Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
M = voyelle masculine
F = "e" féminin
| = césure
HAR_2/HAR72
Edmond HARAUCOURT
L’Âme nue
1885
I
LA VIE EXTÉRIEURE
LES LOIS — LES CULTES — LES FORMES
LES CULTES
LE CHARRON
À CONSTANT COQUELIN
Necker est expulsé | du royaume. À Versailles, 6+6 a
L’Étrangère et la cour | rêvent de représailles, 6+6 a
Besenval a les murs | et quatre régiments. 6+6 b
Le vieux Broglie, avec | trente mille Allemands, 6+6 b
5 Tient la plaine, et la tient | en province conquise, 6+6 a
Saccageant, n’attendant | qu’un vœu de la marquise 6+6 a
Pour étrangler Paris | d’un seul coup de lacet. 6+6 b
Donc, la ville, on l’affame, | et son bon roi le sait ; 6+6 b
Le peuple, on le trahit ; | la patrie, on la pille. 6+6 a
10 Alors un cri tonna | dans l’air : « À la Bastille ! » 6+6 a
Et formidablement | tout Paris se leva. 6+6 b
Point de canons, point de | fusils. N’importe : on va. 6−6 b
On veut. Poussant son flux | et remuant sa houle, 6+6 a
Ce flot des volontés, | cette mer d’âmes, roule. 6+6 a
15 À chaque rue, aux quais, | aux ponts, aux carrefours, 6+6 b
Multipliant sa masse | écrasante, et toujours 6+6 b
Plus profonde, et toujours | plus dense et plus serrée, 6+6 a
Elle élargit l’ampleur | de sa lourde marée. 6+6 a
L’air tremble ; et tout au fond | des horizons, là-bas, 6+6 b
20 Un retentissement | effroyable de pas, 6+6 b
Sous la clarté des cieux, | gronde comme un tonnerre. 6+6 a
Il peina deux mille ans, | ce Peuple débonnaire : 6+6 a
Il en est las, et l’heure | a sonné de finir. 6+6 b
C’est le Passé, c’est le | Présent, c’est l’Avenir 6−6 b
25 Qui vont : c’est l’unanime | humanité qui marche ; 6+6 a
Et la mer de vengeance | apporte aussi son arche, 6+6 a
Arche sainte arrachée | au déluge des rois : 6+6 b
La Liberté !
Sinistre, | avec ses hauts murs droits, 6+6 b
La Bastille, debout, | dans sa robe de pierre, 6+6 a
30 Hausse rigidement | sa masse calme et fière 6+6 a
Sur laquelle Justice | et Haine n’ont rien pu. 6+6 b
Le bloc royal attend : | tel un lion repu, 6+6 b
Superbe, et tout entier | ramassé sur son torse, 6+6 a
Dort dans la majesté | terrible de sa force. 6+6 a
35 L’Océan d’hommes va, | déferle au pied des tours, 6+6 b
Reflue, et, noircissant | au loin les alentours, 6+6 b
S’étale en nappes, chaud | comme un torrent de lave. 6+6 a
Aux créneaux, les canons | dardent leur grand œil cave ; 6+6 a
Les meurtrières sont | luisantes de fusils, 6+6 b
40 Et, guettant les élus | qu’elle a déjà choisis, 6+6 b
La mort veille. Hurlant | de rage et d’impuissance, 6+6 a
L’orage humain se jette, | et recule, et s’élance, 6+6 a
Et fait tourbillonner | le remous de ses flots 6+6 b
Qu’il brise au choc des murs | invinciblement clos. 6+6 b
45 Or, dans ce grondement | de fureur populaire, 6+6 a
Un homme s’avança ; | sans un cri, sans colère, 6+6 a
Calme, s’étant frayé | doucement un chemin. 6+6 b
Il franchit les fossés, | une hache à la main. 6+6 b
Et seul, les deux bras nus, | vint prendre la Bastille. 6+6 a
50 On le vit sur le mur | et les pieds dans la grille 6+6 a
Chercher son équilibre | au haut du pont-levis. 6+6 b
Il se mit à son œuvre : | et, détournant les vis, 6+6 b
Faisant sauter les clous | hors des poutres de chênes, 6+6 a
Broyant les gonds, tranchant | l’anneau rouillé des chaînes, 6+6 a
55 Il travailla longtemps, | car l’ouvrage était dur. 6+6 b
— Feu !
Les balles heurtaient | et déchiraient le mur 6+6 b
Et faisaient des trous ronds | dans la blouse volante. 6+6 a
— Feu !
Tout autour de lui | la mort passait, sifflante, 6+6 a
Et ses souffles vibrants | l’effleuraient tout entier. 6+6 b
60 Mais le charron, sans plus | frémir qu’à son chantier, 6+6 b
Levait et rabaissait | sa hache, lent et grave. 6+6 a
Ô jours ! Race des forts ! | Siècle où l’on était brave, 6+6 a
Âge auguste où le sol | enfantait des Titans ! 6+6 b
Le vil Peuple, oublié | dans l’abîme des temps, 6+6 b
65 Se dressait tout à coup | de sa terre féconde, 6+6 a
Et, la justice en main, | balayait le vieux monde ! 6+6 a
Salut à vous, manants, | roturiers et vilains ! 6+6 b
Inutiles héros | dont nos champs étaient pleins, 6+6 b
Salut ! Athlètes nés | et conçus dans l’épreuve, 6+6 a
70 Vaillants régénérés | de l’humanité neuve ! 6+6 a
— Nous partons, nous, les fils | d’un monde agonisant 6+6 b
Dont les siècles vécus | ont épuisé le sang… 6+6 b
Peuple, peuple ! Sur les | débris des nobles races, 6−6 a
Germez, multipliez, | croissez, rameaux vivaces ! 6+6 a
75 Épanouissez-vous | sous le ciel libre et pur ! 6+6 b
Serfs de l’ère passée | et rois du temps futur, 6+6 b
Voilà que ce charron | a commencé la tâche, 6+6 a
Et taille l’avenir | humain à coups de hache ! 6+6 a
Le pont-levis grinça | sur ses gonds. Un moment, 6+6 b
80 Dans l’air, il hésita, | puis, d’un bloc, lourdement, 6+6 b
Tomba, dans le bruit sourd | d’un monde qui se brise. 6+6 a
« En avant ! En avant ! | »
Rois, la Bastille est prise. 6+6 a
— Le charron rabaissa | sa manche. Il dit : « Voilà, » 6+6 b
Puis, simple, ayant défait | vingt siècles, s’en alla. 6+6 b
mètre profil métrique : 6−6
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