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GAU_5/GAU215
Théophile GAUTIER
POÉSIES DIVERSES, 1833-1838
Tome premier
édition Maurice Dreyfous
1833-1838
QUI SERA ROI ?
I
BÉHÉMOT
Moi, je suis Béhémot, l'éléphant, le colosse. 6+6 a
Mon dos prodigieux, dans la plaine, fait bosse 6+6 a
Comme le dos d'un mont. 6 b
Je suis une montagne animée et qui marche ; 6+6 c
5 Au déluge, je fis presque chavirer l'arche, 6+6 c
Et, quand j'y mis le pied, l'eau monta jusqu'au pont. 6+6 b
Je porte, en me jouant, des tours sur mon épaule ; 6+6 a
Les murs tombent broyés sous mon flanc qui les frôle 6+6 a
Comme sous un bélier. 6 b
10 Quel est le bataillon que d'un choc je ne rompe ? 6+6 c
J'enlève cavaliers et chevaux dans ma trompe, 6+6 c
Et je les jette en l'air sans plus m'en soucier ! 6+6 b
Les piques, sous mes pieds, se couchent comme l'herbe : 6+6 a
Je jette à chaque pas, sur la terre, une gerbe 6+6 a
15 De blessés et de morts. 6 b
Au cœur de la bataille, aux lieux où la mêlée 6+6 c
Rugit plus furieuse et plus échevelée, 6+6 c
Comme un mortier sanglant, je vais gâchant les corps. 6+6 b
Les flèches font sur moi le pétillement grêle 6+6 a
20 Que par un jour d'hiver font les grains de la grêle 6+6 a
Sur les tuiles d'un toit, 6 b
Les plus forts javelots, qui faussent les cuirasses, 6+6 c
Effleurent mon cuir noir sans y laisser de traces, 6+6 c
Et par tous les chemins je marche toujours droit. 6+6 b
25 Quand devant moi je trouve un arbre, je le casse ; 6+6 a
A travers les bambous, je folâtre et je passe 6+6 a
Comme un faon dans les blés. 6 b
Si je rencontre un fleuve en route, je le pompe, 6+6 c
Je dessèche son urne avec ma grande trompe, 6+6 c
30 Et laisse sur le sec ses hôtes écaillés. 6+6 b
Mes défenses d'ivoire éventreraient le monde, 6+6 a
Je porterais le ciel et sa coupole ronde 6+6 a
Tout aussi bien qu'Atlas. 6 b
Rien ne me semble lourd ; pour soutenir le pôle, 6+6 c
35 Je pourrais lui prêter ma rude et forte épaule. 6+6 c
Je le remplacerai quand il sera trop las ! 6+6 b
II
Quand Béhémot eut dit jusqu'au bout sa harangue, 6+6 a
Léviathan, ainsi, répondit en sa langue. 6+6 a
III
LÉVIATHAN
Taisez-vous, Béhémot, je suis Léviathan, 6+6 a
40 Comme un enfant mutin je fouette l'Océan 6+6 a
Du revers de ma large queue. 8 b
Mes vieux os sont plus durs que des barres d'airain, 6+6 c
Aussi Dieu m'a fait roi de l'univers marin, 6+6 c
Seigneur de l'immensité bleue. 8 b
45 Le requin endenté d'un triple rang de dents, 6+6 a
Le dauphin monstrueux aux longs fanons pendants, 6+6 a
Le kraken qu'on prend pour une île, 8 b
L'orque immense et difforme et le lourd cachalot, 6+6 c
Tout le peuple squammeux qui laboure le flot, 6+6 c
50 Du cétacé jusqu'au nautile ; 8 b
Le grand serpent de mer et le poisson Macar, 6+6 a
Les baleines du pôle à l'œil rond et hagard, 6+6 a
Qui soufflent l'eau par la narine, 8 b
Le triton fabuleux, la sirène aux chants clairs, 6+6 c
55 Sur le flanc d'un rocher peignant ses cheveux verts 6+6 c
Et montrant sa blanche poitrine ; 8 b
Les oursons étoilés et les crabes hideux, 6+6 a
Comme des coutelas agitant autour d'eux 6+6 a
L'arsenal crochu de leurs pinces ; 8 b
60 Tous, d'un commun accord, m'ont reconnu pour roi. 6+6 c
Dans leurs antres profonds ils se cachent d'effroi 6+6 c
Quand je visite mes provinces. 8 b
Pour l'œil qui peut plonger au fond du gouffre noir, 6+6 a
Mon royaume est superbe et magnifique à voir : 6+6 a
65 Des végétations étranges, 8 b
Éponges, polypiers, madrépores, coraux, 6+6 c
Comme dans les forêts, s'y courbent en arceaux, 6+6 c
S'y découpent en vertes franges. 8 b
Le frisson de mon dos fait trembler l'Océan, 6+6 a
