Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
M = voyelle masculine
F = "e" féminin
| = césure
GAU_2/GAU69
Théophile GAUTIER
La comédie de la mort
1838
À UN JEUNE TRIBUN
Ami, vous avez beau, | dans votre austérité, 6+6 a
N'estimer chaque objet | que par l'utilité, 6+6 a
Demander tout d'abord | à quoi tendent les choses 6+6 b
Et les analyser | dans leurs fins et leurs causes ; 6+6 b
5 Vous avez beau vouloir | vers ce pôle commun 6+6 a
Comme l'aiguille au nord | faire tourner chacun ; 6+6 a
Il est dans la nature, | il est de belles choses, 6+6 b
Des rossignols oisifs, | de paresseuses roses, 6+6 b
Des poëtes rêveurs | et des musiciens 6+6 a
10 Qui s'inquiètent peu | d'être bons citoyens, 6+6 a
Qui vivent au hasard | et n'ont d'autre maxime, 6+6 b
Sinon que tout est bien | pourvu qu'on ait la rime, 6+6 b
Et que les oiseaux bleus, | penchant leurs cols pensifs, 6+6 a
Écoutent le récit | de leurs amours naïfs. 6+6 a
15 Il est de ces esprits | qu'une façon de phrase, 6+6 b
Un certain choix de mots | tient un jour en extase, 6+6 b
Qui s'enivrent de vers | comme d'autres de vin 6+6 a
Et qui ne trouvent pas | que l'art soit creux et vain ; 6+6 a
D'autres seront épris | de la beauté du monde, 6+6 b
20 Et du rayonnement | de la lumière blonde ; 6+6 b
Ils resteront des mois | assis devant des fleurs, 6+6 a
Tâchant de s'imprégner | de leurs vives couleurs ; 6+6 a
Un air de tête heureux, | une forme de jambe, 6+6 b
Un reflet qui miroite, | une flamme qui flambe, 6+6 b
25 Il ne leur faut pas plus | pour les faire contents. 6+6 a
Qu'importent à ceux-là | les affaires du temps 6+6 a
Et le grave souci | des choses politiques ! 6+6 b
Quand ils ont vu quels plis | font vos blanches tuniques 6+6 b
Et comment sont coupés | vos cheveux blonds ou bruns 6+6 a
30 Que leur font vos discours, | magnanimes tribuns ! 6+6 a
Vos discours sont très-beaux, | mais j'aime mieux des roses. 6+6 b
Les antiques Vénus, | aux gracieuses poses, 6+6 b
Que l'on voit, étalant | leur sainte nudité, 6+6 a
Réaliser en marbre | un rêve de beauté, 6+6 a
35 Ont plus fait, à mon sens, | pour le bonheur du monde, 6+6 b
Que tous ces vains travaux | où votre orgueil se fonde ; 6+6 b
Restez assis plutôt | que de perdre vos pas. 6+6 a
Le lis ne file pas | et ne travaille pas ; 6+6 a
Il lui suffit d'avoir | la blancheur éclatante, 6+6 b
40 Il jette son parfum | et cela le contente. 6+6 b
Dans sa coupe il réserve | aux voyageurs du ciel, 6+6 a
Une perle de pluie, | une goutte de miel, 6+6 a
Et la sylphide, au bal | d'Oberon invitée, 6+6 b
Se taille dans sa feuille | une robe argentée. 6+6 b
45 Qui de vous osera | lui dire, paresseux ! 6+6 a
Parce qu'il ne fait pas | de chemises pour ceux 6+6 a
Qui grelotant de froid, | et, les chairs toutes rouges, 6+6 b
Se cachent en hiver | sous la paille des bouges, 6+6 b
Et qu'il ne pétrit pas | de ses doigts blancs du pain 6+6 a
50 A tous les malheureux | qui vont criant la faim ? 6+6 a
Qui donc dira cela : | que toute chose belle, 6+6 b
Femme, musique ou fleur | ne porte pas en elle 6+6 b
Et son enseignement | et sa moralité ? 6+6 a
Comment pourrons-nous croire | à la divinité 6+6 a
55 Si nous n'écoutons pas | le rossignol qui chante, 6+6 b
Si nous n'en voyons pas | une preuve touchante 6+6 b
Dans la suave odeur | qu'envoie au ciel, le soir, 6+6 a
La fleur de la vallée | avec son encensoir ? 6+6 a
Qui douterait de Dieu | devant de belles femmes ? 6+6 b
60 Ah ! veillons sur nos cœurs | et fermons bien nos âmes, 6+6 b
Laissons tourner le monde | et les choses aller ; 6+6 a
Sans que nous la poussions, | la terre peut rouler, 6+6 a
Et nous pouvons fort bien | retirer notre épaule, 6+6 b
Sans faire choir le ciel | et déranger le pôle ; 6+6 b
65 Se croire le pivot | de la création 6+6 a
Est une erreur commune | à toute ambition ; 6+6 a
