Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
M = voyelle masculine
F = "e" féminin
| = césure
GAU_5/GAU173
Théophile GAUTIER
POÉSIES DIVERSES, 1833-1838
Tome premier
édition Maurice Dreyfous
1833-1838
TÉNÈBRES
Taisez-vous, ô mon cœur ! | taisez-vous, ô mon âme ! 6+6 a
Et n'allez plus chercher | de querelles au sort ; 6+6 b
Le néant vous appelle | et l'oubli vous réclame. 6+6 a
Mon cœur, ne battez plus, | puisque vous êtes mort ; 6+6 b
5 Mon âme, repliez | le reste de vos ailes, 6+6 c
Car vous avez tenté | votre suprême effort. 6+6 b
Vos deux linceuls sont prêts, | et vos fosses jumelles 6+6 c
Ouvrent leur bouche sombre | au flanc de mon passé, 6+6 a
Comme au flanc d'un guerrier | deux blessures mortelles. 6+6 c
10 Couchez-vous tout du long | dans votre lit glacé. 6+6 a
Puisse avec vos tombeaux, | que va recouvrir l'herbe, 6+6 b
Votre souvenir être | à jamais effacé ! 6+6 a
Vous n'aurez pas de croix | ni de marbre superbe, 6+6 b
Ni d'épitaphe d'or, | où quelque saule en pleurs 6+6 c
15 Laisse les doigts du vent | éparpiller sa gerbe. 6+6 b
Vous n'aurez ni blasons, | ni chants, ni vers, ni fleurs ; 6+6 c
On ne répandra pas | les larmes argentées 6+6 a
Sur le funèbre drap, | noir manteau des douleurs. 6+6 c
Votre convoi muet, | comme ceux des athées, 6+6 a
20 Sur le triste chemin | rampera dans la nuit : 6+6 b
Vos cendres sans honneur | seront au vent jetées. 6+6 a
La pierre qui s'abîme | en tombant fait son bruit ; 6+6 b
Mais vous, vous tomberez | sans que l'onde s'émeuve, 6+6 c
Dans ce gouffre sans fond | où le remords nous suit. 6+6 b
25 Vous ne ferez pas même | un seul rond sur le fleuve, 6+6 c
Nul ne s'apercevra | que vous soyez absents, 6+6 a
Aucune âme ici-bas | ne se sentira veuve. 6+6 c
Et le chaste secret | du rêve de vos ans 6+6 a
Périra tout entier | sous votre tombe obscure 6+6 b
30 Où rien n'attirera | le regard des passants. 6+6 a
Que voulez-vous ? hélas ! | notre mère Nature, 6+6 b
Comme toute autre mère, | a ses enfants gâtés, 6+6 c
Et pour les malvenus | elle est avare et dure. 6+6 b
Aux uns tous les bonheurs | et toutes les beautés ! 6+6 c
35 L'occasion leur est | toujours bonne et fidèle : 6+6 a
Ils trouvent au désert | des palais enchantés, 6+6 c
Ils tettent librement | la féconde mamelle ; 6+6 a
La chimère à leur voix | s'empresse d'accourir, 6+6 b
Et tout l'or du Pactole | entre leurs doigts ruisselle. 6+6 a
40 Les autres moins aimés | ont beau tordre et pétrir 6+6 b
Avec leurs maigres mains | la mamelle tarie, 6+6 c
Leur frère a bu le lait | qui les devait nourrir. 6+6 b
S'il éclôt quelque chose | au milieu de leur vie, 6+6 c
Une petite fleur | sous leur pâle gazon, 6+6 a
45 Le sabot du vacher | l'aura bientôt flétrie. 6+6 c
Un rayon de soleil | brille à leur horizon, 6+6 a
Il fait beau dans leur âme ; | à coup sûr un nuage 6+6 b
Avec un flot de pluie | éteindra le rayon. 6+6 a
L'espoir le mieux fondé, | le projet le plus sage, 6+6 b
50 Rien ne leur réussit ; | tout les trompe et leur ment. 6+6 c
Ils se perdent en mer | sans quitter le rivage. 6+6 b
L'aigle, pour le briser, | du haut du firmament, 6+6 c
Sur leur front découvert | lâchera la tortue, 6+6 a
Car ils doivent périr | inévitablement. 6+6 c
55 L'aigle manque son coup ; | quelque vieille statue 6+6 a
Sans tremblement de terre, | on ne sait pas pourquoi, 6+6 b
Quitte son piédestal, | les écrase et les tue. 6+6 a
Le cœur qu'ils ont choisi | ne garde pas sa foi ; 6+6 b
Leur chien même les mord | et leur donne la rage ; 6+6 c
60 Un ami jurera | qu'ils ont trahi le roi. 6+6 b
Fils du Danube, ils vont | se noyer dans le Tage ; 6+6 c
D'un bout du monde à l'autre | ils courent à leur mort, 6+6 a
Ils auraient pu du moins | s'épargner le voyage ! 6+6 c
Si dur qu'il soit, il faut | qu'ils remplissent leur sort ; 6+6 a
