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GAU_5/GAU220
Théophile GAUTIER
POÉSIES DIVERSES, 1833-1838
Tome premier
édition Maurice Dreyfous
1833-1838
LE THERMODON
I
J'ai, dans mon cabinet, une bataille énorme 6+6 a
Qui s'agite et se tord comme un serpent difforme, 6+6 a
Et dont l'étrange aspect arrête l'œil surpris ; 6+6 b
On dirait qu'on entend, avec un sourd murmure, 6+6 c
5 La gravure sonner comme une vieille armure, 6+6 c
Et le papier muet semble jeter des cris. 6+6 b
Un pont par où se rue une foule en démence, 6+6 a
Arc-en-ciel de carnage, ouvre sa courbe immense, 6+6 a
Et d'un cadre de pierre entoure le tableau ; 6+6 b
10 A travers l'arche on voit une ville enflammée, 6+6 c
D'où montent, en tournant, de longs flots de fumée 6+6 c
Dont le rouge reflet brille et tremble sur l'eau. 6+6 b
Une barque, pareille à la barque des ombres, 6+6 a
Glisse sinistrement au dos des vagues sombres, 6+6 a
15 Portant, triste fardeau, des vaincus et des morts ; 6+6 b
Une averse de sang pleut des têtes coupées ; 6+6 c
Des mains par l'agonie éperdument crispées, 6+6 c
Avec leurs doigts noueux s'accrochent à ses bords. 6+6 b
Pour recevoir le corps, mort ou vivant, qui tombe, 6+6 a
20 Le grand fleuve a toujours toute prête une tombe ; 6+6 a
Il le berce un moment, et puis il l'engloutit ; 6+6 b
Les flots toujours béants, de leurs gueules voraces, 6+6 c
Dévorent cavaliers, chevaux, casques, cuirasses, 6+6 c
Tout ce que le combat jette à leur appétit. 6+6 b
25 Ici c'est un cheval qui s'effare et se cabre, 6+6 a
Et se fait, dans sa chute, une blessure, au sabre 6+6 a
Qu'un mourant tient encor dans son poing fracassé ; 6+6 b
Plus loin, c'est un carquois plein de flèches, qui verse 6+6 c
Ses dards en pluie aiguë, et dont chaque trait perce 6+6 c
30 Un cadavre déjà de cent coups traversé. 6+6 b
C'est un rude combat ! chevelures, crinières, 6+6 a
Panaches et cimiers, enseignes et bannières, 6+6 a
Au souffle des clairons volent échevelés ; 6+6 b
Les lances, ces épis de la moisson sanglante, 6+6 c
35 S'inclinent à leur vent en tranche étincelante, 6+6 c
Comme sous une pluie on voit pencher des blés. 6+6 b
Les glaives dentelés font d'affreuses morsures ; 6+6 a
Le poignard altéré, plongeant dans les blessures, 6+6 a
Comme dans une coupe, y boit à flots le sang ; 6+6 b
40 Et les épieux, rompant les armes les plus fortes, 6+6 c
Pour le ciel ou l'enfer ouvrent de larges portes 6+6 c
Aux âmes qui des corps sortent en rugissant. 6+6 b
Quelle férocité de dessin et de touche ! 6+6 a
Quelle sauvagerie et quelle ardeur farouche ! 6+6 a
45 Qui signa ce poëme étrange et véhément ? 6+6 b
C'est toi, maître suprême, à la main turbulente, 6+6 c
Peintre au nom rouge, roi de la couleur brûlante, 6+6 c
Divin Néerlandais, Michel-Ange flamand ! 6+6 b
C'est toi, Rubens, c'est toi dont la rage sublime 6+6 a
50 Pencha cette bataille au bord de cet abîme, 6+6 a
Qui joignis ses deux bouts comme un bracelet d'or, 6+6 b
Et lui mis pour camée un beau groupe de femmes 6+6 c
Si blanches, que le fleuve aux triomphantes lames 6+6 c
S'apaise et n'ose pas les submerger encor ! 6+6 b
II
55 Car ce sont, ô pitié ! des femmes, des guerrières 6+6 a
Que la mêlée étreint de ses mains meurtrières. 6+6 a
Sous l'armure une gorge bat ; 8 b
Les écailles d'airain couvrent des seins d'ivoire, 6+6 c
Où, nourrisson cruel, la mort pâle vient boire 6+6 c
60 Le lait empourpré du combat. 8 b
Regardez ! regardez ! les chevelures blondes 6+6 a
Coulent en ruisseaux d'or se mêler sous les ondes 6+6 a
Aux cheveux glauques des roseaux. 8 b
Voyez ces belles chairs, plus pures que l'albâtre, 6+6 c
65 Où, dans la blancheur mate, une veine bleuâtre 6+6 c
Circule en transparents réseaux. 8 b
Hélas ! sur tous ces corps à la teinte nacrée, 6+6 a
La mort a déjà mis sa pâleur azurée ; 6+6 a
Ils n'ont de rose que le sang. 8 b
70 Leurs bras abandonnés trempent, les mains ouvertes, 6+6 c
Dans la vase du fleuve, entre les algues vertes, 6+6 c
Où l'eau les soulève en passant. 8 b
Le cheval de bataille à la croupe tigrée, 6+6 a
Secouant dans les cieux sa crinière effarée, 6+6 a
75 Les foule avec ses durs sabots ; 8 b
Et le lâche vainqueur, dans sa rage brutale, 6+6 c
Sur leur ventre appuyant sa poudreuse sandale, 6+6 c
Tire à lui leurs derniers lambeaux. 8 b
Bientôt du haut des monts les vautours au col chauve, 6+6 a
80 Les corbeaux vernissés, les aigles à l'œil fauve, 6+6 a
