Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
M = voyelle masculine
F = "e" féminin
| = césure
GAU_5/GAU204
Théophile GAUTIER
POÉSIES DIVERSES, 1833-1838
Tome premier
édition Maurice Dreyfous
1833-1838
MAGDALENA
J'entrai dernièrement | dans une vieille église ; 6+6 a
La nef était déserte, | et sur la dalle grise 6+6 a
Les feux du soir, passant | par les vitraux dorés, 6+6 b
Voltigeaient et dansaient, | ardemment colorés. 6+6 b
5 Comme je m'en allais, | visitant les chapelles, 6+6 a
Avec tous leurs festons | et toutes leurs dentelles, 6+6 a
Dans un coin du jubé | j'aperçus un tableau 6+6 b
Représentant un Christ | qui me parut très-beau. 6+6 b
On y voyait saint Jean, | Madeleine et la Vierge ; 6+6 a
10 Leurs chairs, d'un ton pareil | à la cire de cierge, 6+6 a
Les faisaient ressembler, | sur le fond sombre et noir, 6+6 b
A ces fantômes blancs | qui se dressent le soir 6+6 b
Et vont croisant les bras | sous leurs draps mortuaires : 6+6 a
Leurs robes à plis droits, | ainsi que des suaires, 6+6 a
15 S'allongeaient tout d'un jet | de leur nuque à leurs pieds 6+6 b
Ainsi faits, l'on eût dit | qu'ils fussent copiés, 6+6 b
Dans le Campo-Santo, | sur quelque fresque antique 6+6 a
D'un vieux maître pisan, | artiste catholique, 6+6 a
Tant l'on voyait reluire | autour de leur beauté 6+6 b
20 Le nimbe rayonnant | de la mysticité, 6+6 b
Et tant l'on respirait | dans leur humble attitude 6+6 a
Les parfums onctueux | de la béatitude. 6+6 a
Sans doute que c'était | l'œuvre d'un Allemand, 6+6 b
D'un élève d'Holbein, | mort bien obscurément, 6+6 b
25 A vingt ans, de misère | et de mélancolie, 6+6 a
Dans quelque bourg de Flandre, | au retour d'Italie ; 6+6 a
Car ses têtes semblaient, | avec leur blanche chair, 6+6 b
Un rêve de soleil | par une nuit d'hiver. 6+6 b
Je restai bien longtemps | dans la même posture, 6+6 a
30 Pensif, à contempler | cette pâle peinture ; 6+6 a
Je regardais le Christ | sur son infâme bois, 6+6 b
Pour embrasser le monde | ouvrant les bras en croix. 6+6 b
Ses pieds meurtris et bleus | et ses deux mains clouées, 6+6 a
Ses chairs par les bourreaux | à coups de fouet trouées, 6+6 a
35 La blessure livide | et béante à son flanc ; 6+6 b
Son front d'ivoire où perle | une sueur de sang ; 6+6 b
Son corps blafard rayé | par des lignes vermeilles, 6+6 a
Me faisaient naître au cœur | des pitiés nonpareilles, 6+6 a
Et mes yeux débordaient | en des ruisseaux de pleurs 6+6 b
40 Comme dut en verser | la mère des douleurs. 6+6 b
Dans l'outremer du ciel | les chérubins fidèles 6+6 a
Se lamentaient en chœur, | la face sous leurs ailes, 6+6 a
Et l'un d'eux recueillait, | un ciboire à la main, 6+6 b
Le pur sang de la plaie | où boit le genre humain ; 6+6 b
45 La sainte Vierge, au bas, | regardait, pauvre mère ! 6+6 a
Son divin Fils en proie | à l'agonie amère ; 6+6 a
Madeleine et saint Jean, | sous les bras de la croix, 6+6 b
Mornes, échevelés, | sans soupirs et sans voix, 6+6 b
Plus dégouttant de pleurs | qu'après la pluie un arbre, 6+6 a
50 Étaient debout, pareils | à des piliers de marbre. 6+6 a
C'était, certe, un spectacle | à faire réfléchir, 6+6 b
Et je sentis mon cou, | comme un roseau fléchir 6+6 b
Sous le vent que faisait | l'aile de ma pensée, 6+6 a
Avec le chant du soir | vers le ciel élancée. 6+6 a
55 Je croisai gravement | mes deux bras sur mon sein, 6+6 b
