Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
M = voyelle masculine
F = "e" féminin
| = césure
GAU_5/GAU221
Théophile GAUTIER
POÉSIES DIVERSES, 1833-1838
Tome premier
édition Maurice Dreyfous
1833-1838
ÉLÉGIE
J'ai fait une remarque | hier en te quittant. 6+6 a
Sans doute j'ai mal vu ; | mais quand on aime tant 6+6 a
On a peur ; on se fait | avec la moindre chose 6+6 b
Un sujet de tourments. | On veut savoir la cause 6+6 b
5 De chaque effet. Un mot, | un geste, une ombre, un rien, 6+6 a
La plus folle chimère, | un souvenir ancien 6+6 a
Qui dormait dans un coin | du cœur et qui s'éveille, 6+6 b
Tout vous effraie. On dit | qu'infortune pareille 6+6 b
Ne s'est pas encor vue | et que l'on en mourra ; 6+6 a
10 L'on n'en meurt pas ; demain | peut-être on en rira. 6+6 a
Vous veniez pour vous plaindre : | un baiser, un sourire, 6+6 b
Et vous ne savez plus | ce que vous veniez dire. 6+6 b
Quand tu liras ces vers, | sans doute tu diras 6+6 a
Que mon idée est folle | et tu m'embrasseras, 6+6 a
15 Et puis, j'oublîrai tout, | excepté que je t'aime 6+6 b
Et que je t'aimerai | toujours. Fais-en de même. 6+6 b
Or, voici ma remarque ; | il m'a semblé cela. 6+6 a
Je voudrais oublier | toutes ces choses-là ; 6+6 a
Mais je ne puis. Hier | tu paraissais distraite, 6+6 b
20 Et ce n'est pas ainsi, | certes, que Juliette 6+6 b
Laisse aller Roméo | qui part. En ce moment 6+6 a
Où mon âme pâmée | à chaque embrassement 6+6 a
S'élançait sur ta bouche | au-devant de ton âme, 6+6 b
Où ma prunelle en pleurs | baignait ma joue en flamme, 6+6 b
25 Où mon cœur éperdu, | sur ton cœur qu'il cherchait, 6+6 a
Vibrait comme une lyre | au toucher de l'archet, 6+6 a
Où mes deux bras noués, | comme ceux d'un avare 6+6 b
Qui tient son or et craint | qu'un larron s'en empare, 6+6 b
Te tenaient enfermée | et t'enchaînaient à moi, 6+6 a
30 Toi, tu ne disais rien ; | tu n'écoutais pas, toi ; 6+6 a
Mes baisers s'éteignaient | sur ta lèvre glacée ; 6+6 b
Je ne te sentais pas | sentir ; ta main pressée 6+6 b
N'entendait pas la mienne | et ne répondait rien. 6+6 a
J'étais là, devant toi, | comme un musicien, 6+6 a
35 Tourmentant le clavier | d'un clavecin sans cordes. 6+6 b
O mon âme ! pourquoi | faut-il, quand tu débordes, 6+6 b
Comme un lis rempli d'eau | que le vent fait pencher, 6+6 a
Que l'âme où tout en pleurs | tu voudrais t'épancher 6+6 a
Se ferme et te repousse, | et te laisse répandre 6+6 b
40 Tes plus divins parfums | sans en vouloir rien prendre ! 6+6 b
J'ai cherché vainement | pourquoi cette froideur, 6+6 a
Après tant de baisers | vivants et pleins d'ardeur, 6+6 a
Après tant de serments | et de douces paroles, 6+6 b
Tant de soupirs d'ivresse | et de caresses folles ; 6+6 b
45 Je n'ai rien pu trouver | autre chose, sinon 6+6 a
Qu'on était fou d'avoir | au fond du cœur un nom 6+6 a
Que l'on ne dira pas, | et que c'était chimère 6+6 b
D'aimer une autre femme | au monde que sa mère. 6+6 b
Rousseau dit quelque part : | — Regardez votre amant 6+6 a
50 Au sortir de vos bras. |Il a raison vraiment. 6+6 a
Lorsque, le désir mort, | naît la mélancolie, 6+6 b
Que l'amour satisfait | se recueille et s'oublie, 6+6 b
Comme au sein de sa mère | un enfant qui s'endort, 6+6 a
Que l'ennui vient d'entrer | et que le plaisir sort, 6+6 a
55 Le moment est venu | de regarder en face 6+6 b
L'amant qu'on s'est choisi. | Quoi qu'il dise ou qu'il fasse, 6+6 b
Vous lirez sur son front | son amour tel qu'il est. 6+6 a
