Métrique en Ligne
GAU_1/GAU27
Théophile GAUTIER
ÉMAUX ET CAMÉES
1872
LE SOUPER DES ARMURES
Biorn, étrange cénobite, 8 a
Sur le plateau d'un roc pelé, 8 b
Hors du temps et du monde, habite 8 a
La tour d'un burg démantelé. 8 b
5 De sa porte l'esprit moderne 8 a
En vain soulève le marteau. 8 b
Biorn verrouille sa poterne 8 a
Et barricade son château. 8 b
Quand tous ont les yeux vers l'aurore, 8 a
10 Biorn, sur son donjon perché, 8 b
A l'horizon contemple encore 8 a
La place du soleil couché. 8 b
Âme rétrospective, il loge 8 a
Dans son burg et dans le passé ; 8 b
15 Le pendule de son horloge 8 a
Depuis des siècles est cassé. 8 b
Sous ses ogives féodales 8 a
Il erre, éveillant les échos, 8 b
Et ses pas, sonnant sur les dalles, 8 a
20 Semblent suivis de pas égaux. 8 b
Il ne voit ni laïcs, ni prêtres, 8 a
Ni gentilshommes, ni bourgeois, 8 b
Mais les portraits de ses ancêtres 8 a
Causent avec lui quelquefois. 8 b
25 Et certains soirs, pour se distraire, 8 a
Trouvant manger seul ennuyeux, 8 b
Biorn, caprice funéraire, 8 a
Invite à souper ses aïeux. 8 b
Les fantômes, quand minuit sonne, 8 a
30 Viennent armés de pied en cap ; 8 b
Biorn, qui malgré lui frissonne, 8 a
Salue en haussant son hanap. 8 b
Pour s'asseoir, chaque panoplie 8 a
Fait un angle avec son genou, 8 b
35 Dont l'articulation plie 8 a
En grinçant comme un vieux verrou ; 8 b
Et tout d'une pièce, l'armure, 8 a
D'un corps absent gauche cercueil, 8 b
Rendant un creux et sourd murmure, 8 a
40 Tombe entre les bras du fauteuil. 8 b
Landgraves, rhingraves, burgraves, 8 a
Venus du ciel ou de l'enfer, 8 b
Ils sont tous là, muets et graves, 8 a
Les roides convives de fer ! 8 b
45 Dans l'ombre, un rayon fauve indique 8 a
Un monstre, guivre, aigle à deux cous, 8 b
Pris au bestiaire héraldique 8 a
Sur les cimiers faussés de coups. 8 b
Du mufle des bêtes difformes 8 a
50 Dressant leurs ongles arrogants, 8 b
Partent des panaches énormes, 8 a
Des lambrequins extravagants ; 8 b
Mais les casques ouverts sont vides 8 a
Comme les timbres du blason ; 8 b
55 Seulement deux flammes livides 8 a
Y luisent d'étrange façon. 8 b
Toute la ferraille est assise 8 a
Dans la salle du vieux manoir, 8 b
Et, sur le mur, l'ombre indécise 8 a
60 Donne à chaque hôte un page noir. 8 b
Les liqueurs aux feux des bougies 8 a
Ont des pourpres d'un ton suspect ; 8 b
Les mets dans leurs sauces rougies 8 a
Prennent un singulier aspect. 8 b
65 Parfois un corselet miroite, 8 a
Un morion brille un moment 8 b
Une pièce qui se déboîte 8 a
Choit sur la nappe lourdement. 8 b
L'on entend les battements d'ailes 8 a
70 D'invisibles chauves-souris, 8 b
Et les drapeaux des infidèles 8 a
Palpitent le long du lambris. 8 b
Avec des mouvements fantasques 8 a
Courbant leurs phalanges d'airain, 8 b
75 Les gantelets versent aux casques 8 a
Des rasades de vin du Rhin, 8 b
Ou découpent au fil des dagues 8 a
Des sangliers sur des plats d'or 8 b
Cependant passent des bruits vagues 8 a
80 Par les orgues du corridor. 8 b
La débauche devient farouche, 8 a
On n'entendrait pas tonner Dieu ; 8 b
Car, lorsqu'un fantôme découche, 8 a
C'est le moins qu'il s'amuse un peu. 8 b
85 Et la fantastique assemblée 8 a
Se tracassant dans son harnois, 8 b
L'orgie a sa rumeur doublée 8 a
Du tintamarre des tournois. 8 b
Gobelets, hanaps, vidrecomes, 8 a
90 Vidés toujours, remplis en vain, 8 b
Entre les mâchoires des heaumes 8 a
Forment des cascades de vin. 8 b
Les hauberts en bombent leurs ventres, 8 a
Et le flot monte aux gorgerins ; 8 b
95 — Ils sont tous gris comme des chantres, 8 a
Les vaillants comtes suzerains ! 8 b
L'un allonge dans la salade 8 a
Nonchalamment ses pédieux. 8 b
L'autre à son compagnon malade 8 a
100 Fait un sermon fastidieux. 8 b
Et des armures peu bégueules 8 a
Rappellent, dardant leur boisson, 8 b
Les lions lampassés de gueules 8 a
Blasonnés sur leur écusson. 8 b
105 D'une voix encore enrouée 8 a
Par l'humidité du caveau, 8 b
Max fredonne, ivresse enjouée, 8 a
Un lied, en treize cents, nouveau, 8 b
Albrecht, ayant le vin féroce, 8 a
110 Se querelle avec ses voisins, 8 b
Qu'il martèle, bossue et rosse, 8 a
Comme il faisait des Sarrasins. 8 b
Échauffé, Fritz ôte son casque, 8 a
Jadis par un crâne habité, 8 b
115 Ne pensant pas que sans son masque 8 a
Il semble un tronc décapité. 8 b
Bientôt ils roulent pêle-mêle 8 a
Sous la table, parmi les brocs, 8 b
Tête en bas, montrant la semelle 8 a
120 De leurs souliers courbés en crocs. 8 b
C'est un hideux champ de bataille 8 a
Où les pots heurtent les armets, 8 b
Où chaque mort par quelque entaille 8 a
Au lieu de sang vomit des mets. 8 b
125 Et Biorn, le poing sur la cuisse, 8 a
Les contemple, morne et hagard, 8 b
Tandis que, par le vitrail suisse, 8 a
L'aube jette son bleu regard. 8 b
La troupe, qu'un rayon traverse, 8 a
130 Pâlit comme au jour un flambeau, 8 b
Et le plus ivrogne se verse 8 a
Le coup d'étrier du tombeau. 8 b
Le coq chante, les spectres fuient 8 a
Et, reprenant un air hautain, 8 b
135 Sur l'oreiller de marbre appuient 8 a
Leurs têtes lourdes du festin ! 8 b
mètre profil métrique : 8
forme globale type : suite périodique
schéma : 34(abab)
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