65 Nul n'y peut résister, | et le genou d'Hercule 6+6 b
Pour un pareil athlète | est à peine assez fort. 6+6 a
Après la vie obscure | une mort ridicule ; 6+6 b
Après le dur grabat | un cercueil sans repos 6+6 c
Au bord d'un carrefour | où la foule circule. 6+6 b
70 Ils tombent inconnus | de la mort des héros, 6+6 c
Et quelque ambitieux, | pour se hausser la taille, 6+6 a
Se fait effrontément | un socle de leurs os. 6+6 c
Sur son trône d'airain, | le Destin qui s'en raille 6+6 a
Imbibe leur éponge | avec du fiel amer, 6+6 b
75 Et la Nécessité | les tord dans sa tenaille. 6+6 a
Tout buisson trouve un dard | pour déchirer leur chair, 6+6 b
Tout beau chemin pour eux | cache une chausse-trappe, 6+6 c
Et les chaînes de fleurs | leur sont chaînes de fer. 6+6 b
Si le tonnerre tombe, | entre mille il les frappe ; 6+6 c
80 Pour eux l'aveugle nuit | semble prendre des yeux, 6+6 a
Tout plomb vole à leur cœur | et pas un seul n'échappe. 6+6 c
La tombe vomira | leur fantôme odieux. 6+6 a
Vivants, ils ont servi | de bouc expiatoire ; 6+6 b
Morts, ils seront bannis | de la terre et des cieux. 6+6 a
85 Cette histoire sinistre | est votre propre histoire, 6+6 b
O mon âme ! ô mon cœur ! | peut-être même, hélas ! 6+6 c
La vôtre est-elle encor | plus sinistre et plus noire. 6+6 b
C'est une histoire simple | où l'on ne trouve pas 6+6 c
De grands événements | et des malheurs de drame, 6+6 a
90 Une douleur qui chante | et fait un grand fracas ; 6+6 c
Quelques fils bien communs | en composent la trame, 6+6 a
Et cependant elle est | plus triste et sombre à voir 6+6 b
Que celle qu'un poignard | dénoue avec sa lame. 6+6 a
Puisque rien ne vous veut, | pourquoi donc tout vouloir ; 6+6 b
95 Quand il vous faut mourir, | pourquoi donc vouloir vivre, 6+6 c
Vous qui ne croyez pas | et n'avez pas d'espoir ? 6+6 b
O vous que nul amour | et que nul vin n'enivre, 6+6 c
Frères désespérés, | vous devez être prêts 6+6 a
Tour descendre au néant | où mon corps vous doit suivre ! 6+6 c
100 Le néant a des lits | et des ombrages frais. 6+6 a
La Mort fait mieux dormir | que son frère Morphée, 6+6 b
Et les pavots devraient | jalouser les cyprès. 6+6 a
Sous la cendre à jamais, | dors, ô flamme étouffée ! 6+6 b
Orgueil, courbe ton front | jusque sur tes genoux, 6+6 c
105 Comme un Scythe captif | qui supporte un trophée. 6+6 b
Cesse de te roidir | contre le sort jaloux, 6+6 c
Dans l'eau du noir Léthé | plonge de bonne grâce, 6+6 a
Et laisse à ton cercueil | planter les derniers clous. 6+6 c
Le sable des chemins | ne garde pas ta trace, 6+6 a
110 L'écho ne redit pas | ta chanson, et le mur 6+6 b
Ne veut pas se charger | de ton ombre qui passe. 6+6 a
Pour y graver un nom | ton airain est bien dur, 6+6 b
O Corinthe ! et souvent, | froide et blanche Carrare 6+6 c
Le ciseau ne mord pas | sur ton marbre si pur. 6+6 b
115 Il faut un grand génie | avec un bonheur rare 6+6 c
Pour faire jusqu'au ciel | monter son monument, 6+6 a
Et de ce double don | le destin est avare. 6+6 c
Hélas ! et le poëte | est pareil à l'amant, 6+6 a
Car ils ont tous les deux | leur maîtresse idéale, 6+6 b
120 Quelque rêve chéri | caressé chastement : 6+6 a
Eldorado lointain, | pierre philosophale 6+6 b
Qu'ils poursuivent toujours | sans l'atteindre jamais ; 6+6 c
Un astre impérieux, | une étoile fatale. 6+6 b
L'étoile fuit toujours, | ils lui courent après ; 6+6 c
125 Et le matin venu, | la lueur poursuivie, 6+6 a
Quand ils la vont saisir, | s'éteint dans un marais. 6+6 c
C'est une belle chose | et digne qu'on l'envie 6+6 a
Que de trouver son rêve | au milieu du chemin, 6+6 b
Et d'avoir devant soi | le désir de sa vie. 6+6 a
130 Quel plaisir quand on voit | briller le lendemain 6+6 b
Le baiser du soleil | aux frêles colonnades 6+6 c
Du palais que la nuit | éleva de sa main ! 6+6 b
