Métrique en Ligne
a voyelle stable
er voyelle ambigüe
e "e" masculin
e "e" féminin
e "e" élidé
e "e" ignoré
e "e" écarté
12 longueur métrique
6-6 mètre
DSA_1/DSA12
Alfred de ESSARTS
LA COMÉDIE DU MONDE
1851
XI
LE JOURNAL DE FIRMIN
Il n'avait pas voulu d'un voyage où son âme 6+6 a
A côté des plaisirs pouvait placer un blâme. 6+6 a
Au plus cruel supplice il se fût exposé 6+6 a
En supportant un homme odieux, méprisé. 6+6 a
5 Paul resta donc. Il eut d'abord une pensée : 6+6 a
Entreprendre une longue et rude traversée, 6+6 a
Aller étudier un pays jeune encor, 6+6 a
L'Amérique, sauvage au diadème d'or. 6+6 a
Mais il se dit ensuite : « Un jour, si la comtesse 6+6 a
10 Avait besoin de moi, faut-il que je la laisse, 6+6 a
Que je mette entre nous l'intervalle des mers ? 6+6 a
Non, dussé-je éprouver des regrets bien amers, 6+6 a
Je préfère l'exil. »
Pour étouffer la flamme 6+6 a
Que nourrissait en lui l'image d'une femme, 6+6 a
15 Pour tromper ses ennuis il se mit à courir 6+6 a
Vers tous les horizons, hélas ! sans moins souffrir. 6+6 a
Ah ! ne descendez pas dans le creux des vallées, 6+6 a
Évitez les forêts, retraites isolées ; 6+6 a
Ne vous asseyez pas auprès du clair ruisseau ; 6+6 a
20 N'écoutez pas le vent ou les feuilles ou l'eau, 6+6 a
Vous tous que le chagrin a surpris avant l'âge. 6+6 a
L'esprit sort plus troublé du calme paysage, 6+6 a
Et dans cette harmonie où la terre s'endort 6+6 a
La douleur se ressent plus pénétrante encor. 6+6 a
25 Il faut, à qui souffrit, le tumulte des villes. 6+6 a
Car s'il sonde inquiet les horizons tranquilles, 6+6 a
Il trouve plus de deuil en cherchant le repos… 6+6 a
L'ordre est autour de lui, son cœur c'est le chaos. 6+6 a
Paris est entouré d'une verte ceinture, 6+6 a
30 Admirable ornement donné par la nature : 6+6 a
C'est Meudon, c'est Saint-Cloud, cet immense jardin 6+6 a
Où les arbres géants font rêver de l'Éden, 6+6 b
Et tout auprès duquel passe calme la Seine 6+6 a
Épanchant doucement son urne toujours pleine ; 6+6 b
35 C'est Verrières qui va, montueux et fleuri, 6+6 a
Rejoindre par ses bois Versailles, Satory ; 6+6 a
C'est la Bièvre baignant sa féconde vallée 6+6 a
Et promenant son eau sous les saules voilée ; 6+6 a
C'est Enghien et son lac ; c'est le gai Fontenay 6+6 a
40 Qui fait croître la rose auprès des bois d'Aulnay ; 6+6 a
C'est Bellevue, Auteuil, pays de l'élégance ; 6+6 a
Marly qui fut royal jusqu'à l'extravagance ; 6+6 a
Saint-Germain, d'où les yeux, en dominant Paris, 6+6 a
Sont devant ce géant moins charmés que surpris. 6+6 a
45 Que nommerai-je encor ? Que de bourgs, de villages, 6+6 a
De bois qui sont pour nous des remparts de feuillages ! 6+6 a
Ainsi notre Firmin, pour abréger le jour, 6+6 a
Changeait incessamment de but et de séjour. 6+6 a
Un album sous le bras, des crayons dans sa poche, 6+6 a
50 Il s'en allait pensif, triste, mais sans reproche. 6+6 a
Quand il s'était assis à l'angle d'un chemin, 6+6 a
Tantôt par une esquisse il occupait sa main ; 6+6 a
Et tantôt il laissait la vague poésie 6+6 a
Jeter sur le papier, selon sa fantaisie, 6+6 a
55 Quelques-uns de ces vers où le cœur trop ardent 6+6 a
Prend, à défaut d'amis,,le ciel pour confident. 6+6 a
Je ferai peu d'emprunts à ce recueil intime. 6+6 a
Le rêve vaporeux n'aime pas qu'on l'imprime. 6+6 a
Voici quelques extraits du JOURNAL DE FIRMIN ; 6+6 a
60 Je les donne… Ils seront oubliés dès demain : 6+6 a
I
Assis et méditant sur le bord de la route, 6+6 a
Je regarde sans voir, — sans entendre j'écoute. 6+6 a
Tout parle autour de moi, mais je ne comprends pas 6+6 a
Ces langages divers si confus et si bas. 6+6 a
