Métrique en Ligne
a voyelle stable
er voyelle ambigüe
e "e" masculin
e "e" féminin
e "e" élidé
e "e" ignoré
e "e" écarté
12 longueur métrique
6-6 mètre
GAU_2/GAU59
Théophile GAUTIER
La comédie de la mort
1838
MELANCHOLIA
J'aime les vieux tableaux de l'école allemande ; 6+6 a
Les vierges sur fond d'or aux doux yeux en amande, 6+6 a
Pâles comme le lis, blondes comme le miel, 6+6 b
Les genoux sur la terre, et le regard au ciel, 6+6 b
5 Sainte Agnès, sainte Ursule et sainte Catherine, 6+6 a
Croisant leurs blanches mains sur leur blanche poitrine, 6+6 a
Les chérubins joufflus au plumage d'azur, 6+6 b
Nageant dans l'outremer sur un filet d'eau pur ; 6+6 b
Les grands anges tenant la couronne et la palme ; 6+6 a
10 Tout ce peuple mystique au front grave, à l'œil calme, 6+6 a
Qui prie incessamment dans les Missels ouverts, 6+6 b
Et rayonne au milieu des lointains bleus et verts. 6+6 b
Oui, le dessin est sec et la couleur mauvaise, 6+6 a
Et ce n'est pas ainsi que peint Paul Véronèse : 6+6 a
15 Oui, le Sanzio pourrait plus gracieusement 6+6 b
Arrondir cette forme et ce linéament ; 6+6 b
Mais il ne mettrait pas dans un si chaste ovale 6+6 a
Tant de simplicité pieuse et virginale ; 6+6 a
Mais il ne prendrait pas, pour peindre ces beaux yeux, 6+6 b
20 Plus d'amour dans son cœur et plus d'azur aux cieux ; 6+6 b
Mais il ne ferait pas sur ces tempes en ondes 6+6 a
Couler plus doucement l'or de ses tresses blondes. 6+6 a
Ses madones n'ont pas, empreint sur leur beauté, 6+6 b
Ce cachet de candeur et de sérénité. 6+6 b
25 Leur bouche rit souvent d'un sourire profane, 6+6 a
Et parfois sous la vierge on sent la courtisane, 6+6 a
On sent que Raphaël, lorsqu'il les dessina, 6+6 b
Avait, passé la nuit, chez la Fornarina. 6+6 b
Ces Allemands ont seuls fait de l'art catholique, 6+6 a
30 Ils ont parfaitement compris la Basilique ; 6+6 a
Rien de grossier en eux, rien de matériel ; 6+6 b
Leurs tableaux sont vraiment les purs miroirs du ciel. 6+6 b
Seuls ils ont le secret de ces divins sourires 6+6 a
Si frais, épanouis aux lèvres des martyres ; 6+6 a
35 Seuls ils ont su trouver pour peupler les arceaux, 6+6 b
Pour les faire reluire aux mailles des vitraux, 6+6 b
Les vrais types chrétiens. Dépouillant le vieil homme, 6+6 a
Seuls ils ont abjuré les idoles de Rome. 6+6 a
Auprès d'Albert Dürer Raphaël est païen : 6+6 b
40 C'est la beauté du corps, c'est l'art italien, 6+6 b
Cet enfant de l'art grec, sensuel et plastique, 6+6 a
Qui met entre les bras de la Vénus antique, 6+6 a
Au lieu de Cupidon, le divin Bambino ; 6+6 b
Aucun d'eux n'est chrétien, ni Domenichino, 6+6 b
45 Ni le Caro Dolci, ni Corrége, ni Guide, 6+6 a
L'antiquité profane est le fil qui les guide ; 6+6 a
Apollon sert de type à l'ange saint Michel ; 6+6 b
Le Jupiter tonnant devient Père Éternel ; 6+6 b
La tunique latine est taillée en étole, 6+6 a
50 Et l'on fait une église avec le Capitole. 6+6 a
J'en excepte pourtant Cimabué, Giotto, 6+6 b
Et les maîtres Pisans du vieux Campo Santo. 6+6 b
Ceux-là ne peignaient pas en beaux pourpoints de soie, 6+6 a
Entre des cardinaux et des filles de joie ; 6+6 a
55 Dans des villa de marbre, aux chansons des castrats, 6+6 b
Ceux-là n'épousaient point des nièces de prélats. 6+6 b
C'étaient des ouvriers qui faisaient leur ouvrage, 6+6 a
Du matin jusqu'au soir, avec force et courage ; 6+6 a
C'étaient des gens pieux et pleins d'austérité, 6+6 b
60 Sachant bien qu'ici-bas tout n'est que vanité ; 6+6 b