Et je pris mon menton | dans le creux de ma main, 6+6 b
Et je me dis : «O Christ ! | tes douleurs sont trop vives ; 6+6 a
Après ton agonie | au jardin des Olives, 6+6 a
Il fallait remonter | près de ton Père, au ciel, 6+6 b
60 Et nous laisser, à nous, | l'éponge avec le fiel ; 6+6 b
Les clous percent ta chair, | et les fleurons d'épines 6+6 a
Entrent profondément | dans tes tempes divines. 6+6 a
Tu vas mourir, toi, Dieu ! | comme un homme. La mort 6+6 b
Recule épouvantée | à ce sublime effort, 6+6 b
65 Elle a peur de sa proie, | elle hésite à la prendre, 6+6 a
Sachant qu'après trois jours | il la lui faudra rendre, 6+6 a
Et qu'un ange viendra, | qui, radieux et beau, 6+6 b
Lèvera de ses mains | la pierre du tombeau ; 6+6 b
Mais tu n'en as pas moins | souffert ton agonie, 6+6 a
70 Adorable victime | entre toutes bénie ; 6+6 a
Mais tu n'en as pas moins, | avec les deux voleurs, 6+6 b
Étendu les deux bras | sur l'arbre de douleurs. 6+6 b
O rigoureux destin ! | une pareille vie 6+6 a
D'une pareille mort | si promptement suivie ! 6+6 a
75 Pour tant de maux soufferts, | tant d'absinthe et de fiel ! 6+6 b
Où donc est le bonheur, | le vin doux et le miel ? 6+6 b
La parole d'amour | pour compenser l'injure, 6+6 a
Et la bouche qui donne | un baiser par blessure ? 6+6 a
Dieu lui-même a besoin, | quand il est blasphémé, 6+6 b
80 Pour nous bénir encor | de se sentir aimé, 6+6 b
Et tu n'as pas, Jésus, | traversé cette terre, 6+6 a
N'ayant jamais pressé | sur ton cœur solitaire 6+6 a
Un cœur sincère et pur, | et fait ce long chemin 6+6 b
Sans avoir une épaule | où reposer ta main, 6+6 b
85 Sans une âme choisie | où répandre avec flamme 6+6 a
Tous les trésors d'amour | enfermés dans ton âme.» 6+6 a
Ne vous alarmez pas, | esprits religieux, 6+6 b
Car l'inspiration | descend toujours des cieux, 6+6 b
Et mon ange gardien, | quand vint cette pensée, 6+6 a
90 De son bouclier d'or | ne l'a pas repoussée. 6+6 a
C'est l'heure de l'extase | où Dieu se laisse voir, 6+6 b
L'Angelus éploré | tinte aux cloches du soir : 6+6 b
Comme aux bras de l'amant | une vierge pâmée, 6+6 a
L'encensoir d'or exhale | une haleine embaumée ; 6+6 a
95 La voix du jour s'éteint ; | les reflets des vitraux, 6+6 b
Comme des feux follets, | passent sur les tombeaux, 6+6 b
Et l'on entend courir, | sous les ogives frêles, 6+6 a
Un bruit confus de voix | et de battements d'ailes ; 6+6 a
La foi descend des cieux | avec l'obscurité ; 6+6 b
100 L'orgue vibre ; l'écho | répond : Éternité ! 6+6 b
Et la blanche statue, | en sa couche de pierre, 6+6 a
Rapproche ses deux mains | et se met en prière. 6+6 a
Comme un captif brisant | les portes du cachot, 6+6 b
L'âme du corps s'échappe | et s'élance si haut, 6+6 b
105 Qu'elle heurte, en son vol, | au détour d'un nuage, 6+6 a
L'étoile échevelée | et l'archange en voyage ; 6+6 a
Tandis que la raison, | avec son pied boîteux, 6+6 b
La regarde d'en bas | se perdre dans les cieux. 6+6 b
C'est à cette heure-là | que les divins poëtes 6+6 a
110 Sentent grandir leur front | et deviennent prophètes. 6+6 a
O mystère d'amour ! | ô mystère profond ! 6+6 b
Abîme inexplicable | où l'esprit, se confond ! 6+6 b
Qui de nous osera, | philosophe ou poëte, 6+6 a
Dans cette sombre nuit | plonger avant la tête ? 6+6 a
115 Quelle langue assez haute | et quel cœur assez pur, 6+6 b
