Métrique en Ligne
a voyelle stable
er voyelle ambigüe
e "e" masculin
e "e" féminin
e "e" élidé
e "e" ignoré
e "e" écarté
12 longueur métrique
6-6 mètre
GAU_7/GAU245
Théophile GAUTIER
ESPAÑA
édition Maurice Dreyfous
1845
ESPAÑA
DÉPART
Avant d'abandonner à tout jamais ce globe, 6+6 a
Pour aller voir là-haut ce que Dieu nous dérobe, 6+6 a
Et de faire à mon tour au pays inconnu 6+6 b
Ce voyage dont nul n'est encor revenu, 6+6 b
5 J'ai voulu visiter les cités et les hommes, 6+6 a
Et connaître l'aspect de ce monde où nous sommes. 6+6 a
Depuis mes jeunes ans d'un grand désir épris, 6+6 b
J'étouffais à l'étroit dans ce vaste Paris ; 6+6 b
Une voix me parlait et me disait : — «C'est l'heure ; 6+6 a
10 «Va, déracine-toi du seuil de ta demeure, 6+6 a
«L'arbre pris par le pied, le minéral pesant, 6+6 b
«Sont jaloux de l'oiseau, sont jaloux du passant ; 6+6 b
«Et puisque Dieu t'a fait de nature mobile, 6+6 a
«Qu'il t'a donné la vie, et le sang et la bile, 6+6 a
15 «Pourquoi donc végéter et te cristalliser 6+6 b
«A regarder les jours sous ton arche passer ? 6+6 b
«Il est au monde, il est des spectacles sublimes, 6+6 a
«Des royaumes qu'on voit en gravissant les cimes, 6+6 a
«De noirs Escurials, mystérieux granits, 6+6 b
20 «Et de bleus océans, visibles infinis. 6+6 b
«Donc, sans t'en rapporter à son image ronde, 6+6 a
«Par toi-même connais la figure du monde.» 6+6 a
Tout bas à mon oreille ainsi la voix chantait, 6+6 b
Et le désir ému dans mon cœur palpitait. 6+6 b
25 Comme au jour du départ on voit parmi les nues 6+6 a
Tournoyer et crier une troupe de grues, 6+6 a
Mes rêves palpitants, prêts à prendre leur vol, 6+6 b
Tournoyaient dans les airs et dédaignaient le sol ; 6+6 b
Au colombier, le soir, ils rentraient à grand'peine, 6+6 a
30 Et, des hôtes pensifs qui hantent l'âme humaine, 6+6 a
Il ne s'asseyait plus à mon triste foyer 6+6 b
Que l'ennui, ce fâcheux qu'on ne peut renvoyer ! 6+6 b
L'amour aux longs tourments, aux plaisirs éphémères, 6+6 a
L'art et la fantaisie aux fertiles chimères, 6+6 a
35 L'entretien des amis et les chers compagnons 6+6 b
Intimes dont souvent on ignore les noms, 6+6 b
La famille sincère où l'âme se repose, 6+6 a
Ne pouvaient plus suffire à mon esprit morose ; 6+6 a
Et sur l'âpre rocher où descend le vautour 6+6 b
40 Je me rongeais le foie en attendant le jour. 6+6 b
Je sentais le désir d'être absent de moi-même ; 6+6 a
Loin de ceux que je hais et loin de ceux que j'aime, 6+6 a
Sur une terre vierge et sous un ciel nouveau, 6+6 b
Je voulais écouter mon cœur et mon cerveau, 6+6 b
45 Et savoir, fatigué de stériles études, 6+6 a
Quels baumes contenait l'urne des solitudes, 6+6 a
Quels mots balbutiait avec ses bruits confus, 6+6 b
Dans la rumeur des flots et des arbres touffus, 6+6 b
La nature, ce livre où la plume divine 6+6 a
50 Écrit le grand secret que nul œil ne devine ! 6+6 a
Je suis parti, laissant sur le seuil inquiet, 6+6 b
Comme un manteau trop vieux que l'on quitte à regret 6+6 b
Cette lente moitié de la nature humaine, 6+6 a
L'habitude au pied sûr qui toujours y ramène, 6+6 a
55 Les pâles visions, compagnes de mes nuits, 6+6 b
Mes travaux, mes amours et tous mes chers ennuis. 6+6 b
La poitrine oppressée et les yeux tout humides, 6+6 a
Avant d'être emporté par les chevaux rapides, 6+6 a
J'ai retourné la tête à l'angle du chemin, 6+6 b