Leur atelier à tous était le cimetière, 6+6 a
Ils peignaient, près des morts passant leur vie entière. 6+6 a
Puis, quand leurs doigts raidis laissaient choir les pinceaux, 6+6 b
On leur dressait un lit sous les sombres arceaux. 6+6 b
65 Ils dormaient là, couchés auprès de leur peinture, 6+6 a
Les mains jointes, tout droits, dans la même posture 6+6 a
De contemplation extatique où sont peints, 6+6 b
Sur les fresques du mur, leurs anges et leurs saints. 6+6 b
Ceux-là ne faisaient pas de l'art une débauche, 6+6 a
70 Et leur œuvre toujours, quoique barbare et gauche, 6+6 a
Même à nos yeux savants reluit d'une beauté 6+6 b
Toute jeune de charme et de naïveté. 6+6 b
Sur tous ces fronts pâlis, sous cet air de souffrance 6+6 a
Brille ineffablement quelque haute espérance ; 6+6 a
75 L'on voit que tout ce peuple agenouillé n'attend 6+6 b
Pour revoler aux cieux que le suprême instant. 6+6 b
Dans ces tableaux, partout l'âme glorifiée 6+6 a
Foule d'un pied vainqueur la chair mortifiée ; 6+6 a
L'ombre remplit le bas, le haut rayonne seul, 6+6 b
80 Et chaque draperie a l'aspect d'un linceul. 6+6 b
C'est que la vie alors de croyance était pleine, 6+6 a
C'est qu'on sentait passer dans l'air du soir l'haleine 6+6 a
De quelque ange attardé s'en retournant au ciel ; 6+6 b
C'est que le sang du Christ teignait vraiment l'autel ; 6+6 b
85 C'est qu'on était au temps de saint François d'Assise, 6+6 a
Et que sur chaque roche une cellule assise 6+6 a
Cachait un fou sublime, insensé de la Croix ; 6+6 b
Le désert se peuplait de lueurs et de voix ; 6+6 b
Dans toute obscurité rayonnait un mystère, 6+6 a
90 On aimait, et le ciel descendait sur la terre. 6+6 a
Gothique Albert Dürer, oh ! que profondément 6+6 b
Tu comprenais cela dans ton cœur d'Allemand ! 6+6 b
Que de virginité, que d'onction divine 6+6 a
Dans ces pâles yeux bleus, où le ciel se devine ! 6+6 a
95 Comme on sent que la chair n'est qu'un voile à l'esprit ! 6+6 b
Comme sur tous ces fronts quelque chose est écrit, 6+6 b
Que nos peintres sans foi ne sauraient pas y mettre, 6+6 a
Et qui se lit partout dans ton œuvre, ô grand maître ! 6+6 a
C'est que tu n'avais pas, lui faisant double part, 6+6 b
100 D'autre amour dans le cœur que celui de ton art ; 6+6 b
C'est que l'on ne dit pas, voyant aux galeries 6+6 a
L'ovale gracieux de tes belles Maries, 6+6 a
O mon chaste poëte ! ô mon peintre chrétien ! 6+6 b
Comme de Raphaël et comme de Titien, 6+6 b
105 Voici la Fornarine, ou bien la Muranèse. 6+6 a
Tout terrestre désir devant elle s'apaise, 6+6 a
Car tu ne t'en vas point, tout rempli de ton Dieu, 6+6 b
Emprunter ta madone à quelque mauvais lieu. 6+6 b
Tu ne t'accoudes pas sur les nappes rougies, 6+6 a
110 Tu ne fais pas soûler dans de sales orgies, 6+6 a
L'art, cet enfant du ciel sur le monde jeté 6+6 b
Pour que l'on crût encore à la sainte beauté. 6+6 b
Tu n'avais ni chevaux, ni meute, ni maîtresse ; 6+6 a
Mais, le cœur inondé d'une austère tristesse, 6+6 a
115 Tu vivais pauvrement à l'ombre de la Croix, 6+6 b
En Allemand naïf, en honnête bourgeois, 6+6 b
Tapi comme un grillon dans l'âtre domestique ; 6+6 a
Et ton talent caché, comme une fleur mystique, 6+6 a
Sous les regards de Dieu, qui seul le connaissait, 6+6 b
120 Répandait ses parfums et s'épanouissait. 6+6 b
Il me semble te voir au coin de ta fenêtre 6+6 a
Étroite, à vitraux peints, dans ton fauteuil d'ancêtre. 6+6 a
L'ogive encadre un fond bleuissant d'outremer, 6+6 b
