Métrique en Ligne
a voyelle stable
er voyelle ambigüe
e "e" masculin
e "e" féminin
e "e" élidé
e "e" ignoré
e "e" écarté
12 longueur métrique
6-6 mètre
GAU_5/GAU174
Théophile GAUTIER
POÉSIES DIVERSES, 1833-1838
Tome premier
édition Maurice Dreyfous
1833-1838
THÉBAÏDE
Mon rêve le plus cheret le plus caressé, 6+6 a
Le seul qui rie encoreà mon cœur oppressé, 6+6 a
C'est de m'ensevelirau fond d'une chartreuse, 6+6 b
Dans une solitudeinabordable, affreuse ; 6+6 b
5 Loin, bien loin, tout là-bas,dans quelque Sierra 6+6 a
Bien sauvage, jamaisvoix d'homme ne vibra, 6+6 a
Dans la forêt de pins,parmi les âpres roches, 6+6 b
n'arrive pas mêmeun bruit lointain de cloches ; 6+6 b
Dans quelque Thébaïde,aux lieux les moins hantés, 6+6 a
10 Comme en cherchaient les saintspour leurs austérités, 6+6 a
Sous la grotte grondaitle lion de Jérôme, 6+6 b
Oui, c'est là que j'iraispour respirer ton baume 6+6 b
Et boire la roséeà ton calice ouvert, 6+6 a
O frêle et chaste fleur,qui crois dans le désert 6+6 a
15 Aux fentes du tombeaude l'Espérance morte ! 6+6 b
De mon cœur dépeupléje fermerais la porte 6+6 b
Et j'y ferais la garde,afin qu'un souvenir 6+6 a
Du monde des vivantsn'y pût pas revenir ; 6+6 a
J'effacerais mon nomde ma propre mémoire, 6+6 b
20 Et de tous ces mots creux ;amour, science et gloire 6+6 b
Qu'aux jours de mon avrilmon âme en fleur rêvait, 6+6 a
Pour y dormir ma nuitje ferais un chevet ; 6+6 a
Car je sais maintenantque vaut cette fumée 6+6 b
Qu'au-dessus du néantpousse une renommée. 6+6 b
25 J'ai regardé de prèset la science et l'art : 6+6 a
J'ai vu que ce n'étaitque mensonge et hasard ; 6+6 a
J'ai mis sur un plateaude toile d'araignée 6+6 b
L'amour qu'en mon cheminj'ai reçue et donnée ; 6+6 b
Puis sur l'autre plateaudeux grains du vermillon 6+6 a
30 Impalpable, qui teintl'aile du papillon, 6+6 a
Et j'ai trouvé l'amourléger dans la balance. 6+6 b
Donc, reçois dans tes bras,ô douce Somnolence, 6+6 b
Vierge aux pâles couleurs,blanche sœur de la Mort, 6+6 a
Un pauvre naufragédes tempêtes du sort ! 6+6 a
35 Exauce un malheureuxqui te prie et t'implore, 6+6 b
Égrène sur son frontle pavot inodore, 6+6 b
Abrite-le d'un pande ton grand manteau noir, 6+6 a
Et du doigt clos ses yeuxqui ne veulent plus voir. 6+6 a
Vous, esprits du désert,cependant qu'il sommeille, 6+6 b
40 Faites taire les ventset bouchez son oreille, 6+6 b
Pour qu'il n'entende pasle retentissement 6+6 a
Du siècle qui s'écroule,et ce bourdonnement 6+6 a
Qu'en s'en allant au but son destin la mène 6+6 b
Sur le chemin du tempsfait la famille humaine ! 6+6 b
45 Je suis las de la vieet ne veux pas mourir ; 6+6 a
Mes pieds ne peuvent plusni marcher ni courir ; 6+6 a
J'ai les talons usésde battre cette route 6+6 b
Qui ramène toujoursde la science au doute. 6+6 b
Assez je me suis dit :Voilà la question. 6+6 a
50 Va, pauvre rêveur, chercheune solution 6+6 a
Claire et satisfaisanteà ton sombre problème, 6+6 b
Tandis qu'Ophéliate dit tout haut : Je t'aime ; 6+6 b
Mon beau prince danoismarche les bras croisés, 6+6 a
Le front dans la poitrineet les sourcils froncés ; 6+6 a
55 D'un pas lent et pensifarpente le théâtre, 6+6 b
Plus pâle que ne sontces figures d'albâtre 6+6 b
Pleurant pour les vivantssur les tombeaux des morts ; 6+6 a