65 Partout l'œuvre de Dieu lentement s'élabore : 6+6 a
Depuis le souffle d'air jusqu'au grain qui s'ignore, 6+6 a
Tout suit à son insu quelque secrète loi : 6+6 a
Et j'interroge tout, sans me connaître, moi ! 6+6 a
Hélas ! je n'ose plus m'interroger moi-même, 6+6 a
70 Lorsqu'afin de me fuir je fuis celle que j'aime, 6+6 a
Lorsque de tout bonheur exilé désormais, 6+6 a
Je ne veux plus savoir à quel point je l'aimais ! 6+6 a
Mon amour est un crime et ma plainte un blasphème : 6+6 a
Mais Dieu m'a pardonné puisque je me soumets, 6+6 b
75 Et pour les fronts courbés il n'a pas d'anathème. 6+6 a
II
Rêve de l'avenir, qui ne vous a pas fait ? 6+6 b
Nul ne voit le présent comme il faut qu'on le voie, 6+6 c
Nul n'accepte la vie avec calme, avec joie, 6+6 c
Ainsi qu'un céleste bienfait. 8 b
80 Demain, toujours demain… Jamais l'heure présente 6+6 a
Ne suffit à nos vœux, à nos brûlants désirs ; 6+6 b
Demain doit nous verser, d'une main complaisante, 6+6 a
Tous les bonheurs, tous les plaisirs. 8 b
Il passe, il a déçu notre attente frivole… 6+6 a
85 Encore un lendemain… Tout nous semble sauvé ! 6+6 b
Ainsi, de jour en jour, l'existence s'envole ; 6+6 a
Et qu'a fait l'homme ? — Il a rêvé. 8 b
III
Dites-moi, compagnons qui suivez cette route, 6+6 a
Pourquoi marcher ainsi, mornes, les yeux baissés ? 6+6 b
90 — C'est que chacun de nous songe aux plaisirs passés, 6+6 b
Et que notre avenir n'est encore qu'un doute. 6+6 a
Dites-moi, compagnons qui suivez cette route, 6+6 a
Avez-vous ressenti l'épreuve de l'amour ? 6+6 b
— Nous en avons connu les délices un jour ; 6+6 b
95 Il ne nous a laissé que le vide et le doute. 6+6 a
Dites-moi, compagnons qui suivez cette route, 6+6 a
Croyez-vous qu'elle mène au moins vers un bon port ? 6+6 b
— Nous sommes bien certains qu'elle mène à la mort… 6+6 b
Gloire, fortune, amour, le reste n'est que doute. 6+6 a
IV
100 Je dis à la fleur : « Qui donc t'a plantée 5+5 a
Et qui t'a donné tes fraîches couleurs ? » 5+5 b
Avant de répondre elle est emportée 5+5 a
Pour être vendue avec d'autres fleurs. 5+5 b
Je dis aux forêts : « Votre toit de feuille 5+5 a
105 Est un saint asile où je rêve en paix. » 5+5 b
A peine ai-je dit, que l'automne cueille 5+5 a
L'abri bienfaisant que je bénissais. 5+5 b
Je dis au grand bœuf pâturant dans l'herbe : 5+5 a
« L'églogue pour moi renaît à te voir. » 5+5 b
110 Un paysan vient, et le bœuf superbe, 5+5 a
Une corde au cou, marche à l'abattoir. 5+5 b
Je dis, admirant la flèche : hardie 5+5 a
Du temple de Dieu : « Quelle noble tour ! » 5+5 b
Mais la foudre tombe, et dans l'incendie 5+5 a
115 Le temple de Dieu s'écroule à son tour. 5+5 b
Je dis aux vapeurs qui dans l'étendue 5+5 a
Vont rapidement « Quelle main prend soin 5+5 b
De vous soutenir ainsi ? » Mais la nue 5+5 a
Ne peut me répondre, elle est déjà loin. 5+5 b
120 Je dis au Bonheur : « Hôte de caprice, 5+5 a
Ne peux-tu rester un jour avec nous ? » 5+5 b
Le Bonheur sourit et dehors se glisse, 5+5 a
Quand nous l'appelons en vain à genoux. 5+5 b
Et je dis, sentant que sur moi retombe 5+5 a
125 L'ennui de mon cœur, plein de mille effrois 5+5 b
« Quand saurai-je enfin ? » — « Demande à la tombe ; 5+5 a
C'est là qu'on sait tout, » me dit une voix. 5+5 b
V
Moissons, je vous voyais si belles ce matins. 6+6 a
O fleurs, je vous voyais ce matin si brillantes !… 6+6 b
130 Les épis sont couchés, et de ces fleurs riantes 6+6 b
Il ne reste plus rien, qu'un souvenir lointain. 6+6 a
Jeune homme, ce matin, j'admirais ton courage ; 6+6 a
Tu marchais dans la vie ainsi qu'un fier lutteur. 6+6 b
Te voilà triste, pâle, énervé, sans ardeur… 6+6 b
Qui donc vous a soudain courbés tous ?