Comme dans tes tableaux ; ô vieil Albert Dürer ! 6+6 b
125 Nuremberg sur le ciel dresse ses mille flèches, 6+6 a
Et découpe ses toits aux silhouettes sèches, 6+6 a
Toi, le coude au genou, le menton dans la main, 6+6 b
Tu rêves tristement au pauvre sort humain : 6+6 b
Que pour durer si peu la vie est bien amère, 6+6 a
130 Que la science est vaine et que l'art est chimère, 6+6 a
Que le Christ, à l'éponge, a laissé bien du fiel, 6+6 b
Et que tout n'est pas fleurs dans le chemin du ciel ; 6+6 b
Et l'âme d'amertume et de dégoût remplie, 6+6 a
Tu t'es peint, ô Dürer ! dans ta mélancolie, 6+6 a
135 Et ton génie en pleurs te prenant en pitié, 6+6 b
Dans sa création t'a personnifié. 6+6 b
Je ne sais rien qui soit plus admirable au monde, 6+6 a
Plus plein de rêverie et de douleur profonde 6+6 a
Que ce grand ange assis, l'aile ployée au dos, 6+6 b
140 Dans l'immobilité du plus complet repos. 6+6 b
Son vêtement drapé d'une façon austère, 6+6 a
Jusqu'au bout de son pied s'allonge avec mystère ; 6+6 a
Son front est couronné d'ache et de nénuphar ; 6+6 b
Le sang n'anime pas son visage blafard ; 6+6 b
145 Pas un muscle ne bouge : on dirait que la vie 6+6 a
Dont on vit en ce monde à ce corps est ravie, 6+6 a
Et pourtant l'on voit bien que ce n'est pas un mort. 6+6 b
Comme un serpent blessé son noir sourcil se tord, 6+6 b
Son regard dans son œil brille comme une lampe, 6+6 a
150 Et convulsivement sa main presse sa tempe. 6+6 a
Sans ordre autour de lui mille objets sont épars, 6+6 b
Ce sont des attributs de sciences et d'arts ; 6+6 b
La règle et le marteau, le cercle emblématique, 6+6 a
Le sablier, la cloche et la table mystique, 6+6 a
155 Un mobilier de Faust, plein de choses sans nom ; 6+6 b
Cependant c'est un ange et non pas un démon. 6+6 b
Ce gros trousseau de clefs qui pend à sa ceinture, 6+6 a
Lui sert à crocheter les secrets de nature. 6+6 a
Il a touché le fond de tout savoir humain ; 6+6 b
160 Mais comme il a toujours, au bout de tout chemin, 6+6 b
Trouvé les mêmes yeux qui flamboyaient dans l'ombre, 6+6 a
Qu'il a monté l'échelle aux échelons sans nombre, 6+6 a
Il est triste ; et son chien, de le suivre lassé, 6+6 b
Dort à côté de lui, tout vieux et tout cassé. 6+6 b
165 Dans le fond du tableau, sur l'horizon sans borne, 6+6 a
Le vieux père Océan lève sa face morne, 6+6 a
Et dans le bleu cristal de son profond miroir, 6+6 b
Réfléchit les rayons d'un grand soleil tout noir. 6+6 b
Une chauve-souris, qui d'un donjon s'envole, 6+6 a
170 Porte écrit dans son aile ouverte en banderolle : 6+6 a
MÉLANCOLIE. Au bas, sur une meule assis, 6+6 b
Est un enfant dont l'œil, voilé sous de longs cils, 6+6 b
Laisse le spectateur dans le doute s'il veille, 6+6 a
Ou si, bercé d'un rêve, en lui-même il sommeille. 6+6 a
175 Voilà comme Dürer, le grand maître allemand, 6+6 b
Philosophiquement et symboliquement, 6+6 b
Nous a représenté, dans ce dessin étrange, 6+6 a
Le rêve de son cœur sous une forme d'ange. 6+6 a
Notre mélancolie, à nous, n'est pas ainsi ; 6+6 b
180 Et nos peintres la font autrement. La voici : 6+6 b
— C'est une jeune fille et frêle et maladive, 6+6 a
Penchant ses beaux yeux bleus au bord de quelque rive, 6+6 a
Comme un wergeis-mein-nicht que le vent a courbé ; 6+6 b
Sa coiffure est défaite, et son peigne est tombé, 6+6 b
185 Ses blonds cheveux épars coulent sur son épaule, 6+6 a
Et se mêlent dans l'onde aux verts cheveux du saule ; 6+6 a