Épuise ta vigueuren stériles efforts, 6+6 a
Et tu n'arriveras,comme a fait Ophélie, 6+6 b
60 Qu'à l'abrutissementou bien à la folie. 6+6 b
C'est à ce degré làque je suis arrivé. 6+6 a
Je sens ployer sous moimon génie énervé ; 6+6 a
Je ne vis plus ; je suisune lampe sans flamme, 6+6 b
Et mon corps est vraimentle cercueil de mon âme. 6+6 b
65 Ne plus penser, ne plusaimer, ne plus haïr ; 6+6 a
Si dans un coin du cœuril éclôt un désir, 6+6 a
Lui couper sans pitiéses ailes de colombe ; 6+6 b
Être comme est un mortétendu sous la tombe ; 6+6 b
Dans l'immobilitésavourer lentement, 6+6 a
70 Comme un philtre endormeur,l'anéantissement : 6+6 a
Voilà quel est mon vœu,tant j'ai de lassitude 6+6 b
D'avoir voulu gravircette côte âpre et rude, 6+6 b
Brocken mystérieux, des sommets nouveaux 6+6 a
Surgissent tout à coupsur de nouveaux plateaux, 6+6 a
75 Et qui ne laisse voirde ses plus hautes cimes 6+6 b
Que l'esprit du vertigeerrant sur les abîmes. 6+6 b
C'est pourquoi je m'assiedsau revers du fossé, 6+6 a
Désabusé de tout,plus vté, plus cassé 6+6 a
Que ces vieux mendiantsque jusques à la porte 6+6 b
80 Le chien de la maisonen grommelant escorte. 6+6 b
C'est pourquoi, fatiguéd'errer et de gémir, 6+6 a
Comme un petit enfant,je demande à dormir ; 6+6 a
Je veux dans le néantrenouveler mon être, 6+6 b
M'isoler de moi-mêmeet ne plus me conntre, 6+6 b
85 Et comme en un linceul,sans y laisser un pli, 6+6 a
Rester enveloppédans mon manteau d'oubli. 6+6 a
J'aimerais que ce fûtdans une roche creuse, 6+6 b
Au penchant d'une côteescarpée et pierreuse, 6+6 b
Comme dans les tableauxde Salvator Rosa, 6+6 a
90 le pied d'un vivantjamais ne se posa ; 6+6 a
Sous un ciel vert zébréde grands nuages fauves, 6+6 b
Dans des terrains galeux,clair-semés d'arbres chauves, 6+6 b
Avec un horizonsans couronne d'azur, 6+6 a
Bornant de tous côtésle regard comme un mur, 6+6 a
95 Et, dans les roseaux secs,près d'une eau noire et plate, 6+6 b
Quelque maigre hérondebout sur une patte. 6+6 b
Sur la caverne, un pin,ainsi qu'un spectre en deuil 6+6 a
Qui tend ses bras voilésau-dessus d'un cercueil, 6+6 a
Tendrait ses bras en pleurs ;et du haut de la vte 6+6 b
100 Un maigre filet d'eau,suintant goutte à goutte, 6+6 b
Marquerait par sa chuteaux sons intermittents 6+6 a
Le battement égalque fait le cœur du temps. 6+6 a
Comme la Niobéqui pleurait sur la roche, 6+6 b
Jusqu'à ce que le lierreautour de moi s'accroche, 6+6 b
105 Je demeurerais làles genoux au menton, 6+6 a
Plus ployé que jamais,sous l'angle d'un fronton, 6+6 a
Ces Atlas accroupisgonflant leurs nerfs de marbre ; 6+6 b
Mes pieds prendraient racineet je deviendrais arbre ; 6+6 b
Les faons auprès de moitondraient le gazon ras, 6+6 a
110 Et les oiseaux de nuitpercheraient sur mes bras. 6+6 a
C'est là ce qu'il me fautplutôt qu'un monastère ; 6+6 b
Un couvent est un portqui tient trop à la terre ; 6+6 b
Ma nef tire trop d'eaupour y pouvoir entrer 6+6 a
Sans en toucher le fondet sans s'y déchirer. 6+6 a
115 Dût sombrer le navireavec toute sa charge, 6+6 b
J'aime mieux errer seulsur l'eau profonde et large. 6+6 b
Aux barques de pêcheurl'anse à l'abri du vent, 6+6 a
Aux simples naufragésde l'âme le couvent. 6+6 a
A moi la solitudeeffroyable et profonde, 6+6 b
Par dedans, par dehors !