70 Ma respiration soulève l'ouragan 6+6 a
Et se condense en noirs nuages ; 8 b
Le souffle impétueux de mes larges naseaux 6+6 c
Fait, comme un tourbillon, couler bas les vaisseaux 6+6 c
Avec les pâles équipages. 8 b
75 Ainsi vous avez tort de tant faire le fier 6+6 a
Pour avoir une peau plus dure que le fer 6+6 a
Et renversé quelque muraille ; 8 b
Ma gueule vous pourrait engloutir aisément. 6+6 c
Je vous ai regardé, Béhémot, et vraiment 6+6 c
80 Vous êtes de petite taille. 8 b
L'empire revient donc à moi, prince des eaux, 6+6 a
Qui mène chaque soir les difformes troupeaux 6+6 a
Paître dans les moites campagnes ; 8 b
Moi témoin du déluge et des temps disparus ; 6+6 c
85 Moi qui noyai jadis avec mes flots accrus 6+6 c
Les grands aigles sur les montagnes ! 8 b
IV
Léviathan se tut et plongea sous les flots ; 6+6 a
Ses flancs ronds reluisaient comme de noirs îlots. 6+6 a
V
L'OISEAU ROCK
Là-bas, tout là-bas, il me semble 8 a
90 Que j'entends quereller ensemble 8 a
Béhémot et Léviathan ; 8 b
Chacun des deux rivaux aspire, 8 c
Ambition folle ! à l'empire 8 c
De la terre et de l'Océan. 8 b
95 Eh quoi ! Léviathan l'énorme 8 a
S'assoirait, majesté difforme, 8 a
Sur le trône de l'univers ! 8 b
N'a-t-il pas ses grottes profondes, 8 c
Son palais d'azur sous les ondes ? 8 c
100 N'est-il pas roi des peuples verts ? 8 b
Béhémot, dans sa patte immonde, 8 a
Veut prendre le sceptre du monde 8 a
Et se poser en souverain. 8 b
Béhémot, avec son gros ventre, 8 c
105 Veut faire venir à son antre 8 c
L'univers terrestre et marin ! 8 b
La prétention est étrange 8 a
Pour ces deux pétrisseurs de fange, 8 a
Qui ne sauraient quitter le sol. 8 b
110 C'est moi, l'oiseau Rock, qui dois être 8 c
De ce monde seigneur et maître, 8 c
Et je suis roi de par mon vol. 8 b
Je pourrais dans ma forte serre 8 a
Prendre la boule de la terre 8 a
115 Avec le ciel pour écusson. 8 b
Créez deux mondes : je me flatte 8 c
D'en tenir un dans chaque patte, 8 c
Comme les aigles du blason. 8 b
Je nage en plein dans la lumière, 8 a
120 Et ma prunelle sans paupière 8 a
Regarde en face le soleil. 8 b
Lorsque par les airs je voyage, 8 c
Mon ombre, comme un grand nuage, 8 c
Obscurcit l'horizon vermeil. 8 b
125 Je cause avec l'étoile bleue 8 a
Et la comète à pâle queue ; 8 a
Dans la lune je fais mon nid ; 8 b
Je perche sur l'arc d'une sphère ; 8 c
D'un coup de mon aile légère 8 c
130 Je fais le tour de l'infini. 8 b
VI
L'HOMME
Léviathan, je vais, malgré les deux cascades 6+6 a
Qui de tes noirs évents jaillissent en arcades, 6+6 a
La mer qui se soulève à tes reniflements, 6+6 b
Et les glaces du pôle et tous les éléments, 6+6 b
135 Monté sur une barque entr'ouverte et disjointe, 6+6 a
T'enfoncer dans le flanc une mortelle pointe ; 6+6 a
Car il faut un peu d'huile à ma lampe le soir, 6+6 b
Quand le soleil s'éteint et qu'on n'y peut plus voir. 6+6 b
Béhémot, à genoux ! que je pose la charge 6+6 a
140 Sur ta croupe arrondie et ton épaule large ! 6+6 a
Je ne suis pas ému de ton énormité ; 6+6 b
Je ferai de tes dents quelque hochet sculpté, 6+6 b
Et je te couperai tes immenses oreilles, 6+6 a
Avec leurs plis pendants, à des drapeaux pareilles, 6+6 a
145 Pour en orner ma toque et gonfler mon chevet. 6+6 b
Oiseau Rock, prête-moi la plume et ton duvet, 6+6 b
Mon plomb saura t'atteindre, et, l'aile fracassée, 6+6 a
Sans pouvoir achever la courbe commencée, 6+6 a
Des sommités du ciel, à mes pieds, sur le roc, 6+6 b
150 Tu tomberas tout droit orgueilleux oiseau Rock ! 6+6 b
mètre profils métriques : 6, 8, 6+6
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