Métrique en Ligne
GAU_6/GAU231
Théophile GAUTIER
POÉSIES DIVERSES, 1838-1845
Tome second
édition Maurice Dreyfous
1838-1845
A TROIS PAYSAGISTES
SALON DE 1839
C'est un bonheur pour nous, hommes de la critique, 6+6 a
Qui, le collier au cou, comme l'esclave antique, 6+6 a
Sans trêve et sans repos, dans le moulin banal 6+6 b
Tournons aveuglément la meule du journal, 6+6 b
5 Et qui vivons perdus dans un désert de plâtre, 6+6 a
N'ayant d'autre soleil qu'un lustre de théâtre ; 6+6 a
Qu'un grand paysagiste, un poëte inspiré, 6+6 b
Au feuillage abondant, au beau ciel azuré, 6+6 b
Déchire d'un rayon la nuit qui nous inonde 6+6 a
10 Et nous fasse un portrait de la beauté du monde, 6+6 a
Pour nous montrer qu'il est encor loin des cités, 6+6 b
Malgré les feuilletons, de sévères beautés 6+6 b
Que du livre de Dieu la main de l'homme efface ; 6+6 a
De l'air, de l'eau, du ciel, des arbres, de l'espace, 6+6 a
15 Et des prés de velours, qu'avril étoile encor 6+6 b
De paillettes d'argent et d'étincelles d'or. 6+6 b
— Enfants déshérités, hélas ! sans la peinture, 6+6 a
Nous pourrions oublier notre mère nature ; 6+6 a
Nous pourrions, assourdis du vain bourdonnement 6+6 b
20 Que fait la presse autour de tout événement, 6+6 b
Le cœur envenimé de futiles querelles, 6+6 a
Perdre le saint amour des choses éternelles, 6+6 a
Et ne plus rien comprendre à l'antique beauté, 6+6 b
A la forme, manteau sur le monde jeté, 6+6 b
25 Comme autour d'une vierge une souple tunique, 6+6 a
Ne voilant qu'à demi sa nudité pudique ! 6+6 a
Merci donc, ô vous tous, artistes souverains ! 6+6 b
Amants des chênes verts et des rouges terrains, 6+6 b
Que Rome voit errer dans sa morne campagne, 6+6 a
30 Dessinant un arbuste, un profil de montagne, 6+6 a
Et qui nous rapportez la vie et le soleil 6+6 b
Dans vos toiles qu'échauffe un beau reflet vermeil ! 6+6 b
Sans sortir, avec vous nous faisons des voyages, 6+6 a
Nous errons, à Paris, dans mille paysages ; 6+6 a
35 Nous nageons dans les flots de l'immuable azur, 6+6 b
Et vos tableaux, faisant une trouée au mur, 6+6 b
Sont pour nous comme autant de fenêtres ouvertes, 6+6 a
Par où nous regardons les grandes plaines vertes, 6+6 a
Les moissons d'or, le bois que l'automne a jauni, 6+6 b
40 Les horizons sans borne et le ciel infini ! 6+6 b
Ainsi nous vous voyons, austères solitudes, 6+6 a
Ou l'âme endort sa peine et ses inquiétudes ! 6+6 a
Grottes de Cervara, que d'un pinceau certain 6+6 b
Creusa profondément le sévère Bertin, 6+6 b
45 Ainsi nous vous voyons avec vos blocs rougeâtres 6+6 a
Aux flancs tout lézardés, où les chèvres des pâtres 6+6 a
Se pendent à midi sous le soleil ardent, 6+6 b
Sans trouver un bourgeon à ronger de la dent, 6+6 b
Avec votre chemin poudroyant de lumière, 6+6 a
50 De son ruban crayeux rayant le sol de pierre, 6+6 a
Bien rarement foulé par le talon humain, 6+6 b
Et se perdant au fond parmi le champ romain. 6+6 b
— Les grands arbres fluets, au feuille sobre et rare. 6+6 a
A peine noircissant leurs pieds d'une ombre avare, 6+6 a
55 Montent comme la flèche et vont baigner leur front 6+6 b
Dans la limpidité du ciel clair et profond ; 6+6 b
Comme s'ils dédaignaient les plaisirs de la terre, 6+6 a
Pour cacher une nymphe ils manquent de mystère, 6+6 a
Leurs branches, laissant trop filtrer d'air et de jour, 6+6 b
60 Éloignent les désirs et les rêves d'amour ; 6+6 b
Sous leur grêle ramure un maigre anachorète 6+6 a
Pourrait seul s'abriter et choisir sa retraite. 6+6 a
Nulle fleur n'adoucit cette sévérité ; 6+6 b
Nul ton frais ne se mêle à la fauve clarté ; 6+6 b
65 Des blessures du roc, ainsi que des vipères 6+6 a
Qui sortent à demi le corps de leurs repaires, 6+6 a
De pâles filaments d'un aspect vénéneux 6+6 b
S'allongent au soleil en enlaçant leurs nœuds ; 6+6 b
