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GAU_8/GAU288
Théophile GAUTIER
POÉSIES NOUVELLES, POÉSIES INÉDITES ET POÉSIES POSTHUMES
édition Maurice Dreyfous
1831-1872
A JEAN DUSEIGNEUR
SCULPTEUR
ODE
I
Oh ! mon Jean Duseigneur, que le siècle où nous sommes 6+6 a
Est mauvais pour nous tous, oseurs et jeunes hommes, 6+6 a
Religieux de l'art que l'on nous a gâté ! 6+6 b
L'on ne croit plus à rien ; — le stylet du sarcasme 6+6 c
5 A tué tout amour et tout enthousiasme ; 6+6 c
Le présent est désenchanté. 8 b
L'on cherche, l'on raisonne ; au fond de chaque chose 6+6 a
On fouille avidement, jusqu'à trouver la prose, 6+6 a
Comme si l'on voulait se prouver son néant. 6+6 b
10 Tout est grêle et mesquin dans cette époque étroite 6+6 c
Où Victor Hugo, seul, porte sa tête droite 6+6 c
Et crève les plafonds de son crâne géant. 6+6 b
L'avenir menaçant, dans ses noires ténèbres, 6+6 a
Ne présente à nos yeux que visions funèbres, 6+6 a
15 Un aveugle destin au gouffre nous conduit ; 6+6 b
Pour guider notre esquif sur cette mer profonde, 6+6 c
Dont tous les vents ligués fouettent, en grondant, l'onde, 6+6 c
Pas une étoile dans la nuit ! 8 b
L'art et les dieux s'en vont. — La jeune poésie 6+6 a
20 Fait de la terre au ciel voler sa fantaisie 6+6 a
Et plie à tous les tons sa pure et chaste voix. 6+6 b
On ne l'écoute pas. — Ses chants que rien n'égale 6+6 c
Sont perdus comme ceux de la pauvre cigale, 6+6 c
Du grillon du foyer ou de l'oiseau des bois. 6+6 b
25 Craignant le temps rongeur pour son œuvre fragile, 6+6 a
Le sculpteur veut changer son plâtre et son argile 6+6 a
A l'airain de Corinthe, au marbre de Paros : 6+6 b
Le riche, gorgé d'or, marchande son salaire, 6+6 c
Hésite, et n'ose pas lui jeter de quoi faire 6+6 c
30 L'éternité de ses héros. 8 b
Le peintre, tourmentant sa palette féconde, 6+6 a
D'un pinceau créateur fait entrer tout un monde 6+6 a
Dans quelques pieds de toile, et, vrai comme un miroir, 6+6 b
A chaque objet doublé redonne une autre vie. 6+6 c
35 — Par d'ignobles pensers la foule poursuivie, 6+6 c
Sans avoir compris rien, retourne à son comptoir. 6+6 b
II
Qu'est devenu ce temps où, dans leur gloire étrange, 6+6 a
Le jeune Raphaël et le vieux Michel-Ange 6+6 a
Éblouissaient l'époque à genoux devant eux, 6+6 b
40 Où, comme les autels, la peinture était sainte ? 6+6 c
L'artiste conservait à son front une teinte 6+6 c
Du nimbe de ses bienheureux. 8 b
Et Jules-Deux régnait, nature riche et large 6+6 a
Qui portait tout un siècle et jouait sous la charge ; 6+6 a
45 Il ployait Michel-Ange avec son bras de fer, 6+6 b
Et, le voyant trembler, sachant qu'il n'était qu'homme, 6+6 c
Au dôme colossal de Saint-Pierre de Rome 6+6 c
Le traînait, en jurant, allumer son enfer. 6+6 b
Tout était grand alors comme l'âme du maître ; 6+6 a
50 Car il avait au cœur — ce Bonaparte prêtre — 6+6 a
Des choses que n'ont point les rois de ce temps-ci ; 6+6 b
De tout homme ici-bas il pressentait le rôle, 6+6 c
Et disait à chacun, lui frappant sur l'épaule : 6+6 c
«Marche ! ta gloire est par ici !» 8 b
III
55 Et puis, là-bas, à Rome, au pied des sept collines, 6+6 a
Parmi ces ponts, ces arcs, immortelles ruines, 6+6 a
Ces marbres animés par de puissantes mains, 6+6 b
Ces vases, ces tableaux, ces bronzes et ces fresques, 6+6 c
Ces édifices grecs, latins, goths ou mauresques, 6+6 c
60 Ces chefs-d'œuvre de l'art qui pavent les chemins, 6+6 b
Tout dans ce beau climat offre une poésie 6+6 a
Dont, si rude qu'on soit, on a l'âme saisie. 6+6 a
Qui ne serait poëte en face de ce ciel, 6+6 b
Baldaquin de saphir, coupole transparente, 6+6 c
65 Où, par les citronniers la tiède brise errante, 6+6 c
Ressemble aux chansons d'Ariel ?… 8 b
Quel plaisir ! quel bonheur ! — Une lumière nette 6+6 a
Découpe au front des tours la moindre colonnette ; 6+6 a
Les palais, les villas, les couvents dans le bleu 6+6 b
70 Profilent hardiment leur silhouette blanche ; 6+6 c
Une fleur, un oiseau pendent de chaque branche, 6+6 c
Chaque prunelle roule un diamant de feu. 6+6 b
Le petit chevrier hâlé de la Sabine, 6+6 a
Le bandit de l'Abruzze avec sa carabine, 6+6 a
