et vous vous approchez | de l'aurore, endormeurs ! 6+6 b
À Pindare serein | plein d'épiques rumeurs, 6+6 b
85 À Sophocle, à Térence, | à Plaute, à l'ambroisie, 6+6 a
O traîtres, vous mêlez | l'antique hypocrisie, 6+6 a
Vos ténèbres, vos mœurs, | vos jougs, vos exeats, 6+6 b
Et l'assoupissement | des noirs couvents béats ; 6+6 b
Vos coups d'ongle rayant | tous les sublimes livres, 6+6 a
90 Vos préjugés qui font | vos yeux de brouillard ivres, 6+6 a
L'horreur de l'avenir, | la haine du progrès ; 6+6 b
Et vous faites, sans peur, | sans pitié, sans regrets, 6+6 b
À la jeunesse, aux cœurs | vierges, à l'espérance, 6+6 a
Boire dans votre nuit | ce vieil opium rance ! 6+6 a
95 O fermoirs de la bible | humaine ! sacristains 6+6 b
De l'art, de la science, | et des maîtres lointains, 6+6 b
Et de la vérité | que l'homme aux cieux épèle, 6+6 a
Vous changez ce grand temple | en petite chapelle ! 6+6 a
Guichetiers de l'esprit, | faquins dont le goût sûr 6+6 b
100 Mène en laisse le beau ; | porte-clefs de l'azur, 6+6 b
Vous prenez Théocrite, | Eschyle aux sacrés voiles, 6+6 a
Tibulle plein d'amour, | Virgile plein d'étoiles ; 6+6 a
Vous faites de l'enfer | avec ces paradis ! 6+6 b
Et, ma rage croissant, | je reprenais :
— Maudits, 6+6 b
105 Ces monastères sourds ! | bouges ! prisons haïes ! 6+6 a
Oh ! comme on fit jadis | au pédant de Veïes, 6+6 a
Culotte bas, vieux tigre ! | Écoliers ! écoliers ! 6+6 b
Accourez par essaims, | par bandes, par milliers, 6+6 b
Du gamin de Paris | au groeculus de Rome, 6+6 a
110 Et coupez du bois vert, | et fouaillez-moi cet homme ! 6+6 a
Jeunes bouches, mordez | le metteur de bâillons ! 6+6 b
Le mannequin sur qui | l'on drape des haillons 6+6 b
À tout autant d'esprit | que ce cuistre en son antre, 6+6 a
Et tout autant de cœur ; | et l'un a dans le ventre 6+6 a
115 Du latin et du grec | comme l'autre a du foin. 6+6 b
Ah ! je prends Phyllodoce | et Xanthis à témoin 6+6 b
Que je suis amoureux | de leurs claires tuniques ; 6+6 a
Mais je hais l'affreux tas | des vils pédants iniques ! 6+6 a
Confier un enfant, | je vous demande un peu, 6+6 b
120 À tous ces êtres noirs ! | autant mettre, morbleu ! 6+6 b
La mouche en pension | chez une tarentule ! 6+6 a
Ces moines, expliquer | Platon, lire Catulle, 6+6 a
Tacite racontant | le grand Agricola, 6+6 b
Lucrèce ! eux, déchiffrer | Homère, ces gens-là ! 6+6 b
125 Ces diacres ! ces bedeaux | dont le groin renifle ! 6+6 a
Crânes d'où sort la nuit, | pattes d'où sort la gifle, 6+6 a
Vieux dadais à l'air rogue, | au sourcil triomphant, 6+6 b
Qui ne savent pas même | épeler un enfant ! 6+6 b
Ils ignorent comment | l'âme naît et veut croître. 6+6 a
130 Cela vous a Laharpe | et Nonotte pour cloître ! 6+6 a
Ils en sont à l'A, B |, C, D, du cœur humain ; 6+6 b
Ils sont l'horrible Hier | qui veut tuer Demain ; 6+6 b
Ils offrent à l'aiglon | leurs règles d'écrevisses. 6+6 a
Et puis ces noirs tessons | ont une odeur de vices. 6+6 a
135 O vieux pots égueulés | des soifs qu'on ne dit pas ! 6+6 b
Le pluriel met une eS | à leurs meâs culpâs, 6+6 b
Les boucs mystérieux, | en les voyant, s'indignent, 6+6 a
Et, quand on dit : « Amour ! | » terre et cieux ! ils se signent. 6+6 a
Leur vieux viscère mort | insulte au cœur naissant. 6+6 b
140 Ils le prennent de haut | avec l'adolescent, 6+6 b
Et ne tolèrent pas | le jour entrant dans l'âme 6+6 a
Sous la forme pensée | ou sous la forme femme. 6+6 a
Quand la muse apparaît, | ces hurleurs de holà 6+6 b
Disent : « Qu'est-ce que c'est | que cette folle-là ? » 6+6 b
145 Et, devant ses beautés, | de ses rayons accrues, 6+6 a
Ils reprennent : « Couleurs | dures, nuances crues ; 6+6 a
« Vapeurs, illusions, | rêves ; et quel travers 6+6 b