Pour chanter dignement | tout ce poëme obscur ? 6+6 b
Qui donc écartera | l'aile blanche et dorée 6+6 a
Dont un ange abritait | cette amour ignorée ? 6+6 a
Qui nous dira le nom | de cette autre Éloa ? 6+6 b
120 Et quelle âme, ô Jésus, | à t'aimer se voua ? 6+6 b
Murs de Jérusalem, | vénérables décombres, 6+6 a
Vous qui les avez vus | et couverts de vos ombres, 6+6 a
O palmiers du Carmel ! | ô cèdres du Liban ! 6+6 b
Apprenez-nous qui donc | il aimait mieux que Jean ? 6+6 b
125 Si vos troncs vermoulus | et si vos tours minées 6+6 a
Dans leur écho fidèle | ont, depuis tant d'années, 6+6 a
Parmi les souvenirs | des choses d'autrefois, 6+6 b
Conservé leur mémoire | et le son de leur voix, 6+6 b
Parlez et dites-nous, | ô forêts ! ô ruines ! 6+6 a
130 Tout ce que vous savez | de ces amours divines 6+6 a
Dites quels purs éclairs | dans leurs yeux reluisaient. 6+6 b
Et quels soupirs ardents | de leurs cœurs s'élançaient ! 6+6 b
Et toi, Jourdain, réponds, | sous les berceaux de palmes, 6+6 a
Quand la lune trempait | ses pieds dans tes eaux calmes, 6+6 a
135 Et que le ciel semait | sa face de plus d'yeux 6+6 b
Que n'en traîne après lui | le paon tout radieux, 6+6 b
Ne les as-tu pas vus | sur les fleurs et les mousses 6+6 a
Glisser en se parlant | avec des voix plus douces 6+6 a
Que les roucoulements | des colombes de mai, 6+6 b
140 Que le premier aveu | de celle que j'aimai ; 6+6 b
Et dans un pur baiser, | symbole du mystère, 6+6 a
Unir la terre au ciel | et le ciel à la terre ? 6+6 a
Les échos sont muets, | et le flot du Jourdain 6+6 b
Murmure sans répondre | et passe avec dédain ; 6+6 b
145 Les morts de Josaphat, | troublés dans leur silence, 6+6 a
Se tournent sur leur couche, | et le vent frais balance 6+6 a
Au milieu des parfums, | dans les bras du palmier, 6+6 b
Le chant du rossignol | et le nid du ramier. 6+6 b
Frère, mais voyez donc | comme la Madeleine 6+6 a
150 Laisse sur son col blanc | couler à flots d'ébène 6+6 a
Ses longs cheveux en pleurs, | et comme ses beaux yeux 6+6 b
Mélancoliquement | se tournent vers les cieux ! 6+6 b
Qu'elle est belle ! Jamais, | depuis Ève la blonde, 6+6 a
Une telle beauté | n'apparut sur le monde, 6+6 a
155 Son front est si charmant, | son regard est si doux, 6+6 b
Que l'ange qui la garde, | amoureux et jaloux, 6+6 b
Quand le désir craintif | rôde et s'approche d'elle, 6+6 a
Fait luire son épée | et le chasse à coups d'aile. 6+6 a
O pâle fleur d'amour | éclose au paradis, 6+6 b
160 Qui répands tes parfums | dans nos déserts maudits, 6+6 b
Comment donc as-tu fait, | ô fleur ! pour qu'il te reste 6+6 a
Une couleur si fraîche, | une odeur si céleste ? 6+6 a
Comment donc as-tu fait, | pauvre sœur du ramier, 6+6 b
Pour te conserver pure | au cœur de ce bourbier ? 6+6 b
165 Quel miracle du ciel, | sainte prostituée, 6+6 a
Que ton cœur, cette mer | si souvent remuée, 6+6 a
Des coquilles du bord | et du limon impur 6+6 b
N'ait pas, dans l'ouragan, | souillé ses flots d'azur, 6+6 b
Et qu'on ait toujours vu | sous leur manteau limpide 6+6 a
170 La perle blanche au fond | de ton âme candide ! 6+6 a
C'est que tout cœur aimant | est réhabilité, 6+6 b
Qu'il vous vient une autre âme, | et que la pureté 6+6 b
Qui remontait au ciel | redescend et l'embrasse, 6+6 a
Comme à sa sœur coupable | une sœur qui fait grâce ; 6+6 a