135 — Un orage. 6+6 a
VI
Un homme cheminait : sur son noble visage 6+6 a
Se lisaient la fatigue et l'ennui du voyage. 6+6 a
Ému je m'approchai. — « Je voudrais bien savoir 6+6 a
Où vous allez si vite et par ce ciel si noir ? » 6+6 a
140 Il répondit pensif : — « Je l'ignore moi-même. 6+6 a
Le désir de changer est mon besoin suprême, 6+6 a
Et pour suivre toujours cette invincible loi, 6+6 a
Sans me tracer de but, je vais droit devant moi. » 6+6 a
C'est la vie, oui la vie. — Et notre humaine race 6+6 a
145 Suit presque à son insu toujours la même trace. 6+6 a
Elle va sans prévoir l'incertain avenir, 6+6 a
Semblant même parfois ne pas se souvenir, 6+6 a
Elle va devant elle ; une main invisible 6+6 a
Lui marque son sentier, un sentier inflexible. 6+6 a
150 Vainement nous sentons nos forces se tarir, 6+6 a
Il nous reste toujours la force de souffrir ; 6+6 a
Et nous devons marcher, quand bien même avant l'âge 6+6 a
Nous aurions la fatigue et l'ennui du voyage. 6+6 a
VII
L'un cherche le mot de toute sa vie, 5+5 a
155 L'autre une espérance à jamais ravie ; 5+5 a
L'un chante son hymne aux accords pieux, 5+5 a
L'autre avec horreur regarde les deux ; 5+5 a
L'un attend la fleur des belles chimères, 5+5 a
L'autre n'a puisé qu'aux coupes amères ; 5+5 a
160 L'un meurt en doutant, l'autre dans la foi… 5+5 a
— Savants d'ici-bas, savez-vous pourquoi ? 5+5 a
VIII
Heureux l'arbre ignoré dans la forêt profonde ! 6+6 a
En ses vastes rameaux il cache tout un monde 6+6 a
De feuilles et de fleurs et d'oiseaux gazouillants ; 6+6 a
165 Le soleil pour sa cime a des rayons brillants ; 6+6 a
Et la mousse, à son pied doucement arrondie, 6+6 a
L'abrite quand, l'hiver, la terre est refroidie. 6+6 a
Chaque année il renaît et peut, grâce au printemps, 6+6 a
Reverdir, en dépit des injures du temps. 6+6 a
170 L'homme n'a qu'un printemps bien court, bien éphémère 6+6 a
Et comme son bonheur sa jeunesse est chimère. 6+6 a
Vainement il s'attache à des biens décevants : 6+6 a
Sa grâce et sa beauté passent comme les vents. 6+6 a
La vieillesse l'atteint de ses glaces mortelles ; 6+6 a
175 Et lorsqu'à ses regards tout semble se ternir, 6+6 b
Le printemps ne vient plus couvrir de fleurs nouvelles 6+6 a
— Comme l'arbre — son corps qui ne peut rajeunir. 6+6 b
IX
Aux joncs amarrée, auprès de la rive, 5+5 a
Il est une barque aux sombres couleurs. 5+5 b
180 Le rameur est fort, et quiconque arrive. 5+5 a
Passera le lac tout formé de pleurs ; 5+5 b
Le lac où chacun répand une larme ; 5+5 a
Le lac, dont l'aspect inspire le deuil, 5+5 b
Et que l'âme passe avec grande alarme 5+5 a
185 Quand elle a laissé le corps au cercueil. 5+5 b
Là ne volent point les oiseaux agiles ; 5+5 a
Là ne croissent pas les riantes fleurs… 5+5 b
Dans leur nudité s'y dressent des îles 5+5 a
Qu'effleure la barque aux sombres couleurs. 5+5 b
190 Le jour et la nuit, l'on pourrait entendre 5+5 a
De rauques sanglots, des gémissements… 5+5 b
Ici la fureur, là. le soupir tendre 5+5 a
Qu'échangent dans l'air les âmes d'amants. 5+5 b
Qu'ai-je dit ?… Au lac des ondes funèbres 5+5 a
195 Il n'est qu'une nuit, il n'est plus de jour. 5+5 b
Un soupir d'amant parmi les ténèbres ! 5+5 a
Non, non, en ces lieux il n'est plus d'amour. 5+5 b
On n'y sait plus rien des choses passées. 5+5 a
C'est vers l'inconnu qu'on est emporté 5+5 b