Il est beau qu'un plongeur, | comme dans les ballades, 6+6 c
Descende au gouffre amer | chercher la coupe d'or, 6+6 a
135 Et perce triomphant | les vitreuses arcades. 6+6 c
Il est beau d'arriver | où tendait son essor, 6+6 a
De trouver sa beauté, | d'aborder à son monde, 6+6 b
Et, quand on a fouillé, | d'exhumer un trésor ; 6+6 a
De faire, du plus creux | de son âme profonde, 6+6 b
140 Rayonner son idée | ou bien sa passion, 6+6 c
D'être l'oiseau qui chante | et la foudre qui gronde ; 6+6 b
D'unir heureusement | le rêve à l'action, 6+6 c
D'aimer et d'être aimé, | de gagner quand on joue, 6+6 a
Et de donner un trône | à son ambition ; 6+6 c
145 D'arrêter, quand on veut, | la Fortune et sa roue, 6+6 a
Et de sentir, la nuit, | quelque baiser royal 6+6 b
Se suspendre en tremblant | aux fleurs de votre joue. 6+6 a
Ceux-là sont peu nombreux | dans notre âge fatal. 6+6 b
Polycrate aujourd'hui | pourrait garder sa bague : 6+6 c
150 Nul bonheur insolent | n'ose appeler le mal. 6+6 b
L'eau s'avance et nous gagne, | et pas à pas la vague, 6+6 c
Montant les escaliers | qui mènent à nos tours, 6+6 a
Mêle aux chants du festin | son chant confus et vague. 6+6 c
Les phoques monstrueux, | traînant leurs ventres lourds, 6+6 a
155 Viennent jusqu'à la table, | et leurs larges mâchoires 6+6 b
S'ouvrent avec des cris | et des grognements sourds. 6+6 a
Sur les autels déserts | des basiliques noires, 6+6 b
Les saints désespérés, | et reniant leur Dieu, 6+6 c
S'arrachent à pleins poings | l'or chevelu des gloires. 6+6 b
160 Le soleil désolé, | penchant son œil de feu, 6+6 c
Pleure sur l'univers | une larme sanglante ; 6+6 a
L'ange dit à la terre | un éternel adieu. 6+6 c
Rien ne sera sauvé, | ni l'homme ni la plante ; 6+6 a
L'eau recouvrira tout : | la montagne et la tour ; 6+6 b
165 Car la vengeance vient, | quoique boiteuse et lente. 6+6 a
Les plumes s'useront | aux ailes du vautour, 6+6 b
Sans qu'il trouve une place | où rebâtir son aire, 6+6 c
Et du monde vingt fois | il refera le tour ; 6+6 b
Puis il retombera | dans cette eau solitaire 6+6 c
170 Où le rond de sa chute | ira s'élargissant : 6+6 a
Alors tout sera dit | pour cette pauvre terre. 6+6 c
Rien ne sera sauvé, | pas même l'innocent. 6+6 a
Ce sera, cette fois, | un déluge sans arche ; 6+6 b
Les eaux seront les pleurs | des hommes et leur sang. 6+6 a
175 Plus de mont Ararat | où se pose, en sa marche, 6+6 b
Le vaisseau d'avenir | qui cache en ses flancs creux 6+6 c
Les trois nouveaux Adams | et le grand patriarche. 6+6 b
Entendez-vous là-haut | ces craquements affreux ? 6+6 c
Le vieil Atlas lassé | retire son épaule 6+6 a
180 Au lourd entablement | de ce ciel ténébreux. 6+6 c
L'essieu du monde ploie | ainsi qu'un brin de saule ; 6+6 a
La terre ivre a perdu | son chemin dans le ciel ; 6+6 b
L'aimant déconcerté | ne trouve plus son pôle. 6+6 a
Le Christ, d'un ton railleur, | tord l'éponge de fiel 6+6 b
185 Sur les lèvres en feu | du monde à l'agonie, 6+6 c
Et Dieu, dans son Delta, | rit d'un rire cruel. 6+6 b
Quand notre passion | sera-t-elle finie ? 6+6 c
Le sang coule avec l'eau | de notre flanc ouvert ; 6+6 a
La sueur ronge teint | notre face jaunie. 6+6 c
190 Assez comme cela ! | nous avons trop souffert ; 6+6 a
De nos lèvres, Seigneur, | détournez ce calice, 6+6 b
Car pour nous racheter | votre Fils s'est offert. 6+6 a
Christ n'y peut rien : il faut | que le sort s'accomplisse ; 6+6 b
Pour sauver ce vieux monde | il faut un Dieu nouveau, 6+6 c
195 Et le prêtre demande | un autre sacrifice. 6+6 b
Voici bien deux mille ans | que l'on saigne l'Agneau ; 6+6 c
Il est mort à la fin, | et sa gorge épuisée 6+6 a
N'a plus assez de sang | pour teindre le couteau. 6+6 c
Le Dieu ne viendra pas. | L'Église est renversée. 6+6 a
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