Métrique en Ligne
GAU_2/GAU79
Théophile GAUTIER
La comédie de la mort
1838
CE MONDE-CI ET L'AUTRE
Vos premières saisons à peine sont écloses, 6+6 a
Enfant, et vous avez déjà vu plus de choses 6+6 a
Qu'un vieillard qui trébuche au seuil de son tombeau ; 6+6 b
Tout ce que la nature a de grand et de beau, 6+6 b
5 Tout ce que Dieu nous fit de sublimes spectacles, 6+6 a
Les deux mondes ensemble avec tout leurs miracles : 6+6 a
Que n'avez-vous pas vu ? les montagnes, la mer, 6+6 b
La neige et les palmiers, le printemps et l'hiver, 6+6 b
L'Europe décrépite et la jeune Amérique : 6+6 a
10 Car votre peau cuivrée aux ardeurs du tropique, 6+6 a
Sous le soleil en flamme et les cieux toujours bleus, 6+6 b
S'est faite presque blanche à nos étés frileux. 6+6 b
Votre enfance joyeuse, a passé comme un rêve 6+6 a
Dans la verte savane et sur la blonde grève ; 6+6 a
15 Le vent vous apportait des parfums inconnus ; 6+6 b
Le sauvage Océan baisait vos beaux pieds nus, 6+6 b
Et comme une nourrice, au seuil de sa demeure, 6+6 a
Chante et jette un hochet au nouveau-né qui pleure, 6+6 a
Quand il vous voyait triste, il poussait devant vous 6+6 b
20 Ses coquilles de moire et son murmure doux. 6+6 b
Pour vous laisser passer, jam-roses et lianes 6+6 a
Écartaient dans les bois leurs rideaux diaphanes ; 6+6 a
Les tamaniers en fleurs vous prêtaient des abris ; 6+6 b
Vous aviez pour jouer des nids de colibris ; 6+6 b
25 Les papillons dorés vous éventaient de l'aile, 6+6 a
L'oiseau-mouche valsait avec la demoiselle ; 6+6 a
Les magnolias penchaient la tête en souriant ; 6+6 b
La fontaine au flot clair s'en allait babillant ; 6+6 b
Les bengalis coquets, se mirant à son onde, 6+6 a
30 Vous chantaient leur romance, et, seule et vagabonde, 6+6 a
Vous marchiez sans savoir par les petits chemins, 6+6 b
Un refrain à la bouche et des fleurs dans les mains ! 6+6 b
Aux heures du midi, nonchalante créole, 6+6 a
Vous aviez le hamac et la sieste espagnole, 6+6 a
35 Et la bonne négresse aux dents blanches qui rit, 6+6 b
Chassant les moucherons d'auprès de votre lit. 6+6 b
Vous aviez tous les biens, heureuse créature, 6+6 a
La belle liberté dans la belle nature : 6+6 a
Et puis un grand désir d'inconnu vous a pris, 6+6 b
40 Vous avez voulu voir et la France et Paris ; 6+6 b
La brise a du vaisseau fait onder la bannière, 6+6 a
Le vieux monstre Océan, secouant sa crinière, 6+6 a
Et courbant devant vous sa tête de lion 6+6 b
Sur son épaule bleue avec soumission, 6+6 b
45 Vous a jusques aux bords de la France vantée, 6+6 a
Sans rugir une fois, fidèlement portée. 6+6 a
Après celles de Dieu les merveilles de l'art 6+6 b
Ont étonné votre âme avec votre regard. 6+6 b
Vous avez vu nos tours, nos palais, nos églises, 6+6 a
50 Nos monuments tout noirs et nos coupoles grises, 6+6 a
Nos beaux jardins royaux, où, de Grèce venus, 6+6 b
Étrangers comme vous, frissonnent les dieux nus, 6+6 b
Notre ciel morne et froid, notre horizon de brume, 6+6 a
Où chaque maison dresse une gueule qui fume. 6+6 a
55 Quel spectacle pour vous, ô fille du soleil ! 6+6 b
Vous toute brune encor de son baiser vermeil. 6+6 b
La pluie a ruisselé sur vos vitres jaunies, 6+6 a
Et triste entre vos sœurs au foyer réunies, 6+6 a
En entendant pleurer les bûches dans le feu, 6+6 b
60 Vous avez regretté l'Amérique au ciel bleu, 6+6 b
Et la mer amoureuse avec ses tièdes lames, 6+6 a
Qui se brodent d'argent et chantent sous les rames ; 6+6 a
Les beaux lataniers verts, les palmiers chevelus, 6+6 b
Les mangliers traînant leurs bras irrésolus ; 6+6 b
65 Toute cette nature orientale et chaude, 6+6 a
Où chaque herbe flamboie et semble une émeraude, 6+6 a
Et vous avez souffert, votre cœur a saigné, 6+6 b
Vos yeux se sont levés vers ce ciel gris, baigné 6+6 b
D'une vapeur étrange et d'un brouillard de houille ; 6+6 a
70 Vers ces arbres chargés d'un feuillage de rouille, 6+6 a
Et vous avez compris, pâle fleur du désert, 6+6 b
Que loin du sol natal votre arôme se perd, 6+6 b
Qu'il vous faut le soleil et la blanche rosée 6+6 a
Dont vous étiez là-bas toute jeune arrosée ; 6+6 a
75 Les baisers parfumés des brises de la mer, 6+6 b
La place libre au ciel, l'espace et le grand air, 6+6 b
Et pour s'y renouer, l'hymne saint des poëtes, 6+6 a
Au fond de vous trouva des fibres toutes prêtes ; 6+6 a
Au chœur mélodieux votre voix put s'unir ; 6+6 b
80 Le prisme du regret dorant le souvenir 6+6 b
De cent petits détails, de mille circonstances, 6+6 a
Les vers naissaient en foule et se groupaient par stances. 6+6 a
Chaque larme furtive échappée à vos yeux 6+6 b
Se condensait en perle, en joyau précieux ; 6+6 b
85 Dans le rhythme profond, votre jeune pensée 6+6 a
Brillait plus savamment, chaque jour enchâssée ; 6+6 a
Vous avez pénétré les mystères de l'art ; 6+6 b
Aussi, tout éplorée, avant votre départ, 6+6 b
Pour vous baiser au front, la belle poésie 6+6 a
90 Vous a parmi vos sœurs avec amour choisie : 6+6 a
Pour dire votre cœur vous avez une voix, 6+6 b
Entre deux univers Dieu vous laissait le choix ; 6+6 b
Vous avez pris de l'un, heureux sort que le vôtre ! 6+6 a
De quoi vous faire aimer et regretter dans l'autre. 6+6 a
mètre profil métrique : 6+6
forme globale type : suite de distiques
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