200 Et l'âme en tremblant poursuit ses pensées 5+5 a
Devant le grand seuil de l'éternité ! 5+5 b
X
Il est des êtres de mystère 8 a
Qui n'apparaissent sur la terre 8 a
Que pour souffrir et s'isoler ; 8 a
205 Il est d'heureuses créatures 8 b
Que chaque jour vient appeler 8 a
Vers des jouissances futures. 8 b
Les premiers gardent leur secret 8 a
Pas un plaisir ne les distrait 8 a
210 De leur route d'anachorète ; 8 a
Les secondes n'ont pas le temps 8 b
De s'apprêter à la retraite, 8 a
Car leur vie est un long printemps. 8 b
Mais le bonheur qui ne se fonde 8 a
215 Que sur les ivresses du monde, 8 a
Vaut-il un souhait, un seul vœu ? 8 b
Et n'est-elle pas plus féconde 8 a
Cette paix qui nous vient de Dieu, 8 b
Qu'un éclat qui dure si peu ? 8 b
XI
220 Avez-vous quelquefois, dans les jours de tristesse, 6+6 a
Interrogé tout bas votre cœur qui battait ? 6+6 b
Vous a-t-il dit pourquoi tout lui pèse et le blesse, 6+6 a
Vous a-t-il livré son secret ? 8 b
L'homme a des temps marqués pour l'ardente folie, 6+6 a
225 Puis vient à son chevet un cortége d'ennuis ; 6+6 b
Et son rire s'éteint sous la mélancolie, 6+6 a
Comme le soleil sous les nuits. 8 b
Ainsi l'ombre toujours succède à la lumière, 6+6 a
Au pouvoir la faiblesse, au triomphe le deuil. 6+6 b
230 C'est la leçon de Dieu, que l'ange funéraire 6+6 a
Écrit sur le bois d'un cercueil. 8 b
XII
J'aime à voir sur le bord d'un chemin bien agreste 6+6 a
Une humble croix qui dit : « Passants, inclinez-vous ! » 6+6 b
Dans les rares pays où la croyance reste, 6+6 a
235 Le voyageur s'arrête et se met à genoux ; 6+6 b
Car en apercevant, près du champ solitaire, 6+6 a
Le signe vénéré du salut de la terre, 6+6 a
Il comprend que Dieu même a pris soin de marquer 6+6 a
La place où ses enfants le viendraient invoquer. 6+6 a
240 Noble élan de la foi, chère et sainte coutume, 6+6 a
D'un sublime passé témoignage posthume ! 6+6 a
A ces croix du chemin, autrefois nos aïeux 6+6 a
Apportaient leur hommage et leurs présents pieux ; 6+6 a
Quand ils allaient aux champs, ils ouvraient la journée 6+6 a
245 En priant ; et le soir, leur tâche terminée, 6+6 a
Rendaient grâces à Dieu, qui, d'un éclat vermeil, 6+6 a
Avait sur les moissons fait luire le soleil. 6+6 a
Oui, cette croix de bois surmontant la campagne 6+6 a
Annonce que partout le ciel nous accompagne, 6+6 a
250 Et qu'il n'est pas besoin de temples fastueux 6+6 a
Pour que le Créateur daigne entendre nos vœux. 6+6 a
Le Christ, enfant du peuple et né dans une étable, 6+6 a
Reprend ici pour moi sa forme véritable. 6+6 a
Que de fois, m'égarant, afin de mieux rêver, 6+6 a
255 Sur son haut Golgotha je crus le retrouver, 6+6 a
Lorsque m'apparaissait quelque naïve image, 6+6 a
Œuvre due au ciseau d'un sculpteur de village ! 6+6 a
Et je pensais alors qu'il est doux de sentir, 6+6 a
Au plus profond du cœur, l'amour du Dieu martyr, 6+6 a
260 Et de savoir comprendre un sublime symbole 6+6 a
Qui nous instruit heureux, et souffrants nous console. 6+6 a
On m'a dit que, parfois, cette croix, au passant, 6+6 a
Indiquait la justice et le rachat du sang, 6+6 a
Lorsque des meurtriers avaient, à cette place, 6+6 a
265 Égorgé l'innocent qui leur demandait grâce ! 6+6 a
Tel est ton sens, ô croix ! qui, dressée en ce lieu, 6+6 a
Est le premier avis des sentences de Dieu ! 6+6 a
