Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
M = voyelle masculine
F = "e" féminin
| = césure
GAU_2/GAU58
Théophile GAUTIER
La comédie de la mort
1838
LE TRIOMPHE DE PLUTARQUE
A Louis Boulanger.
Il faisait nuit dans moi, | nuit sans lune, nuit sombre ; 6+6 a
Je marchais en aveugle | et tâtant le chemin, 6+6 b
Les deux bras en avant, | le long des murs, dans l'ombre. 6+6 a
Mon conducteur céleste | avait quitté ma main, 6+6 b
5 J'avais beau me tourner | vers l'étoile polaire, 6+6 c
Un nuage éteignait | ses prunelles d'or fin. 6+6 b
La bella, la diva, | celle qui m'a su plaire, 6+6 c
La noble dame à qui | j'ai donné mon amour, 6+6 a
Hélas ! m'avait ôté | son appui tutélaire. 6+6 c
10 Béatrix, dans les cieux, | avait fui sans retour, 6+6 a
Et moi, resté tout seul | au seuil du purgatoire, 6+6 b
Je ne pouvais voler | aux lieux d'où vient le jour. 6+6 a
A coup sûr tu n'auras | aucune peine à croire 6+6 b
Quel deuil j'avais au cœur | et quel chagrin amer 6+6 c
15 D'être ainsi confiné | dans la demeure noire. 6+6 b
Sur ma tête pesait | la coupole de fer, 6+6 c
Et je sentais partout, | comme une mer glacée, 6+6 a
Autour de mon essor | prendre et se durcir l'air. 6+6 c
Mes efforts étaient vains, | et ma triste pensée, 6+6 a
20 Comme fait dans sa cage | un captif impuissant, 6+6 b
Fouettait le mur d'airain | de son aile brisée. 6+6 a
Je montai l'escalier | d'un pas lourd et pesant, 6+6 b
Et quand s'ouvrit la porte, | un torrent de lumière 6+6 c
M'inonda de splendeur, | tel qu'un flot jaillissant. 6+6 b
25 Sur mon œil ébloui | palpitait ma paupière 6+6 c
Comme une aile d'oiseau | quand il va pour voler ; 6+6 a
On m'eût pris, à me voir, | pour un homme de pierre. 6+6 c
Je demeurai longtemps | sans pouvoir te parler, 6+6 a
Plongeant mes yeux ravis | au fond de ta peinture 6+6 b
30 Qu'un rayon de soleil | faisait étinceler. 6+6 a
Comme sur un balcon, | une riche tenture 6+6 b
Pendait du haut du ciel, | un beau ton d'outremer 6+6 c
Plus vif que nul saphir | dans l'écrin de nature. 6+6 b
Quelques nuages chauds, | sous les frissons de l'air, 6+6 c
35 Se crêpaient mollement | et faisaient une frange, 6+6 a
Aussi blonde que l'or | au manteau de l'éther. 6+6 c
Sur le sable éclatant, | plus jaune que l'orange, 6+6 a
Les grands pins balançant | leur large parasol 6+6 b
Avec l'ombre agitaient | leur silhouette étrange. 6+6 a
40 Une grêle de fleurs | jonchait partout le sol, 6+6 b
Et l'on eût dit, au bout | de leurs tiges pliantes, 6+6 c
Des papillons peureux | suspendus dans leur vol. 6+6 b
Sous leurs robes d'azur | aux lignes ondoyantes, 6+6 c
Le ciel et l'horizon | dans un baiser charmant, 6+6 a
45 Fondaient avec amour | leurs lèvres souriantes. 6+6 c
Le printemps parfumé, | beau comme un jeune amant, 6+6 a
Avec ses bras de lis | environnant la terre, 6+6 b
Aux avances des fleurs | répondait doucement. 6+6 a
Afin de célébrer | le solennel mystère, 6+6 b
50 La nature avait mis | son plus riche manteau. 6+6 c
Les éléments joyeux | faisaient trève à leur guerre. 6+6 b
O miracle de l'art ! | ô puissance du beau ! 6+6 c
Je sentais dans mon cœur | se redresser mon âme 6+6 a
Comme au troisième jour | le Christ dans son tombeau. 6+6 c
55 L'ombre se dissipait. | La belle et noble dame, 6+6 a
Tendant ses blanches mains | du fond des cieux ouverts, 6+6 b
M'engageait à monter | par l'escalier de flamme. 6+6 a
Les bouvreuils réjouis | sifflaient leurs plus beaux airs, 6+6 b
Tout riait, tout chantait, | tout palpitait des ailes, 6+6 c
60 Et les échos charmés | disaient des fins de vers. 6+6 b
Beau cygne italien, | roi des amours fidèles, 6+6 c
Poëte aux rimes d'or, | dont le chant triste et doux 6+6 a
Semble un roucoulement | de blanches tourterelles. 6+6 c
Figure à l'air pensif, | et toujours à genoux ; 6+6 a
65 Les mains jointes devant | ton idole muette, 6+6 b
Te voilà donc vivante | et revenue à nous ! 6+6 a
Je te reconnais bien ; | oui, c'est bien toi, poëte, 6+6 b
Le camail écarlate | encadre ton front pur 6+6 c
Et marque austèrement | l'ovale de ta tête. 6+6 b
70 Tes yeux semblent chercher | dans le fluide azur, 6+6 c
Les yeux clairs et luisants | de ta maîtresse blonde, 6+6 a
Pour en faire un soleil | qui rende l'autre obscur. 6+6 c
Car tu n'as qu'une idée | et qu'un amour au monde ; 6+6 a
Tout l'univers pour toi | pivote sur un nom 6+6 b