Et l'oiseau pour sa soif n'a d'autre eau que les gouttes. — 6+6 a
70 Pleurs amers du rocher, — qui suintent des voûtes. 6+6 a
Cependant ce désert a de puissants attraits 6+6 b
Que n'ont point nos climats et nos sites plus frais. 6+6 b
Où l'ombrage est opaque, où dans des vagues d'herbes 6+6 a
Nagent à plein poitrail les génisses superbes : 6+6 a
75 C'est que l'œil éternel brille dans ce ciel bleu, 6+6 b
Et que l'homme est si loin qu'on se sent près de Dieu. 6+6 b
O mère du génie ! ô divine nourrice ! 6+6 a
Des grands cœurs méconnus pâle consolatrice, 6+6 a
Solitude ! qui tends tes bras silencieux 6+6 b
80 Aux ennuyés du monde, aux aspirants des cieux, 6+6 b
Quand pourrai-je avec toi, comme le vieil ermite, 6+6 a
Sur le livre pencher ma tête qui médite ! 6+6 a
Plus loin c'est Aligny, qui, le crayon en main, 6+6 b
Comme Ingres le ferait pour un profil humain, 6+6 b
85 Recherche l'idéal et la beauté d'un arbre, 6+6 a
Et cisèle au pinceau sa peinture de marbre. 6+6 a
Il sait, dans la prison d'un rigide contour, 6+6 b
Enfermer des flots d'air et des torrents de jour, 6+6 b
Et dans tous ses tableaux, fidèle au nom qu'il signe, 6+6 a
90 Sculpteur athénien, il caresse la ligne, 6+6 a
Et, comme Phidias le corps de sa Vénus, 6+6 b
Polit avec amour le flanc des rochers nus. 6+6 b
Voici la Madeleine. — Une dernière étoile 6+6 a
Luit comme une fleur d'or sur la céleste toile : 6+6 a
95 La grande repentie, au fond de son désert, 6+6 b
En extase, à genoux, écoute le concert 6+6 b
Que dès l'aube lui donne un orchestre angélique, 6+6 a
Avec le kinnar juif et le rebec gothique. 6+6 a
Un rayon curieux, perçant le dôme épais, 6+6 b
100 Où les petits oiseaux dorment encore en paix, 6+6 b
Allume une auréole aux blonds cheveux des anges, 6+6 a
Illuminés soudain de nuances étranges, 6+6 a
Tandis que leur tunique et le bout de leurs pieds 6+6 b
Dans l'ombre du matin sont encore noyés. 6+6 b
105 — Fauve et le teint hâlé comme Cérès la blonde, 6+6 a
La campagne de Rome, embrasée et féconde, 6+6 a
En sillons rutilants jusques à l'horizon 6+6 b
Roule l'océan d'or de sa riche moisson. 6+6 b
Comme d'un encensoir la vapeur embaumée, 6+6 a
110 Dans le lointain tournoie et monte une fumée, 6+6 a
Et le ciel est si clair, si cristallin, si pur, 6+6 b
Que l'on voit l'infini derrière son azur. 6+6 b
Au-devant, près d'un mur réticulaire, en briques, 6+6 a
Sont quelques laboureurs dans des poses antiques, 6+6 a
115 Avec leur chien couché, haletant de chaleur, 6+6 b
Cherchant contre le sol un reste de fraîcheur ; 6+6 b
Un groupe simple et beau dans sa grâce tranquille, 6+6 a
Que Poussin avoûrait et qu'eût aimé Virgile. 6+6 a
Mais voici que le soir du haut des monts descend : 6+6 b
120 L'ombre devient plus grise et va s'élargissant ; 6+6 b
Le ciel vert a des tons de citron et d'orange. 6+6 a
Le couchant s'amincit et va plier sa frange, 6+6 a
La cigale se tait, et l'on n'entend de bruit 6+6 b
Que le soupir de l'eau qui se divise et fuit. 6+6 b
125 Sur le monde assoupi les heures taciturnes 6+6 a
Tordent leurs cheveux bruns mouillés des pleurs nocturnes 6+6 a
A peine reste-t-il assez de jour pour voir, 6+6 b
Corot, ton nom modeste écrit dans un coin noir. 6+6 b
Nous voici replongés dans la brume et la pluie, 6+6 a
130 Sur un pavé de boue et sous un ciel de suie, 6+6 a
Ne voyant plus, au lieu de ces beaux horizons, 6+6 b
Que des angles de murs ou des toits de maisons ; 6+6 b
Le vent pleure, la nuit s'étoile de lanternes, 6+6 a
Les ruisseaux miroitants lancent des reflets ternes, 6+6 a
135 Partout des bruits de char, des chants, des voix, des cris. 6+6 b
Blonde Italie, adieu ! — Nous sommes à Paris ! 6+6 b
mètre profil métrique : 6+6
forme globale type : suite de distiques
schéma : 68((aa))
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