Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
M = voyelle masculine
F = "e" féminin
| = césure
GAU_7/GAU280
Théophile GAUTIER
ESPAÑA
édition Maurice Dreyfous
1845
ESPAÑA
DEUX TABLEAUX SINGULIERS DE VALDÈS LÉAL
Après l'autel sculpté, le Moïse célèbre, 6+6 a
Et le saint Jean de Dieu sous sa charge funèbre, 6+6 a
A Séville on fait voir, dans le grand hôpital, 6+6 b
Deux tableaux singuliers de Juan Valdès Léal. 6+6 b
5 Ce Valdès possédait, Young de la peinture, 6+6 a
Les secrets de la mort et de la sépulture, 6+6 a
Comme le Titien les splendides couleurs, 6+6 b
Il aimait les tons verts, les blafardes pâleurs, 6+6 b
Le sang de la blessure et le pus de la plaie, 6+6 a
10 Les martyrs en lambeaux étalés sur la claie, 6+6 a
Les cadavres pourris, et dans des plats d'argent, 6+6 b
Parmi du sang caillé, les têtes de saint Jean ; 6+6 b
— Un vrai peintre espagnol, catholique et féroce, 6+6 a
Par la laideur terrible et la souffrance atroce, 6+6 a
15 Redoublant dans le cœur de l'homme épouvanté 6+6 b
L'angoisse de l'enfer et de l'éternité. 6+6 b
Le premier, — toile étrange où manquent les figures. — 6+6 a
N'est qu'un vaste fouillis d'étoffes, de dorures, 6+6 a
De vases, d'objets d'art, de brocarts opulents, 6+6 b
20 Miroités de lumière et de rayons tremblants. 6+6 b
Tous les trésors du monde et toutes les richesses : 6+6 a
Les coffres-forts des juifs, les écrins des duchesses, 6+6 a
Sur de beaux tapis turcs de grandes fleurs brodés, 6+6 b
Rompant leur ventre d'or, semblent s'être vidés. 6+6 b
25 Ce ne sont que ducats, quadruples et cruzades, 6+6 a
Un Pactole gonflé débordant en cascades, 6+6 a
Une mine livrant aux regards éblouis 6+6 b
Ses diamants en fleur dans l'ombre épanouis ; 6+6 b
L'éventail pailleté comme un papillon brille ; 6+6 a
30 Sur la guitare encor vibre une séguidille ; 6+6 a
Et, parmi les flacons, un coquet masque noir 6+6 b
De ses yeux de velours semble rire au miroir ; 6+6 b
Des bracelets rompus les perles défilées 6+6 a
S'égrènent au hasard avec les fleurs mêlées, 6+6 a
35 Et l'on voit s'échapper les billets et les vers 6+6 b
Des cassettes de laque aux tiroirs entr'ouverts. 6+6 b
En prodiguant ainsi les attributs de fête, 6+6 a
Quelle noire antithèse avais-tu dans la tête ? 6+6 a
Quel sombre épouvantail ton pinceau sépulcral 6+6 b
40 Voulait-il évoquer, pâle Valdès Léal ? 6+6 b
Pour te montrer si gai, si clair, si coloriste, 6+6 a
Il fallait, à coup sûr, que tu fusses bien triste ; 6+6 a
Car tu n'as pas pour but de faire luire aux yeux 6+6 b
Un bouquet de palette, un prisme radieux, 6+6 b
45 Comme un Vénitien qui, dans sa folle joie, 6+6 a
Verse à flots le velours et chiffonne la soie. 6+6 a
Tu voulais, au milieu de ce luxe éperdu, 6+6 b
Faire surgir plus morne et plus inattendu 6+6 b
Le convive importun, l'affamé parasite, 6+6 a
50 Dont nul amphitryon n'élude la visite. 6+6 a
En effet, — le voici, l'œil cave et le front ras, 6+6 b
Qui dans la fête arrive, un cercueil sous le bras, 6+6 b
Ricane affreusement de sa bouche élargie, 6+6 a
Et met, brusque éteignoir, sa main sur la bougie. 6+6 a
55 Les heureux, les puissants, les sages et les fous, 6+6 b
Ainsi la maigre main doit nous éteindre tous ! 6+6 b
Hélas ! depuis le temps que le vieux monde dure, 6+6 a
Nous la savons assez, cette vérité dure, 6+6 a
Sans nous montrer, Valdès, ce cauchemar affreux, 6+6 b
60 Ce masque au nez de trèfle, aux grands orbites creux, 6+6 b
Trous ouverts sur le vide, et qui font voir dans l'ombre 6+6 a
Les abîmes béants de l'éternité sombre ! 6+6 a
Un autre eût borné là sa terrible leçon 6+6 b
Et se fût contenté de ce premier frisson, 6+6 b
65 Mais Valdès te connaît, bienheureuse Séville, 6+6 a
De l'Espagne moresque ô la plus belle fille ! 6+6 a