120 Un couvent, c'est un monde ; 6+6 b
On y pense, on y rêve,on y prie, on y croit : 6+6 a
La mort n'est que le seuild'une autre vie ; on voit 6+6 a
Passer au long du cltreune forme angélique ; 6+6 b
La cloche vous murmureun chant mélancolique ; 6+6 b
125 La Vierge vous sourit,le bel enfant Jésus 6+6 a
Vous tend ses petits brasde sa niche ; au-dessus 6+6 a
De vos fronts inclinés,comme un essaim d'abeilles, 6+6 b
Volent les chérubinsen légions vermeilles. 6+6 b
Vous êtes tout espoir,tout joie et tout amour, 6+6 a
130 A l'escalier du cielvous montez chaque jour ; 6+6 a
L'extase vous remplitd'ineffables délices, 6+6 b
Et vos cœurs parfuméssont comme des calices ; 6+6 b
Vous marchez entourésde célestes rayons, 6+6 a
Et vos pieds après vouslaissent d'ardents sillons ! 6+6 a
135 Ah ! grands voluptueux,sybarites du cltre, 6+6 b
Qui passez votre vieà voir s'ouvrir et crtre, 6+6 b
Dans le jardin fleuride la mysticité, 6+6 a
Les pétales d'argentdu lis de pureté ; 6+6 a
Vrais libertins du ciel,dévots Sardanapales, 6+6 b
140 Vous, vieux moines chenus,et vous, novices pâles, 6+6 b
Foyers couverts de cendre,encensoirs ignorés, 6+6 a
Quel don Juan a jamaissous ses lambris dorés 6+6 a
Senti des voluptéscomparables aux vôtres ? 6+6 b
Auprès de vos plaisirs,quels plaisirs sont les nôtres ? 6+6 b
145 Quel amant a jamais,à l'âge l'œil reluit, 6+6 a
Dans tout l'enivrementde la première nuit, 6+6 a
Poussé plus de soupirsprofonds et pleins de flamme, 6+6 b
Et baisé les pieds nusde la plus belle femme 6+6 b
Avec la même ardeurque vous les pieds de bois 6+6 a
150 Du cadavre insensibleallongé sur la croix ? 6+6 a
Quelle bouche fleurieet d'ambroisie humide 6+6 b
Vaudrait la bouche ouverteà son côté livide ? 6+6 b
Notre vin est grossier ;pour vous, au lieu de vin, 6+6 a
Dans un calice d'orperle le sang divin. 6+6 a
155 Nous usons notre lèvreau seuil des courtisanes ; 6+6 b
Vous autres, vous aimezdes saintes diaphanes, 6+6 b
Qui se parent pour vousdes couleurs des vitraux 6+6 a
Et sur vos fronts tondus,au détour des arceaux, 6+6 a
Laissent flotter le boutde leurs robes de gaze : 6+6 b
160 Nous n'avons que l'ivresse,et vous avez l'extase. 6+6 b
Nous, nos contentementsdureront peu de jours ; 6+6 a
Les vôtres, bien plus vifs,doivent durer toujours. 6+6 a
Calculateurs prudents,pour l'abandon d'une heure, 6+6 b
Sur une terre nulplus d'un jour ne demeure, 6+6 b
165 Vous achetez le cielavec l'éternité. 6+6 a
Malgré ta règle étroiteet ton austérité, 6+6 a
Maigre et jaune Rancé,tes moines taciturnes 6+6 b
S'entr'ouvrent à l'amourcomme des fleurs nocturnes ; 6+6 b
Une tête de mort,grimaçante pour nous, 6+6 a
170 Sourit à leur chevetdu rire le plus doux ; 6+6 a
Ils creusent chaque jourleur fosse au cimetière, 6+6 b
Ils jnent et n'ont pasd'autre lit qu'une bière ; 6+6 b
Mais ils sentent vibrersous leur suaire blanc, 6+6 a
Dans les transports divins,un cœur chaste et brûlant ; 6+6 a
175 Ils se baignent aux flotsde l'océan de joie, 6+6 b
Et sous la voluptéleur âme tremble et ploie 6+6 b
Comme fait une fleursous une goutte d'eau ; 6+6 a
Ils sont dignes d'envieet leur sort est très-beau. 6+6 a
Mais ils sont peu nombreux,dans ce siècle incrédule, 6+6 b