175 C'est qu'aimer c'est pleurer, | c'est croire, c'est prier ; 6+6 b
C'est que l'amour est saint | et peut tout expier. 6+6 b
Mon grand peintre ignoré, | sans en savoir les causes, 6+6 a
Dans ton sublime instinct | tu comprenais ces choses ; 6+6 a
Tu fis de ses yeux noirs | ruisseler plus de pleurs, 6+6 b
180 Tu gonflas son beau sein | de plus hautes douleurs ; 6+6 b
La voyant si coupable | et prenant pitié d'elle, 6+6 a
Pour qu'on lui pardonnât, | tu l'as faite plus belle, 6+6 a
Et ton pinceau pieux, | sur le divin contour 6+6 b
A promené longtemps | ses baisers pleins d'amour. 6+6 b
185 Elle est plus belle encor | que la vierge Marie, 6+6 a
Et le prêtre à genoux, | qui soupire et qui prie, 6+6 a
Dans sa pieuse extase | hésite entre les deux, 6+6 b
Et ne sait pas laquelle | est la reine des cieux. 6+6 b
O sainte pécheresse ! | ô grande repentante ! 6+6 a
190 Madeleine, c'est toi | que j'eusse, pour amante, 6+6 a
Dans mes rêves choisie, | et toute la beauté, 6+6 b
Tout le rayonnement | de la virginité 6+6 b
Montrant sur son front blanc | la blancheur de son âme, 6+6 a
Ne sauraient m'émouvoir, | ô femme vraiment femme, 6+6 a
195 Comme font tes soupirs | et les pleurs de tes yeux, 6+6 b
Ineffable rosée | à faire envie aux cieux ! 6+6 b
Jamais lys de Saron, | divine courtisane, 6+6 a
Mirant aux eaux des lacs | sa robe diaphane, 6+6 a
N'eut un plus pur éclat | ni de plus doux parfums ; 6+6 b
200 Ton beau front inondé | de tes longs cheveux bruns 6+6 b
Laisse voir, au travers | de la peau transparente, 6+6 a
Le rêve de ton âme | et ta pensée errante, 6+6 a
Comme un globe d'albâtre | éclairé par dedans ! 6+6 b
Ton œil est un foyer | dont les rayons ardents 6+6 b
205 Sous la cendre des cœurs | ressuscitent les flammes ; 6+6 a
O la plus amoureuse | entre toutes les femmes ! 6+6 a
Les séraphins du ciel | à peine ont dans leur cœur 6+6 b
Plus d'extase divine | et de sainte langueur ; 6+6 b
Et tu pourrais couvrir | de ton amour profonde 6+6 a
210 Comme d'un manteau d'or | la nudité du monde ! 6+6 a
Toi seule sais aimer | comme il faut qu'il le soit 6+6 b
Celui qui t'a marquée | au front avec le doigt, 6+6 b
Celui dont tu baignais | les pieds de myrrhe pure, 6+6 a
Et qui pour s'essuyer | avait ta chevelure ; 6+6 a
215 Celui qui t'apparut | au jardin, pâle encor 6+6 b
D'avoir dormi sa nuit | dans le lit de la mort, 6+6 b
Et, pour te consoler, | voulut que la première 6+6 a
Tu le visses rempli | de gloire et de lumière. 6+6 a
En faisant ce tableau, | Raphaël inconnu, 6+6 b
220 N'est-ce pas ? ce penser | comme à moi t'est venu, 6+6 b
Et que ta rêverie | a sondé ce mystère 6+6 a
Que je voudrais pouvoir | à la fois dire et taire ? 6+6 a
O poëtes ! allez | prier à cet autel, 6+6 b
A l'heure où le jour baisse, | à l'instant solennel, 6+6 b
225 Quand d'un brouillard d'encens | la nef est toute pleine. 6+6 a
Regardez le Jésus | et puis la Madeleine ; 6+6 a
Plongez-vous dans votre âme, | et rêvez au doux bruit 6+6 b
Que font en s'éployant | les ailes de la nuit ; 6+6 b
Peut-être un chérubin | détaché de la toile, 6+6 a
230 A vos yeux, un moment, | soulèvera le voile, 6+6 a
Et dans un long soupir | l'orgue murmurera 6+6 b
L'ineffable secret | que ma bouche taira. 6+6 b
mètre profil métrique : 6+6
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