Dans ta simplicité, ta nudité rustique, 6+6 a
Tu produis sur mon cœur un effet magnétique ; 6+6 a
270 Et lorsqu'autour de moi ne s'élève aucun bruit, 6+6 a
Quand le soleil se couche et fait place à la nuit, 6+6 a
Sur, l'horizon brumeux voyant la croix dressée, 6+6 a
Chactas, le père Aubry, s'offrent à ma pensée… 6+6 a
N'est-ce pas le désert où l'ermite se plut 6+6 a
275 A planter de ses mains le signe du salut ? 6+6 a
Sans doute le vieillard n'est pas loin… Au sauvage, 6+6 a
Veuf de sa bien-aimée, il prêche le courage… 6+6 a
Bientôt il va venir, au pied du crucifix 6+6 a
Reprendre de la force en songeant à son fils… 6+6 a
280 Mais qui peut de la croix s'approcher à cette heure ? 6+6 a
Une femme !… Elle est jeune, elle est belle, elle pleure… 6+6 a
Pauvre enfant qui gémis, quel bien veux-tu ravoir ? 6+6 a
Est-ce l'honneur perdu ? n'est-ce encor que l'espoir ? 6+6 a
Va, je respecterai ta tristesse naïve, 6+6 a
285 Je le laisse élever ta prière plaintive, 6+6 a
Ton secret, sans danger, de ton cœur sortira, 6+6 a
Parle et verse tes pleurs, — car Dieu seul t'entendra. 6+6 a
XIII
La vie est une arche 5 a
Qui flotte toujours, 5 b
290 Emportant nos jours… 5 b
Car tout marche. 3 a
On voit les humains 5 a
Étendre les mains 5 a
Vers les biens d'une heure. 5 a
295 Et tout pleure. 3 a
On les voit, haineux, 5 a
Pour un peu de place 5 b
S'égorger entre eux… 5 a
Quand tout passe. 3 b
300 Parfois le bonheur 5 a
Paraît sans mélange 5 b
Réjouir le cœur. . 5 a
Mais tout change. 3 b
Combattre le sort 5 a
305 Est une folie ; 5 b
Arrive la mort… 5 a
Tout, s'oublie. 3 b
XIV
Pourquoi, lorsque l'homme succombe 8 a
Dans le mal profond de l'ennui, 8 b
310 Ne sort-il jamais de la tombe 8 a
Une voix qui parle avec lui ? 8 b
Pourquoi dans la nuit éternelle 8 a
Notre raison demeure-t-elle ? 8 a
Pourquoi ces ténèbres sans fin ? 8 a
315 Faut-il donc avoir cessé d'être 8 b
Pour voir par l'âme et pour connaître ? 8 b
Faut-il mourir pour vivre enfin ?… 8 a
XV
Où serait le bonheur dans la terrestre vie, 6+6 a
Si l'homme ne croyait que par l'éternité ? 6+6 b
320 Elle sera suivie 6 a
Comme le froid hiver est suivi par l'été. 6+6 b
Mais que serait-ce donc si la vie en ce monde 6+6 a
Devait durer toujours, 6 b
Et si Dieu n'endormait dans une nuit profonde 6+6 a
325 Les orages des jours ? 6 b
XVI
Vous tous, ô doux rêveurs, qui, pour votre infortune, 6+6 a
Évitez les sentiers d'une foule importune ; 6+6 a
Poëtes, qui suivez soit une vision, 6+6 a
Soit une étoile aux cieux — ou mystère ou rayon, — 6+6 a
330 Vous êtes les enfants d'une même famille ; 6+6 a
Tous vous portez au front l'auréole qui brille ; 6+6 a
Vous avez senti tous la haine et le mépris 6+6 a
Au bruit de votre nom soulever les esprits. 6+6 a
Mais vous les dédaignez, ces clameurs de la foule ; 6+6 a
335 Vous la laissez passer, cette orageuse houle ; 6+6 a
Jamais on ne vous voit, vers l'abîme baissés 6+6 a
Pour apaiser la foule et ses flots courroucés : 6+6 a
Car vous êtes bien haut, plus haut que la tempête, 6+6 a
Et l'aile de l'archange effleure votre tête. 6+6 a
340 Rêveurs, votre génie et votre adversité 6+6 a
Ont fait entre vous tous une fraternité. 6+6 a
Qui vous disputerait ce beau titre de frères 6+6 a
Que vous payez toujours par les mêmes misères ? 6+6 a
XVII
Est-il vrai ? Cette vie est-elle une imposture ; 6+6 a