Toi, dont le petit pied trempe au Guadalquivir, 6+6 b
Et qui reçus du ciel tout ce qui peut ravir : 6+6 b
Les orangers vermeils et les frais lauriers-roses, 6+6 a
70 Le plaisir nonchalant, l'oubli de toutes choses, 6+6 a
L'amour et la beauté sous un soleil de feu, 6+6 b
Les plus riches présents qu'à la terre ait faits Dieu ! 6+6 b
Il sait que, pour jeter à ton âme distraite 6+6 a
La morose pensée et l'angoisse secrète, 6+6 a
75 Pour faire dans ta joie apparaître la mort, 6+6 b
Il faut crier bien haut, il faut frapper bien fort ! 6+6 b
Dans la seconde toile, où d'une lampe avare 6+6 a
Tombe sinistrement une lumière rare, 6+6 a
Des cercueils tout ouverts sont par file rangés, 6+6 b
80 Avec leurs habitants gravement allongés. 6+6 b
D'abord, c'est un évêque ayant encor sa mitre, 6+6 a
Qui semble présider le lugubre chapitre ; 6+6 a
D'un geste machinal il bénit vaguement 6+6 b
Tout le peuple livide autour de lui dormant. 6+6 b
85 Son front luit comme un os, et, dans ses dures pinces, 6+6 a
L'agonie a serré son nez aux ailes minces ; 6+6 a
Aux angles de sa bouche, aux plis de son menton, 6+6 b
Déjà la moisissure a jeté son coton ; 6+6 b
Le ver ourdit sa toile au fond de ses yeux caves, 6+6 a
90 Et, marquant leur chemin par l'argent de leurs baves, 6+6 a
Les hideux travailleurs de la destruction 6+6 b
Font sur ce maigre corps leur plaie ou leur sillon ; 6+6 b
Par ses gants décousus entre la mouche noire, 6+6 a
Et le gusano court sur ses habits de moire. 6+6 a
95 Tous ces affreux détails sont peints complaisamment, 6+6 b
Comme un portrait chéri tracé par un amant, 6+6 b
Et nul Italien rêvant de sa madone, 6+6 a
Dans l'outremer limpide et dans l'air qui rayonne, 6+6 a
Plus amoureusement n'a caressé les traits 6+6 b
100 De quelque Fornarine aux célestes attraits. 6+6 b
Plus loin, c'est un bravache à la moustache épaisse, 6+6 a
Armé de pied en cap en son étroite caisse. 6+6 a
La putréfaction qui lui gonfle les chairs 6+6 b
Au bistre de son teint a mêlé des tons verts ; 6+6 b
105 Sa tête va rouler comme une orange mûre, 6+6 a
Car le ver a trouvé le joint de son armure. 6+6 a
Hélas ! fier capitan, le maigre spadassin 6+6 b
A sa botte secrète et son coup assassin ! 6+6 b
Fût-on prévôt de salle ou maître en fait d'escrime, 6+6 a
110 Dans ce duel suprême on est toujours victime. 6+6 a
Au dernier plan, couverts de linceuls en lambeaux, 6+6 b
Des morts de tout état, jadis jeunes et beaux, 6+6 b
Élégants cavaliers, superbes courtisanes, 6+6 a
Dont un jaune rayon fait reluire les crânes, 6+6 a
115 Cauchemars grimaçants, monstrueuses laideurs, 6+6 b
Du sinistre caveau peuplent les profondeurs. 6+6 b
Jamais ce lourd sommeil, plein de rêves étranges, 6+6 a
Qui fait voir aux dormeurs les démons ou les anges ; 6+6 a
Cette attitude morne et cet abattement 6+6 b
120 Du pécheur sans espoir qui pense au jugement ; 6+6 b
Cet ennui de la mort qui regrette la vie, 6+6 a
Le soleil, le ciel bleu, la lumière ravie, 6+6 a
N'ont été mieux rendus qu'en ce dernier tableau, 6+6 b
Qui fait Valdès Réal rival de Murillo. 6+6 b
125 Pour que l'allégorie aux yeux n'offre aucun doute, 6+6 a
Perçant dans un éclair les ombres de la voûte, 6+6 a
La main de l'inconnu, la main que Balthazar 6+6 b
Vit écrire à son mur des mots compris trop tard, 6+6 b
Apparaît soutenant des balances égales : 6+6 a
130 Un des plateaux chargé de tiares papales, 6+6 a
De couronnes de rois, de sceptres, d'écussons ; 6+6 b
L'autre, de vils rebuts, d'ordure et de tessons. 6+6 b
Tout a le même poids aux balances suprêmes. 6+6 a
Voilà donc votre sens, mystérieux emblèmes ! 6+6 a
135 Et vous nous promettez, pour consolation, 6+6 b
La triste égalité de la corruption ! 6+6 b
mètre profil métrique : 6+6
logo du CRISCO logo de l'université