L'on est persuadé | qu'on est indispensable 6+6 b
Et l'on ne pèse pas | le poids d'un grain de sable 6+6 b
Aux balances d'airain | des grands événements. 6+6 a
70 L'on tombe chaque jour | en des étonnements 6+6 a
A voir quel peu d'écume, | au torrent de l'abîme, 6+6 b
Fait un homme jeté | de la plus haute cime, 6+6 b
Et comme en peu de temps | pour grand qu'il ait passé, 6+6 a
Par le premier qui vient | on le voit remplacé. 6+6 a
75 Nos agitations | ne laissent pas de trace : 6+6 b
C'est la bulle sur l'eau | qui crève et qui s'efface ; 6+6 b
En vain l'on se raidit. | Toujours d'un flot égal, 6+6 a
Le fleuve à travers tout | court au gouffre fatal, 6+6 a
Et dans l'éternité | mystérieuse et noire 6+6 b
80 Entraîne ce gravier | que l'on nomme l'histoire. 6+6 b
Quand votre nom serait | creusé dans le rocher, 6+6 a
L'intarissable flot | qui semble le lécher, 6+6 a
Ainsi qu'un chien soumis | qui veut flatter son maître, 6+6 b
De sa langue d'azur | le fera disparaître, 6+6 b
85 Et, si profondément | qu'ait fouillé le ciseau, 6+6 a
Le rocher à coup sûr | durera moins que l'eau ; 6+6 a
Et vous, mon jeune ami, | tête sereine et blonde, 6+6 b
A la fleur de vos ans | pourquoi tenter une onde 6+6 b
Qui jamais n'a rendu | le vaisseau confié ? 6+6 a
90 Où retrouverez-vous | le temps sacrifié, 6+6 a
Et ce qu'a de votre âme | emporté sur son aile 6+6 b
Des révolutions | la tempête éternelle ? 6+6 b
Pourquoi, tout en sueur, | sous le soleil de plomb, 6+6 a
Le siroco soufflant, | suivre un chemin si long, 6+6 a
95 Et traverser à pied | ce grand désert de prose, 6+6 b
Quand le ciel est d'un bleu | d'outremer, quand la rose 6+6 b
Offre candidement | sa bouche à vos baisers, 6+6 a
A l'âge où les bonheurs | sont tellement aisés, 6+6 a
Que c'en est un déjà | d'être au monde et de vivre ? 6+6 b
100 De ses parfums ambrés | le printemps vous enivre, 6+6 b
La fleur aux doux yeux bleus | vous lorgne avec amour ; 6+6 a
Les oiseaux de leurs nids | vous donnent le bonjour, 6+6 a
Et la fée amoureuse, | afin de vous séduire, 6+6 b
Se baigne devant vous | dans la source, et fait luire 6+6 b
105 A travers les roseaux, | sous le flot argentin, 6+6 a
Son épaule de nacre | et son dos de satin. 6+6 a
Mais, sourd à tout cela | comme un anachorète, 6+6 b
Vous foulez sans pitié | la pauvre violette ; 6+6 b
La fée en soupirant | rattache ses cheveux, 6+6 a
110 Rouge d'avoir pour rien | fait les premiers aveux, 6+6 a
Et reprend tristement | ses habits sur les branches. 6+6 b
Si vous aviez voulu, | quatre licornes blanches, 6+6 b
Au pays d'Avalon | vous auraient emporté ; 6+6 a
Dans les tourelles d'or | d'un palais enchanté 6+6 a
115 Vous auriez pu passer | votre vie en doux rêves ; 6+6 b
Mais non ; sur les cailloux, | sur les sables des grèves, 6+6 b
Sur les éclats de verre | et les tessons cassés, 6+6 a
A travers les débris | des trônes renversés, 6+6 a
Vous avez préféré, | faussant votre nature, 6+6 b
120 Pieds nus et dans la nuit, | marcher à l'aventure ; 6+6 b
Vous avez oublié | les sentiers d'autrefois, 6+6 a
Et vous ne suivez plus | la rêverie au bois : 6+6 a
Tout ce qui vous charmait | vous semble choses vaines ; 6+6 b
Vous fermez votre oreille | au babil des fontaines 6+6 b
125 Et diriez volontiers : | silence ! au rossignol, 6+6 a
Le front tout soucieux | et penché vers le sol, 6+6 a
Vous passez sans répondre | au gai salut des merles ; 6+6 b
Où donc est-il ce temps | où vous comptiez les perles 6+6 b
Et les beaux diamants | aux éclairs diaprés, 6+6 a
130 Que répand le matin | sur le velours des prés ? 6+6 a
Avec un soin plus grand | que pour des pierres fines, 6+6 b
Vous enleviez aux fleurs | les gouttes argentines, 6+6 b
Et prenant pour cordon | un brin de ce fil blanc, 6+6 a
Que la vierge des cieux | laisse choir en filant, 6+6 a