180 Ceux qui font de leur âmeune lampe qui brûle, 6+6 b
Et qui peuvent, baisantla blessure du Christ, 6+6 a
Croire que tout s'est faitcomme il était écrit. 6+6 a
Il en est qui n'ont pasle don des saintes larmes, 6+6 b
Qui veillent sans lumièreet combattent sans armes ; 6+6 b
185 Il est des malheureuxqui ne peuvent prier 6+6 a
Et dont la voix s'éteintquand ils veulent crier. 6+6 a
Tous ne se baignent pasdans la pure piscine 6+6 b
Et n'ont pas même partà la table divine : 6+6 b
Moi, je suis de ce nombre,et comme saint Thomas, 6+6 a
190 Si je n'ai dans la plaieun doigt, je ne crois pas. 6+6 a
Aussi je me choisisun antre pour retraite 6+6 b
Dans une régiondétournée et secrète 6+6 b
D' l'on n'entende pasle rire des heureux 6+6 a
Ni le chant printanierdes oiseaux amoureux ; 6+6 a
195 L'antre d'un loup crevéde faim ou de vieillesse, 6+6 b
Car tout son m'importuneet tout rayon me blesse ; 6+6 b
Tout ce qui palpite, aimeou chante, me déplt, 6+6 a
Et je hais l'homme autantet plus que ne le hait 6+6 a
Le buffle à qui l'on vientde percer la narine. 6+6 b
200 De tous les sentimentscroulés dans la ruine 6+6 b
Du temple de mon âme,il ne reste debout 6+6 a
Que deux piliers d'airain,la haine et le dégt. 6+6 a
Pourtant je suis à peineau tiers de ma journée ; 6+6 b
Ma tête de cheveuxn'est pas découronnée ; 6+6 b
205 A peine vingt épissont tombés du faisceau : 6+6 a
Je puis derrière moivoir encor mon berceau. 6+6 a
Mais les soucis amersde leurs griffes arides 6+6 b
M'ont fouillé dans le frontd'assez profondes rides 6+6 b
Pour en faire une fosseà chaque illusion. 6+6 a
210 Ainsi me voilà doncsans foi ni passion, 6+6 a
Désireux de la vieet ne pouvant pas vivre, 6+6 b
Et dès le premier motsachant la fin du livre. 6+6 b
Car c'est ainsi que sontles jeunes d'aujourd'hui : 6+6 a
Leurs mères les ont faitsdans un moment d'ennui ; 6+6 a
215 Et qui les voit auprèsdes blancs sexagénaires, 6+6 b
Plutôt que les enfants,les estime les pères. 6+6 b
Ils sont venus au mondeavec des cheveux gris ; 6+6 a
Comme ces arbrisseauxfrêles et rabougris 6+6 a
Qui, dès le mois de mai,sont pleins de feuilles mortes, 6+6 b
220 Ils s'effeuillent au vent,et vont devant leurs portes 6+6 b
Se chauffer au soleilà côté de l'aïeul, 6+6 a
Et du jeune et du vieux,à coup sûr, le plus seul, 6+6 a
Le moins accompagnésur la route du monde, 6+6 b
Hélas ! c'est le jeune hommeà tête brune ou blonde, 6+6 b
225 Et non pas le vieillardsur qui l'âge a neigé. 6+6 a
Celui dont le navireest le plus allégé 6+6 a
D'espérance et d'amour,lest divin dont on jette 6+6 b
Quelque chose à la merchaque jour de tempête, 6+6 b
Ce n'est pas le vieillard,dont le triste vaisseau 6+6 a
230 Va bientôt échouerà l'écueil du tombeau. 6+6 a
L'univers décrépitdevient paralytique, 6+6 b
La nature se meurt,et le spectre critique 6+6 b
Cherche en vain sous le cielquelque chose à nier. 6+6 a
Qu'attends-tu donc, clairondu jugement dernier ? 6+6 a
235 Dis-moi, qu'attends-tu donc,archange à bouche ronde 6+6 b
Qui dois sonner là hautla fanfare du monde ? 6+6 b
Toi, sablier du tempsque Dieu tient dans sa main, 6+6 a
Quand donc laisseras-tutomber ton dernier grain ? 6+6 a
mètre profil métrique : 6+6
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