345 Ce monde, un grand théâtre où chaque créature 6+6 a
S'en vient — tout humblement — ou bien avec hauteur 6+6 a
Sous quelques oripeaux prendre un masque d'acteur ? 6+6 a
Faisons-nous une vive et folle comédie, 6+6 a
Qu'interrompt un éclat de noire tragédie ? 6+6 a
350 Ne voit-on pas le rire humecté par des pleurs 6+6 a
Et le fard obscurci par de sombres couleurs ? 6+6 a
Yorick, pauvre bouffon qui, de ta voix joyeuse, 6+6 a
Décochais, comme un dard, l'épigramme railleuse ; 6+6 a
Yorick, ton crâne roule au gré du fossoyeur ; 6+6 a
355 Le fou du roi n'est plus qu'un objet de frayeur. 6+6 a
— Et toi, rêve d'amour et de mélancolie, 6+6 a
Où vas-tu t'égarer, innocente Ophélie ? 6+6 a
Tu vivais pour aimer… Quel philtre, quel poison 6+6 a
A troublé ton bonheur et terni ta raison ? 6+6 a
360 — Prince de Danemarck, Hamlet, quel est ton rôle ! 6+6 a
Tu dois mentir ton âme et fausser ta parole. 6+6 a
Tu ris… On ne voit pas que tu grinces des dents ; 6+6 a
On ne voit pas tes pleurs qui tombent en dedans. 6+6 a
Oui, la vie est ainsi : la joie et la tristesse 6+6 a
365 Doivent, comme deux sœurs, s'y coudoyer sans cesse ; 6+6 a
Et nul n'en connaîtrait, s'il ne sait lire au fond, 6+6 a
L'arcane lamentable et le dehors bouffon. 6+6 a
XVIII
Pâle flambeau des soirs, qui veilles sur le monde, 6+6 a
Quand le soleil couchant est descendu dans l'onde, 6+6 a
370 Compagnon du sommeil, astre silencieux, 6+6 a
Te voici ! tu reprends ta place au haut des deux. 6+6 a
Ainsi, lorsque la nuit a déployé ses voiles, 6+6 a
Évoquant aussitôt ton cortège d'étoiles, 6+6 a
Dans l'espace azuré tu montes doucement, 6+6 a
375 Et ta chaste lumière emplit le firmament. 6+6 a
Tes rayons, en glissant sur l'orbe de la terre, 6+6 a
Semblent enveloppés de deuil et de mystère ; 6+6 a
S'ils ramènent le calme, ils apportent l'effroi… 6+6 a
On a peine à comprendre un feu qui reste froid. 6+6 a
380 J'aime quand, tout se tait. Du fond de ce silence 6+6 a
Le cœur religieux avec ardeur s'élance : 6+6 a
Sans rencontrer d'obstacle il monte à l' Éternel ; 6+6 a
Car la nuit n'a pas d'ombre alors qu'on voit le ciel. 6+6 a
A ton aspect pourtant, une tristesse amie 6+6 a
385 Saisit l'âme devant la nature endormie ; 6+6 a
Tu gardes les secrets qui redoutent le jour ; 6+6 a
Tu caches le malheur et protéges l'amour. 6+6 a
C'est l'heure où l'aveu tendre a de mystiques ; charmes, 6+6 a
C'est l'heure où l'orphelin laisse couler ses larmes. 6+6 a
390 Les couples bien unis s'en vont sous les grands bois, 6+6 a
L'homme éprouvé s'enfuit loin du bruit et des voix. 6+6 a
Oh ! que de fois l'amant, que de fois le poëte 6+6 a
Ont invoqué Phœbé, la déesse muette, 6+6 a
Qui, sans les écouter, va d'un pas diligent, 6+6 a
395 Belle de majesté sous son bandeau d'argent ! 6+6 a
Sur le faîte des tours qui surmontent nos villes, 6+6 a
Sur les marais dormants et sur les champs fertiles, 6+6 a
Descends, rayon si pur ; visite les tombeaux 6+6 a
La nuit réserve aux morts ses funèbres flambeaux. 6+6 a
XIX
400 Ils ont vécu… Mon œil interroge leurs traces. 6+6 a
Ils dorment maintenant le sommeil éternel ; 6+6 b
Et s'ils se réveillaient, sur leurs livides faces 6+6 a
Le monde en frémissant verrait le doigt mortel. 6+6 b
Ils ont aimé… Jadis dans leur âme brûlante 6+6 a
405 Le choc des passions produisit des combats ; 6+6 b