Le mot sans doute est beau, | mais ce qui m'en déplaît, 6+6 a
C'est qu'il s'adresse à l'homme | et non pas à la femme. 6+6 b
60 Quand le corps assouvi | laisse en paix régner l'âme, 6+6 b
Qu'on s'écoute penser | et qu'on entend son cœur, 6+6 a
Et que dans la maîtresse | on embrasse la sœur, 6+6 a
La première lassée | est la femme. La honte 6+6 b
D'avoir été vaincue | au fond d'elle surmonte 6+6 b
65 Le bonheur d'être aimée ; | elle hait son amant, 6+6 a
Comme on hait un vainqueur, | et, certe, en ce moment 6+6 a
Les choses sont ainsi ; | s'il est quelqu'un au monde 6+6 b
Qu'elle haïsse bien | et de haine profonde, 6+6 b
C'est lui, car c'est son maître | et son seigneur ; il peut 6+6 a
70 Divulguer tout ; il peut | la perdre s'il le veut ; 6+6 a
Il ne le voudra pas, | mais il le peut. La crainte 6+6 b
A remplacé l'amour ; | une froide contrainte 6+6 b
Succède aux beaux élans | de folle liberté. 6+6 a
Adieu l'enivrement, | le rire et la gaîté. 6+6 a
75 La femme se repent | et l'homme se repose : 6+6 b
Il a touché son but, | il a gagné sa cause ; 6+6 b
C'est le triomphateur, | le vainqueur, le César, 6+6 a
Qui, la couronne au front, | au-devant de son char, 6+6 a
Malgré tout son amour, | s'il peut la prendre vive, 6+6 b
80 Traînera sans pitié | Cléopâtre captive. 6+6 b
Aspic, dresse ton col | tout gonflé de venin : 6+6 a
Sors du panier de fleurs, | siffle et mords ce beau sein. 6+6 a
César attend dehors ! | il lui faut Cléopâtre 6+6 b
Pour suivre le triomphe | et paraître au théâtre ; 6+6 b
85 Il faut que sur leurs bancs | les chevaliers romains 6+6 a
Disent : — Heureux César ! | et lui battent des mains. 6+6 a
La femme sait cela, | que de reine et maîtresse 6+6 b
Elle devient esclave, | et que son pouvoir cesse ; 6+6 b
Mais le sceptre qu'hier, | dans l'oubli du plaisir, 6+6 a
90 Elle a laissé tomber, | aujourd'hui le désir 6+6 a
Le lui remet en main | et la fait souveraine. 6+6 b
Il faut que son amant | à ses genoux se traîne 6+6 b
Et lui baise les pieds | et demande pardon. 6+6 a
Mais elle maintenant, | froide et sans abandon, 6+6 a
95 Avec un double fil | nouant son nouveau masque, 6+6 b
Ainsi qu'un chevalier | à l'abri sous son casque, 6+6 b
Guette à couvert l'instant | où, faible et désarmé, 6+6 a
Se livre à son poignard | l'amant qu'on croit aimé. 6+6 a
Mon ange, n'est-ce pas | qu'une telle pensée 6+6 b
100 N'eût pas dû me venir | et doit être chassée, 6+6 b
Et que je suis bien fou | de douter d'un amour 6+6 a
Dont personne ne doute, | et prouvé chaque jour ? 6+6 a
J'ai tort ; mais que veux-tu ? | ces angoisses si vives, 6+6 b
Ces haines, ces retours | et ces alternatives, 6+6 b
105 Ces désespoirs mortels | suivis d'espoirs charmants, 6+6 a
C'est l'amour, c'est ainsi | que vivent les amants. 6+6 a
Cette existence-là, | c'est la mienne, la nôtre ; 6+6 b
Telle qu'elle est, pourtant, | je n'en voudrais pas d'autre. 6+6 b
On est bien malheureux ; | mais pour un tel malheur 6+6 a
110 Les heureux volontiers | changeraient leur bonheur. 6+6 a
Aimer ! ce mot-là seul | contient toute la vie. 6+6 b
Près de l'amour que sont | les choses qu'on envie ? 6+6 b
Trésors, sceptres, lauriers, | qu'est tout cela, mon Dieu ! 6+6 a
Comme la gloire est creuse | et vous contente peu ! 6+6 a
115 L'amour seul peut combler | les profondeurs de l'âme 6+6 b
Et toute ambition | meurt aux bras d'une femme ! 6+6 b
mètre profil métrique : 6+6
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