75 Le moine à trois mentons qui dit son chapelet, 6+6 b
Le chariot toscan, traîné de bœufs difformes 6+6 c
Qui fixent gravement sur vous leurs yeux énormes, 6+6 c
Le pêcheur drapé d'un filet ; 8 b
La vieille mendiante au pied de la Madone, 6+6 a
80 L'enfant qui joue auprès, tout pose, tout vous donne 6+6 a
Des formes et des tons qui ne sont point ailleurs. 6+6 b
Baigné du même jour qui fit Paul Véronèse 6+6 c
Le coloriste fier doit se sentir à l'aise, 6+6 c
Loin du public bourgeois, loin des écrivailleurs. 6+6 b
85 Partout de l'harmonie ! En ce pays de fées, 6+6 a
La voix ne connaît pas de notes étouffées ; 6+6 a
Tout vibre et retentit, les mots y sont des chants, 6+6 b
La musique est dans l'air, — parler bientôt s'oublie : 6+6 c
Comme ailleurs on respire, on chante en Italie ; 6+6 c
90 Le grand opéra court les champs. 8 b
C'est là, mon Duseigneur, qu'on peut aimer et vivre. 6+6 a
Oh ! respirer cet air si doux qu'il vous enivre, 6+6 a
Ce parfum d'oranger, de femme et de soleil, 6+6 b
Près de la mer d'azur aux bruissements vagues, 6+6 c
95 Dont le vent frais des nuits baise en passant les vagues, 6+6 c
Se sentir en aller dans un demi-sommeil ! 6+6 b
Oh ! sur le fût brisé d'une colonne antique, 6+6 a
Sous le pampre qui grimpe au long du blanc portique, 6+6 a
Avoir à ses genoux une comtadina 6+6 b
100 Au collier de corail, à la jupe écarlate, 6+6 c
Cheveux de jais, œil brun où la pensée éclate, 6+6 c
Une sœur de Fornarina ! 8 b
IV
Tout cela, c'est un rêve. — Il nous faut, dans la brume 6+6 a
De ce Paris grouillant qui bourdonne et qui fume, 6+6 a
105 Traîner des jours éteints, dès leur aube ternis ; 6+6 b
Pour perspective avoir des façades blafardes, 6+6 c
Ouïr le bruit des chars et ces plaintes criardes 6+6 c
De l'ouragan qui bat à nos carreaux jaunis ! 6+6 b
Voir sur le ciel de plomb courir les pâles nues, 6+6 a
110 Les grêles marronniers bercer leurs cimes nues 6+6 a
Longtemps avant le soir, derrière les toits gris, 6+6 b
Le soleil s'enfoncer comme un vaisseau qui sombre, 6+6 c
Et le noir crépuscule ouvrir son aile sombre, 6+6 c
Son aile de chauve-souris… 8 b
115 Et jamais de rayon qui brille dans l'ondée ! 6+6 a
Dans cette vie abstraite et d'ombres inondée, 6+6 a
Jamais de point de feu, de paillette de jour ; 6+6 b
C'est un intérieur de Rembrandt dont on voile 6+6 c
La dalle lumineuse et la mystique étoile ; 6+6 c
120 C'est une nuit profonde où se perd tout contour ! 6+6 b
V
Pourtant l'ange aux yeux bleus, aux ailes roses, l'ange 6+6 a
De l'inspiration, sur les chemins de fange, 6+6 a
Pour arriver à toi, pose ses beaux pieds blancs, 6+6 b
Et l'auréole d'or qui couronne sa tête 6+6 c
125 Dans ses cils diaprés des sept couleurs, projette 6+6 c
Des fantômes étincelants. 8 b
Alors, devant les yeux de ton âme en extase, 6+6 a
Chatoyante d'or faux, toute folle de gaze, 6+6 a
Comme aux pages d'Hugo ton cœur la demanda, 6+6 b
130 Avec ses longs cheveux que le vent roule et crêpe, 6+6 c
Jambe fine, pied leste et corsage de guêpe, 6+6 c
Vrai rêve oriental, passe l'Esméralda. 6+6 b
Roland le paladin, qui, l'écume à la bouche, 6+6 a
Sous un sourcil froncé, roule un œil fauve et louche, 6+6 a
135 Et sur les rocs aigus qu'il a déracinés, 6+6 b
Nud, enragé d'amour, du feu dans la narine, 6+6 c
Fait saillir les grands os de sa forte poitrine 6+6 c
Et tord ses membres enchaînés. 8 b
Puis la tête homérique et napoléonienne 6+6 a
140 De notre roi Victor ! — que sais-je, moi ? la mienne, 6+6 a
Celle de mon Gérard et de Pétrus Borel, 6+6 b
Et d'autres qu'en jouant tu fais, d'un doigt agile, 6+6 c
Palpiter dans la cire et vivre dans l'argile ; 6+6 c
— Assez pour, autrefois, rendre un nom immortel ! 6+6 b
145 Si trois cents ans plus tôt Dieu nous avait fait naître, 6+6 a
Parmi tous ces hauts noms, l'on en eût mis peut-être 6+6 a
D'autres qui maintenant meurent désavoués ; 6+6 b
Car nous n'étions pas faits pour cette époque immonde 6+6 c
Et nous avons manqué notre entrée en ce monde, 6+6 c
150 Où nos rôles étaient joués… 8 b
mètre profils métriques : 8, 6+6
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