Les larmes de ses yeux vont grossir le ruisseau, 6+6 b
Et troublent, en tombant, sa figure dans l'eau. 6+6 b
La brise à plis légers fait voler son écharpe, 6+6 a
190 Et vibrer en passant les cordes de sa harpe ; 6+6 a
Un album, un roman près d'elle sont ouverts : 6+6 b
Car la mode la suit jusque dans ses déserts. 6+6 b
Notre Mélancolie est petite-maîtresse, 6+6 a
Elle prend des grands airs, elle fait la princesse ; 6+6 a
195 Elle met des gants blancs et des chapeaux d'Herbault ; 6+6 b
Elle est née, et ne voit que des gens comme il faut ; 6+6 b
Son groom ne pèse pas plus de soixante livres ; 6+6 a
C'est une Philaminte, elle lit tous les livres, 6+6 a
Cause fort bien musique, et peinture pas mal ; 6+6 b
200 Elle suit l'Opéra, ne manque pas un bal ; 6+6 b
Poitrinaire tout juste assez pour être artiste, 6+6 a
Elle a toujours en main un mouchoir de batiste. 6+6 a
On ne la verra pas enterrer tristement 6+6 b
Dans quelque Sierra son teint pâle et charmant, 6+6 b
205 Ses grâces de malade et ses petites mines ; 6+6 a
Ni sous les noirs arceaux d'un couvent en ruines, 6+6 a
Promener loin du bruit ses méditations : 6+6 b
Il faut à ses douleurs la rampe et les lampions, 6+6 b
Il faut que les journaux en puissent rendre compte ; 6+6 a
210 Chaque pleur de ses yeux se cristallise en conte ; 6+6 a
Avec chaque soupir elle souffle un roman ; 6+6 b
Elle meurt ; mais ce n'est que littérairement. 6+6 b
Un frais cottage anglais, voilà sa Thébaïde ; 6+6 a
Et si son front de nacre est coupé d'une ride, 6+6 a
215 Ce n'est pas, croyez-moi, qu'elle songe à la mort : 6+6 b
Pour craindre quelque chose elle est trop esprit fort. 6+6 b
Mais c'est que de Paris une robe attendue 6+6 a
Arrive chiffonnée et de taches perdue. 6+6 a
Ah ! quelle différence, et que près de ces vieux 6+6 b
220 Nous paraissons mesquins ! Le sang de nos aïeux, 6+6 b
Comme un vin qui s'aigrit s'est tourné dans nos veines ; 6+6 a
Rien ne vit plus en nous, nos amours et nos haines 6+6 a
Sont de pâles vieillards sans force et sans vigueur, 6+6 b
Chez qui la tête semble avoir pompé le cœur. 6+6 b
225 La passion est morte avec la foi ; la terre 6+6 a
Accomplit dans le ciel sa ronde solitaire, 6+6 a
Et se suspend encore aux lèvres du soleil ; 6+6 b
Mais le soleil vieillit, son baiser moins vermeil 6+6 b
Glisse sans les chauffer sur nos fronts, et ses flammes, 6+6 a
230 Comme sur les glaciers, s'éteignent sur nos âmes. 6+6 a
D'en-bas, le mont Gemmi vous paraît tout en feu, 6+6 b
Il fume, il étincelle, il est rouge, il est bleu. 6+6 b
Montez, vous trouverez la neige froide et blanche, 6+6 a
Et l'hiver grelottant qui pousse l'avalanche. 6+6 a
235 Nous sommes le Gemmi, le reflet du passé 6+6 b
Brille encor sur nos fronts. Ce reflet effacé, 6+6 b
Il ne restera plus qu'une neige incolore ; 6+6 a
Demain, sur le Gemmi, se lèvera l'aurore, 6+6 a
Les glaciers de nouveau se mettront à fumer, 6+6 b
240 Et l'incendie éteint pourra se rallumer ; 6+6 b
Mais, hélas ! il n'est pas pour nous d'aube nouvelle, 6+6 a
Et la nuit qui nous vient est la nuit éternelle. 6+6 a
De nos cieux dépeuplés il ne descendra pas 6+6 b
Un ange aux ailes d'or pour nous prendre en ses bras, 6+6 b
245 Et le siècle futur s'asseyant sur la pierre 6+6 a
De notre siècle, à nous, et la voyant entière, 6+6 a
Joyeux, ne dira pas : il est ressuscité ; 6+6 b
Et dans sa gloire au ciel, comme Christ remonté. 6+6 b
mètre profil métrique : 6+6
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