L'orfraie au regard clandestin, 8 b
Les loups se balançant sur leurs échines maigres, 6+6 c
Les renards, les chakals, accourront, tout allègres, 6+6 c
Prendre leur part au grand festin. 8 b
85 Ce splendide banquet réparera leurs jeûnes. 6+6 a
O misère ! ô douleur ! tous ces corps frais et jeunes, 6+6 a
Ces beaux seins d'un si pur contour, 8 b
Faits pour les chauds baisers d'une amoureuse bouche, 6+6 c
Fouillés par le museau de l'hyène farouche, 6+6 c
90 Piqués par le bec du vautour ! 8 b
Cessez de vains efforts, ô braves amazones ! 6+6 a
A quoi vous sert d'avoir, ainsi que des Bellones, 6+6 a
Le casque grec empanaché, 8 b
La cuirasse de fer, de clous d'or étoilée, 6+6 c
95 Si votre main trop faible, au fort de la mêlée, 6+6 c
Lâche votre glaive ébréché ? 8 b
Votre armure faussée, entre ces bras robustes, 6+6 a
Comme un mince carton s'aplatit sur ces bustes 6+6 a
Où le poil pousse en plein terrain ; 8 b
100 Avec ces forts lutteurs, les plus puissantes armes, 6+6 c
O guerrières ! seraient les appas et les charmes 6+6 c
Cachés sous vos corsets d'airain. 8 b
S'ils n'étaient repoussés par les rudes écailles, 6+6 a
Par les mailles d'acier qui hérissent vos tailles, 6+6 a
105 Les bras se suspendraient autour ; 8 b
Si vous aviez voulu, douce et modeste gloire, 6+6 c
Vous auriez sans combat remporté la victoire, 6+6 c
Car la force cède à l'amour. 8 b
Penchez-vous sur le col de vos promptes cavales, 6+6 a
110 Qui volent, de la brise et de l'éclair rivales ; 6+6 a
Fuyez sans vous tourner pour voir, 8 b
Et ne vous arrêtez qu'en des retraites sûres 6+6 c
Où se trouve un flot clair pour laver vos blessures, 6+6 c
Et du gazon pour vous asseoir ! 8 b
III
115 C'est la nécessité ! c'est la règle fatale ! 6+6 a
Toujours l'esprit le cède à la force brutale ; 6+6 a
Et quand la passion, aux beaux élans divins, 6+6 b
Avec le positif veut en venir aux mains, 6+6 b
Ardente, et n'écoutant que le feu qui l'anime, 6+6 a
120 Engage le combat sur le pont de l'abîme, 6+6 a
Elle ne peut tenir avec ses mains d'enfant 6+6 b
Contre ces grands chevaux à forme d'éléphant, 6+6 b
Cabrés et renversés sur leurs énormes croupes, 6+6 a
Contre ces forts guerriers et ces robustes troupes 6+6 a
125 Aux bras durs et noueux comme des chênes verts, 6+6 b
Aux musculeux poitrails de buffle recouverts ; 6+6 b
Toujours le pied lui manque, et, de flèches criblée, 6+6 a
Elle tombe en hurlant dans l'onde flagellée, 6+6 a
Où son corps va trouver les caïmans du fond. 6+6 b
130 Cependant les vainqueurs, sur la crête du pont, 6+6 b
Sans donner une plainte aux victimes noyées, 6+6 a
Passent, tambours battants, enseignes déployées. 6+6 a
Cette planche, gravée en six cartons divers 6+6 b
Par Lucas Vostermann, d'après Rubens d'Anvers, 6+6 b
135 Femmes au cœur hautain, pâles cariatides, 6+6 a
Qui ployez à regret des têtes moins timides 6+6 a
Sous le fronton pesant des devoirs et des lois, 6+6 b
Et qui vous refusez à porter votre croix, 6+6 b
De votre destinée est l'effrayant symbole, 6+6 a
140 Et je l'y vois écrite en sombre parabole. 6+6 a
Comme vous autrefois, folles de liberté, 6+6 b
Des femmes au grand cœur, à la mâle beauté, 6+6 b
Se brûlèrent un sein, et mirent à la place 6+6 a
La Méduse sculptée au cœur de la cuirasse ; 6+6 a
145 Elles laissèrent là l'aiguille et les fuseaux, 6+6 b
La navette qui court à travers les réseaux, 6+6 b
Les travaux de la femme et les soins du ménage, 6+6 a
Pour la lance et l'épée, instruments de carnage ; 6+6 a
Négligeant la parure, et n'ayant pour se voir 6+6 b
150 Qu'un bouclier d'airain, fauve et louche miroir, 6+6 b
Au Thermodon, qu'enjambe un pont d'une seule arche, 6+6 a
Leur troupe rencontra la grande armée en marche, 6+6 a
Ce fut un choc terrible, et sur le pont, longtemps, 6+6 b
Incertaine marée, on vit les combattants, 6+6 b
155 Les chevelures d'or ou bien les têtes brunes, 6+6 a
Femmes, soldats, suivant leurs diverses fortunes, 6+6 a
Pousser et repousser leur flux et leur reflux, 6+6 b
Et longtemps la victoire aux pieds irrésolus, 6+6 b
Mesurant le terrain et supputant les pertes, 6+6 a
160 Erra d'un camp à l'autre avec ses palmes vertes. 6+6 a
De fatigue à la fin, les bras frêles et blancs 6+6 b
Laissèrent, tout meurtris, choir leurs glaives sanglants, 6+6 b
Trop faibles ouvriers pour de si fortes âmes, 6+6 a
Et dans l'eau, jusqu'au soir, il plut des corps de femmes ! 6+6 a
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