75 Et le reste n'est rien | que boue et fange immonde. 6+6 a
Sous le laurier mystique | et le divin rayon, 6+6 b
Tu t'avances traîné | par l'éclatant quadrige, 6+6 c
Entre la rêverie | et l'inspiration. 6+6 b
Un chœur harmonieux | autour de toi voltige, 6+6 c
80 C'est la chaste Uranie | avec son globe bleu, 6+6 a
Penchant son front rêveur | comme un lis sur sa tige, 6+6 c
Euterpe, Polymnie, | un sein nu, l'œil en feu, 6+6 a
C'est Clio belle et simple | en son manteau sévère ; 6+6 b
Tout le sacré troupeau | qui te suit comme un dieu. 6+6 a
85 Les Grâces, dénouant | leur ceinture légère, 6+6 b
Dansent derrière toi, | sur le char triomphal ; 6+6 c
A l'égal d'un César | le monde te révère. 6+6 b
A ta suite l'on voit | l'orgueilleux cardinal, 6+6 c
Comme un pavot qui brille | à travers l'or des gerbes, 6+6 a
90 D'écarlate et d'hermine | inonder son cheval. 6+6 c
Rien n'y manque… Seigneurs | blasonnés et superbes, 6+6 a
Prêtres, marchands, soldats, | professeurs, écoliers, 6+6 b
Les vieillards tout chenus, | et les pages imberbes ; 6+6 a
De beaux jeunes garçons | et de blonds écuyers, 6+6 b
95 Soufflent allègrement | aux bouches des trompettes 6+6 c
Et suspendent leurs bras | aux crins blancs des coursiers. 6+6 b
Sur le devant du char | les filles les mieux faites, 6+6 c
Les plus charmantes fleurs | du jardin de beauté, 6+6 a
Font de leurs doigts de lis | pleuvoir les violettes. 6+6 c
100 Tu viens du Capitole | où César est monté ; 6+6 a
Cependant tu n'as pas, | ô bon François Pétrarque, 6+6 b
Mis pour ceinture au monde | un fleuve ensanglanté. 6+6 a
Tu n'as pas, de tes dents, | pour y laisser ta marque, 6+6 b
Comme un enfant mauvais, | mordu ta ville au sein. 6+6 c
105 Tu n'as jamais flatté, | ni peuple ni monarque. 6+6 b
Jamais on ne te vit, | en guise de tocsin, 6+6 c
Sur l'Italie en feu | faire hurler tes rimes, 6+6 a
Ton rôle fut toujours | pacifique et serein. 6+6 c
Loin des cités, l'auberge | et l'atelier des crimes, 6+6 a
110 Tu regardes, couché | sous les grands lauriers verts, 6+6 b
Des Alpes tout là bas | bleuir les hautes cimes. 6+6 a
Et penchant tes doux yeux | sur la source aux flots clairs 6+6 b
Où flotte un blanc reflet | de la robe de Laure ; 6+6 c
Avec les rossignols | tu gazouilles des vers. 6+6 b
115 Car toujours, dans ton cœur, | vibre un écho sonore, 6+6 c
Et toujours sur ta bouche | on entend palpiter 6+6 a
Quelque nid de sonnets | éclos ou près d'éclore. 6+6 c
Rêveur harmonieux, | tu fais bien de chanter, 6+6 a
C'est là le seul devoir | que Dieu donne aux poëtes, 6+6 b
120 Et le monde à genoux | les devrait écouter. 6+6 a
Lorsqu'Amphion chantait, | du creux de leurs retraites, 6+6 b
Les tigres tachetés | et les grands lions roux 6+6 c
Sortaient en balançant | leurs monstrueuses têtes. 6+6 b
Les dragons s'en venaient | d'un air timide et doux, 6+6 c
125 De leur langue d'azur | lécher ses pieds d'ivoire, 6+6 a
Et les vents suspendaient | leur vol et leur courroux. 6+6 c
Faire sortir les ours | de leur caverne noire ; 6+6 a
En agneaux caressants | transformer les lions, 6+6 b
O poëtes ! voilà | la véritable gloire ; 6+6 a
130 Et non pas de pousser | à des rébellions 6+6 b
Tous ces mauvais instincts, | bêtes fauves de l'âme, 6+6 c
Que l'on déchaîne au jour | des révolutions. 6+6 b
Sur l'autel idéal, | entretenez la flamme, 6+6 c
Guidez le peuple au bien | par le chemin du beau, 6+6 a
135 Par l'admiration | et l'amour de la femme ; 6+6 c
Comme un vase d'albâtre | où l'on cache un flambeau, 6+6 a
Mettez l'idée au fond | de la forme sculptée 6+6 b
Et d'une lampe ardente | éclairez le tombeau ; 6+6 a
Que votre douce voix, | de Dieu même écoutée, 6+6 b
140 Au milieu du combat | jetant des mots de paix, 6+6 c
Fasse tomber les flots | de la foule irritée. 6+6 b
Que votre poésie, | aux vers calmes et frais, 6+6 c
Soit pour les cœurs souffrants, | comme ces cours d'eau vive 6+6 a
Où vont boire les cerfs, | dans l'ombre des forêts. 6+6 c
145 Faites de la musique | avec la voix plaintive 6+6 a
De la création | et de l'humanité, 6+6 b
De l'homme dans la ville | et du flot sur la rive. 6+6 a
Puis, comme un beau symbole, | un grand peintre vanté 6+6 b
Vous représentera | dans une immense toile, 6+6 c
150 Sur un char triomphal | par un peuple escorté. 6+6 b
Et vous aurez au front | la couronne et l'étoile ! 6+6 c
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