60 Et j'ai vu, me faisant des signes de la main, 6+6 b
Comme un groupe plaintif d'amantes délaissées, 6+6 a
Sur la porte debout ma vie et mes pensées. 6+6 a
Hélas ! que vais-je faire et que vais-je chercher ? 6+6 b
L'horizon charme l'œil : à quoi bon le toucher ? 6+6 b
65 Pourquoi d'un pied réel fouler les blondes grèves 6+6 a
Et les rivages d'or de l'univers des rêves ? 6+6 a
Poëte, tu sais bien que la réalité 6+6 b
A besoin, pour couvrir sa triste nudité, 6+6 b
Du manteau que lui file à son rouet d'ivoire 6+6 a
70 L'imagination, menteuse qu'il faut croire ; 6+6 a
Que tout homme en son cœur porte son Chanaan, 6+6 b
Et son Eldorado par delà l'Océan. 6+6 b
N'as-tu pas dans tes mains assez crevé de bulles, 6+6 a
De rêves gonflés d'air et d'espoirs ridicules ? 6+6 a
75 Plongeur, n'as-tu pas vu sous l'eau du lac d'azur 6+6 b
Les reptiles grouiller dans le limon impur ? 6+6 b
L'objet le plus hideux, que le lointain estompe, 6+6 a
Prend une belle forme où le regard se trompe. 6+6 a
Le mont chauve et pelé doit à l'éloignement 6+6 b
80 Les changeantes couleurs de son beau vêtement ; 6+6 b
Approchez, ce n'est plus que rocs noirs et difformes, 6+6 a
Escarpements abrupts, entassements énormes, 6+6 a
Sapins échevelés, broussailles aux poils roux, 6+6 b
Gouffres vertigineux et torrents en courroux. 6+6 b
85 Je le sais, je le sais. Déception amère ! 6+6 a
Hélas ! j'ai trop souvent pris au vol ma chimère ! 6+6 a
Je connais quels replis terminent ces beaux corps, 6+6 b
Et la sirène peut m'étaler ses trésors : 6+6 b
A travers sa beauté je vois, sous les eaux noires, 6+6 a
90 Frétiller vaguement sa queue et ses nageoires. 6+6 a
Aussi ne vais-je pas, de vains mots ébloui, 6+6 b
Chercher sous d'autres cieux mon rêve épanoui ; 6+6 b
Je ne crois pas trouver devant moi, toutes faites, 6+6 a
Au coin des carrefours les strophes des poëtes, 6+6 a
95 Ni pouvoir en passant cueillir à pleines mains 6+6 b
Les fleurs de l'idéal aux chardons des chemins. 6+6 b
Mais je suis curieux d'essayer de l'absence, 6+6 a
Et de voir ce que peut cette sourde puissance ; 6+6 a
Je veux savoir quel temps, sans être enseveli, 6+6 b
100 Je flotterai sur l'eau qui ne garde aucun pli, 6+6 b
Et dans combien de jours, comme un peu de fumée, 6+6 a
Des cœurs éteints s'envole une mémoire aimée. 6+6 a
Le voyage est un maître aux préceptes amers ; 6+6 b
Il vous montre l'oubli dans les cœurs les plus chers, 6+6 b
105 Et vous prouve, — ô misère et tristesse suprême ! — 6+6 a
Qu'ingrat à votre tour, vous oubliez vous-même ! 6+6 a
Pauvre atome perdu, point dans l'immensité, 6+6 b
Vous apprenez ainsi votre inutilité. 6+6 b
Votre départ n'a rien dérangé dans le monde ; 6+6 a
110 Déjà votre sillon s'est refermé sur l'onde. 6+6 a
Oublié par les uns, aux autres inconnu, 6+6 b
Dans des lieux ou jamais votre nom n'est venu, 6+6 b
Parmi des yeux distraits et des visages mornes, 6+6 a
Vous allez sur la terre et sur la mer sans bornes. 6+6 a
115 Par l'absence à la mort vous vous accoutumez. 6+6 b
Cependant l'araignée à vos volets fermés 6+6 b
Suspend sa toile ronde, et la maison déserte 6+6 a
Semble n'avoir plus d'âme et pleurer votre perte, 6+6 a
Et le chien qui s'ennuie et voudrait vous revoir 6+6 b
120 Au détour du chemin va hurler chaque soir. 6+6 b
mètre profil métrique : 6+6
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