Leur lèvre eut les accents de la langue éloquente 6+6 a
Que les couples heureux savent parler tout bas. 6+6 b
Ils ont souffert… Ils ont traversé notre vie 6+6 a
Dans l'épreuve du sort, les yeux mouillés de pleurs. 6+6 b
410 De nous ou d'eux, lesquels sont plus dignes d'envie ? 6+6 a
Eux qui nous ont laissé le fardeau des douleurs ! 6+6 b
XX
Savez-vous où l'on trouve un bonheur sans mélange ? 6+6 a
Est-ce au sein de l'enfance, à l'ombre du berceau ? 6+6 b
On dit que c'est au ciel, sous les ailes de l'ange. 6+6 a
415 Le mot de cette énigme est donc dans le tombeau ! 6+6 b
Ah ! si l'on aime encore, et si l'on se rappelle 6+6 a
Dans le mystérieux et céleste séjour, 6+6 b
N'est-il pas des tourments pour une âme fidèle 6+6 a
Qui, même près de Dieu, garde l'ancien amour ? 6+6 b
420 Quoi ! dans l'azur des cieux comme dans notre fange 6+6 a
L'âme ne peut passer sans tache et sans douleurs 6+6 b
Il n'est donc nulle part de bonheur sans mélange… 6+6 a
On croit que les élus versent parfois des pleurs. 6+6 b
XXI
Ami, suivons tous deux le bord de la colline, 6+6 a
425 Et rêvons de la mort quand le soleil décline. 6+6 a
Phœbé sur l'horizon se lève doucement, 6+6 a
Et sa blonde lumière emplit le firmament. 6+6 a
Pensons à nos chéris, dont la pieuse étreinte 6+6 a
Nous donnait autrefois la félicité sainte ; 6+6 a
430 Mais quand un deuil profond s'appesantit sur nous, 6+6 a
Ils ont l'âme plus calme et le sommeil plus doux. 6+6 a
Sur l'immense Océan, dans les lointaines îles, 6+6 a
Il est des havres sûrs, il est des ports tranquilles 6+6 a
Où le vent n'a jamais poursuivi les vaisseaux… 6+6 a
435 On trouve cet abri dans le sein des tombeaux. 6+6 a
Là cessent les soucis, les veilles dévorantes ; 6+6 a
Là se sèchent les pleurs dont s'humectent nos yeux ; 6+6 b
Là finit le chemin des familles errantes, 6+6 a
Et le pauvre s'y place au rang des plus heureux. 6+6 b
440 Surtout on n'y voit pas les tempêtes des villes 6+6 a
Et les convulsions de nos guerres civiles ; 6+6 a
On échappe à l'horreur d'un siècle dépravé 6+6 a
Qui pour chef a le sabre, et pour trône un pavé. 6+6 a
Comme l'air à présent est lourd et délétère ! 6+6 a
445 Quel spectacle hideux nous présente la terre ! 6+6 a
Les hommes ne sont plus que des loups dévorants ; 6+6 a
Au cri de liberté se lèvent des tyrans. 6+6 a
Leur âme, où l'athéisme a fait un large vide, 6+6 a
De plaisirs seulement, de bien-être est avide. 6+6 a
450 Le fusil à la main ils se disputent l'or, 6+6 a
Et quand ils l'auront pris, ils se battront encor. 6+6 a
Dans la source où la muse avait trempé son aile 6+6 a
Ils jettent le. poison, d'une main criminelle. 6+6 a
Ils ont anéanti jusqu'à l'illusion, 6+6 a
455 Et sous leur pied brutal meurt l'inspiration. 6+6 a
Ce tumulte incessant, ce mouvement de houle 6+6 a
Et ce culte insensé que l'on rend à la foule 6+6 a
Ont perdu sans retour la raison des mortels : 6+6 a
Le droit tombe où la force élève ses autels. 6+6 a
460 Oh ! fuyons ce tableau navrant pour le poëte, 6+6 a
Cherchons, hors des cités, quelque agreste retraite ; 6+6 a
Allons, allons vers Dieu, notre suprême appui : 6+6 a
De notre affliction le remède est en lui. 6+6 a
Laissons la multitude envahir chaque place, 6+6 a
465 Laissons les carrefours vomir leur populace, 6+6 a
Et loin des passions de ces fous pleins de fiel 6+6 a