135 Vous composiez avec, | enfantines merveilles, 6+6 b
Des colliers à trois rangs | et des pendants d'oreilles. 6+6 b
Quel crime ont donc commis | ces chers coquelicots, 6+6 a
Qui, passant leur front rouge | entre les blés égaux, 6+6 a
Au revers du sillon, | de leurs petites langues, 6+6 b
140 Vous faisaient autrefois | de si belles harangues ? 6+6 b
De votre négligence | ils sont tout attristés 6+6 a
Et se plaignent au vent | de n'être plus chantés. 6+6 a
C'est en vain que juillet | les convie à sa fête ; 6+6 b
Ainsi que des vieillards | ils vont courbant la tête, 6+6 b
145 Et s'ils pouvaient noircir | ils se mettraient en deuil. 6+6 a
Les bluets désolés | ont tous la larme à l'œil, 6+6 a
Car ils vous pensent mort | et ne peuvent pas croire. 6+6 b
Que vous avez perdu | si vite la mémoire 6+6 b
Des entretiens naïfs | et des charmants amours 6+6 a
150 Que vous aviez ensemble | au midi des beaux jours ! 6+6 a
Ami, vous étiez fait | pour chanter sous le hêtre, 6+6 b
Comme le doux berger | que Mantoue a vu naître, 6+6 b
La blonde Amaryllis | en couplets alternés. 6+6 a
De sauvages odeurs | vos vers tout imprégnés, 6+6 a
155 Sentent le serpolet, | le thym et la frambroise ; 6+6 b
A vos molles chansons | le bouvreuil s'apprivoise, 6+6 b
Et, tout émerveillé, | du sommet des ormeaux, 6+6 a
Descend de branche en branche | et vient sur vos pipeaux. 6+6 a
Ne faites pas sortir | le tonnerre des Gracques, 6+6 b
160 D'une bouche formée | aux chants élégiaques ; 6+6 b
Laisser cette besogne | aux orateurs braillards, 6+6 a
Qui, le pied sur la borne | et les cheveux épars, 6+6 a
Jurent à six gredins, | tout grouillants de vermine, 6+6 b
Qu'ils ont vraiment sauvé | Rome de la ruine. 6+6 b
165 Rome se sauvera | toute seule, très-bien ; 6+6 a
Ses destins sont écrits | et nous n'y ferons rien ; 6+6 a
Qui pourrait enrayer | la fortune et sa roue ? 6+6 b
Que le char de l'état | s'enfonce dans la boue, 6+6 b
Ou, par les rangs pressés | de ce bétail humain, 6+6 a
170 S'ouvre, en les écrasant, | un plus large chemin ; 6+6 a
Nous trouverons toujours | dans l'ombre et sur la mousse 6+6 b
Quelque petit sentier, | par une pente douce, 6+6 b
Regagnant le sommet | d'un coteau séparé, 6+6 a
D'où l'œil se perd au fond | d'un lointain azuré ; 6+6 a
175 Et nous attendrons là | que notre jour arrive, 6+6 b
Voyant de haut la mer | se briser à la rive, 6+6 b
Et les vaisseaux là-bas | palpiter sous le vent. 6+6 a
La mort n'a pas besoin | que l'on aille au devant ; 6+6 a
Marchands, hommes de guerre, | orateurs et poëtes, 6+6 b
180 La Mort, de tout cela, | fait de pareils squelettes ; 6+6 b
Pour sa gerbe elle prend | l'épi comme la fleur, 6+6 a
Et ne respecte rien, | ni forme, ni couleur ; 6+6 a
Elle va, du coupant | de sa courbe faucille, 6+6 b
Jetant bas le vieillard | avec la jeune fille ; 6+6 b
185 Elle fauche le champ | de l'un à l'autre bout, 6+6 a
Et dans son grenier noir | elle serre le tout. 6+6 a
A quoi bon s'efforcer | jusques à perdre haleine, 6+6 b
Courir à droite, à gauche, | et prendre tant de peine, 6+6 b
Quand peut-être le fer, | près de notre sillon, 6+6 a
190 Se balance et fait luire | un sinistre rayon. 6+6 a
Quelle chose est utile | en ce monde où nous sommes ? 6+6 b
Et quand la vieille a mis | en tas ses gerbes d'hommes, 6+6 b
Qui peut dire lequel | était Napoléon, 6+6 a
Ou l'obscur amoureux | des roses du vallon ? 6+6 a
195 Qui le décidera ? | L'existence est un songe 6+6 b
Où rien n'est sûr, sinon | que le même ver ronge 6+6 b
Le corps du citoyen | utile et positif 6+6 a
Et le corps du rêveur | et du poëte oisif. 6+6 a
Entre la fleur qui s'ouvre | et le cerveau qui pense, 6+6 b
200 Entre néant et rien | quelle est la différence ? 6+6 b
mètre profil métrique : 6+6
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