« Avez-vous de fourrer | l'arc-en-ciel dans vos vers ? » 6+6 b
Ils raillent les enfants, | ils raillent les poëtes ; 6+6 a
150 Ils font aux rossignols | leurs gros yeux de chouettes ; 6+6 a
L'enfant est l'ignorant, | ils sont l'ignorantin ; 6+6 b
Ils raturent l'esprit, | la splendeur, le matin ; 6+6 b
Ils sarclent l'idéal | ainsi qu'un barbarisme, 6+6 a
Et ces culs de bouteille | ont le dédain du prisme ! 6+6 a
155 Ainsi l'on m'entendait | dans ma geôle crier. 6+6 b
Le monologue avait | le temps de varier. 6+6 b
Et je m'exaspérais, | faisant la faute énorme, 6+6 a
Ayant raison au fond, | d'avoir tort dans la forme. 6+6 a
Après l'abbé Tuet, | je maudissais Bezout ; 6+6 b
160 Car, outre les pensums | où l'esprit se dissout, 6+6 b
J'étais alors en proie | à la mathématique. 6+6 a
Temps sombre ! enfant ému | du frisson poétique, 6+6 a
Pauvre oiseau qui heurtais | du crâne mes barreaux, 6+6 b
On me livrait tout vif | aux chiffres, noirs bourreaux ; 6+6 b
165 On me faisait de force | ingurgiter l'algèbre ; 6+6 a
On me liait au fond | d'un Boisbertrand funèbre ; 6+6 a
On me tordait, depuis | les ailes jusqu'au bec, 6+6 b
Sur l'affreux chevalet | des iX et des Ygrec ; 6+6 b
Hélas ! on me fourrait | sous les os maxillaires 6+6 a
170 Le théorème orné | de tous ses corollaires ; 6+6 a
Et je me débattais, | lugubre patient 6+6 b
Du diviseur prêtant | main-forte au quotient. 6+6 b
De là mes cris.
Un jour, | quand l'homme sera sage, 6+6 a
Lorsqu'on n'instruira plus | les oiseaux par la cage, 6+6 a
175 Quand les sociétés | difformes sentiront 6+6 b
Dans l'enfant mieux compris | se redresser leur front, 6+6 b
Que, des libres essors | ayant sondé les règles, 6+6 a
On connaîtra la loi | de croissance des aigles, 6+6 a
Et que le plein midi | rayonnera pour tous, 6+6 b
180 Savoir étant sublime, | apprendre sera doux. 6+6 b
Alors, tout en laissant | au sommet des études 6+6 a
Les grands livres latins | et grecs, ces solitudes 6+6 a
Où l'éclair gronde, où luit | la mer, où l'astre rit, 6+6 b
Et qu'emplissent les vents | immenses de l'esprit, 6+6 b
185 C'est en les pénétrant | d'explication tendre, 6+6 a
En les faisant aimer, | qu'on les fera comprendre. 6+6 a
Homère emportera | dans son vaste reflux 6+6 b
L'écolier ébloui ; | l'enfant ne sera plus 6+6 b
Une bête de somme | attelée à Virgile ; 6+6 a
190 Et l'on ne verra plus | ce vif esprit agile 6+6 a
Devenir, sous le fouet | d'un cuistre ou d'un abbé, 6+6 b
Le lourd cheval poussif | du pensum embourbé. 6+6 b
Chaque village aura, | dans un temple rustique, 6+6 a
Dans la lumière, au lieu | du magister antique, 6+6 a
195 Trop noir pour que jamais | le jour y pénétrât, 6+6 b
L'instituteur lucide | et grave, magistrat 6+6 b
Du progrès, médecin | de l'ignorance, et prêtre 6+6 a
De l'idée ; et dans l'ombre | on verra disparaître 6+6 a
L'éternel écolier | et l'éternel pédant. 6+6 b
200 L'aube vient en chantant, | et non pas en grondant. 6+6 b
Nos fils riront de nous | dans cette blanche sphère ; 6+6 a
Ils se demanderont | ce que nous pouvions faire 6+6 a
Enseigner au moineau | par le hibou hagard. 6+6 b
Alors, le jeune esprit | et le jeune regard 6+6 b
205 Se lèveront avec | une clarté sereine 6+6 a
Vers la science auguste, | aimable et souveraine ; 6+6 a
Alors, plus de grimoire | obscur, fade, étouffant ; 6+6 b
Le maître, doux apôtre | incliné sur l'enfant, 6+6 b
Fera, lui versant Dieu, | l'azur et l'harmonie, 6+6 a
210 Boire la petite âme | à la coupe infinie. 6+6 a
Alors, tout sera vrai, | lois, dogmes, droits, devoirs. 6+6 b
Tu laisseras passer | dans tes jambages noirs 6+6 b
Une pure lueur, | de jour en jour moins sombre, 6+6 a
O nature, alphabet | des grandes lettres d'ombre ! 6+6 a
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