Rêvons les oasis que nous promet le ciel. 6+6 a
Le poète autrefois était presque un apôtre, 6+6 a
Mais qui l'écouterait ? — Ce temps n'est plus le nôtre, 6+6 a
470 Car nous sommes de trop dans ces jours de combats, 6+6 a
Et quand nous parlerions on ne comprendrait pas. 6+6 a
Suivons, suivons tous deux le bord de la colline 6+6 a
Et rêvons… Le soleil dans la vapeur décline, 6+6 a
Phœbé sur l'horizon se lève doucement 6+6 a
475 — Ton œuvre est, ô mon Dieu ! belle éternellement ! 6+6 a
XXII
La chair est le tyran de l'âme : 8 a
C'est son appétit sensuel 8 b
Qui fait, dans notre monde infâme, 8 a
Trôner un dieu matériel. 8 b
480 La passion qui nous consume 8 a
Est une torche qui s'allume 8 a
Au foyer mortel de l'enfer ; 8 a
Et notre siècle qui s'y voue 8 b
Et s'enorgueillit dans la boue, 8 b
485 N'est plus même un siècle de fer. 8 a
L'esprit, cette essence trop pure, 8 a
Trop chaste pour un temps blasé, 8 b
N'est, au cœur de la créature, 8 a
Qu'un luth sans voix et comme usé. 8 b
490 Son chant déplairait à la terre ; 8 a
Dans notre bruit il doit se taire ; 8 a
Ses accents sont trop beaux pour nous. 8 a
La Volupté règne en ce monde, 8 b
Et devant son idole immonde 8 b
495 Nous brûlons l'encens à genoux. 8 a
Pourtant, insensés, prenez garde 8 a
A la leçon de l'avenir. 8 b
Songez que Dieu qui vous regarde 8 a
Par vous-mêmes veut vous punir. 8 b
500 Un jour, dans l'ivresse des fêtes 8 a
Vous sentirez fléchir vos têtes, 8 a
Et la force vous manquera. 8 a
Alors de l'esprit qui console 8 b
Vous invoquerez la parole… 8 b
505 Mais en vous l'esprit se taira. 8 a
XXIII
Mon âme est triste, hélas ! triste jusqu'à la mort. 6+6 a
Qu'ai-je fait pour plier sous le poids qui m'accable ? 6+6 b
Cette âme qui me ronge est libre de remord ; 6+6 a
Je souffre, et cependant je ne suis pas coupable. 6+6 b
510 J'éprouve les frissons qu'apporte un vent du nord, 6+6 a
Cet ennui qu'on ressent quand l'hiver lamentable 6+6 b
En sifflements aigus nous annonce la mort 6+6 a
Qui frappe à notre seuil, convive redoutable. 6+6 b
O sombre ennui du cœur, crainte de l'avenir, 6+6 a
515 Pressentiments de deuil, qui font que l'on frissonne, 6+6 b
Ah ! de grâce, rompez le cercle monotone 6+6 b
Où, comme un prisonnier, je me vois retenir. 6+6 a
Si je dois succomber, en proie au souvenir, 6+6 a
Que vile dans l'hiver descende mon automne. 6+6 b
XXIV
520 Lorsque revient le jour, sa lumière importune 6+6 a
Mes yeux qu'ont fatigués les pleurs de l'infortune. 6+6 a
Je voudrais retenir le sommeil… car, hélas ! 6+6 a
Je suis las, oui bien las. 6 a
Les heures lentement se traînent ; la journée — 6+6 a
525 Siècle entier — n'est jamais assez tôt terminée. 6+6 a
Isolé désormais, vivant pour le devoir, 6+6 a
J'attends, j'attends le soir. 6 a
Et puis le soir revient sans rien rendre à mon âme. 6+6 a
Je sens que ma jeunesse a perdu toute flamme ; 6+6 a
530 Et le Malheur, posant sur moi sa lourde main, 6+6 a
Me murmure : « A demain ! » 6 a
XXV
PRIÈRE
A L'ANGE GARDIEN
Vous qui nous accueillez dans la sainte phalange 6+6 a
Où les âmes en paix échangent leurs baisers, 6+6 b
Abaissez vos regards, et priez, ô bon Ange, 6+6 a
535 Non pour les cœurs heureux, — mais pour les cœurs brisés. 6+6 b
mètre profils métriques : 8, 5, 3, 6, 6+6, 5+5
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