Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
M = voyelle masculine
F = "e" féminin
| = césure
DRX_1/DRX12
Léon DIERX
POÈMES ET POÉSIES
1864
La Prophétie
À Jean Marras
I
Nour-Eddour, le voyant | de l'avenir, un soir, 6+6 a
Comme il avait coutume, | était venu s'asseoir 6+6 a
Au seuil de son logis, | en face du Bosphore. 6+6 b
Tout au fond d'une extase | où l'esprit s'évapore, 6+6 b
5 Dans l'ombre, sur un tertre | accroupi, fixement 6+6 a
Il regardait un astre | au fond du firmament, 6+6 a
Et parlait haut. — La nuit | gravissait les terrasses 6+6 b
Des jardins de Stamboul | qui confondaient leurs masses. 6+6 b
— « Heureux qui dans la vie, | et fort du lait qu'il but, 6+6 a
10 Marche à grands pas, la main | prête à toucher un but, 6+6 a
Sans se laisser jamais | arrêter ni distraire 6+6 b
Par le songe flatteur | ou le songe contraire ! 6+6 b
Heureux qui devant lui | marche tout droit, sachant 6+6 a
Ce qu'il veut, fût-ce un trône | ou fût-ce un maigre champ ! 6+6 a
15 Moi, j'ai sucé le rêve | aux pointes des mamelles 6+6 b
Que m'offraient au désert | les pensives chamelles, 6+6 b
Et, les regards errants | et les pas incertains, 6+6 a
Pour les autres je lis | au ciel de grands destins, 6+6 a
Ou devine sous eux | le prochain précipice. 6+6 b
20 Or, pour l'homme qui sait | agir, l'heure est propice. 6+6 b
Où qu'il soit, qu'il se lève | et se hâte, il est temps ! 6+6 a
Car la sourde rumeur | du gouffre, je l'entends. 6+6 a
Quand le grenier fermente, | un grain ardent l'embrase ; 6+6 b
Et tout l'islam est las | de l'impôt qui l'écrase ! 6+6 b
25 Qu'un seul se dresse, et tous, | du scheick au marabout, 6+6 a
Seront à l'instant même | à ses côtés debout ! 6+6 a
Au fond de la mosquée, | au coin de chaque rue, 6+6 b
Une imprécation | monte, sans cesse accrue ; 6+6 b
Et dans le sérail clos | en vain d'un triple mur 6+6 a
30 La tête du sultan | est pareille au fruit mûr ! » 6+6 a
Pendant que Nour-Eddour | parlait, contre un platane 6+6 b
Qui s'élevait tout près, | ombrageant la cabane, 6+6 b
Un homme était penché | pour entendre. — la nuit, 6+6 a
Une forme aisément | glisse et s'évanouit. 6+6 a
35 Le lendemain, devant | le ciel rouge, à sa porte 6+6 b
Nour-Eddour se tenait | assis de même sorte, 6+6 b
Sans mouvement, les yeux | pleins de pourpre et d'éclairs. 6+6 a
« Les signes, disait-il, | où seul je lis, sont clairs. 6+6 a
Le meurtrier triomphe, | acclamé par la foule ; 6+6 b
40 Mais sur le bras qui frappe | et la tête qui roule 6+6 b
La colère d'Allah | s'allume également ; 6+6 a
Et tel se croit élu | qui n'est que l'instrument 6+6 a
De l'œuvre, et qu'Allah brise | aussitôt l'œuvre faite. 6+6 b
Oui, l'escarboucle au front | comme un fils du prophète, 6+6 b
45 C'est en vain qu'il se dit | commandeur des croyants. 6+6 a
Mieux vaudrait qu'il errât | parmi les mendiants, 6+6 a
Serrant la corde autour | de ses reins faméliques, 6+6 b
Avec les chiens galeux | sur les places publiques ? 6+6 b
Car sa page est finie ! | Et le frère assassin 6+6 a
50 Dormira cette nuit, | un poignard dans le sein ! » 6+6 a
Un homme alors bondit | du platane : — « Mensonge ! 6+6 b
Cria-t-il ; ta science | est vaine ! Dans un songe 6+6 b
Ridicule tu vis ! | Et c'est toi qui mourras 6+6 a
A l'instant, toi qui fus | le conseil de mon bras ! » 6+6 a
55 — « Il se peut, dit le sage | à la calme paupière, 6+6 b
Que la fronde qui tourne | entraîne une autre pierre ; 6+6 b
Il se peut qu'un oracle | entendu par hasard, 6+6 a
Ou surprise, au devin | soit funeste. Un vieillard 6+6 a
Peut mouvoir dans le vent | des lèvres qu'on épie. 6+6 b
60 La volonté d'Allah | n'est jamais assoupie ; 6+6 b
Tu fus l'oreille ouverte | ainsi qu'il le voulait, 6+6 a
Et si tu veux ma mort, | c'est que ma mort lui plaît. 6+6 a
Nul n'évite ici-bas | son destin, quoi qu'il fasse ! 6+6 b
Frappe donc ! Il vaut mieux | le regarder en face ! 6+6 b
65 Le tien est prononcé. | Tu le connais. Agis 6+6 a
Comme il te semblera ! | Tes doigts encor rougis 6+6 a
N'arrêteront bientôt | ni la main ni la lame ! 6+6 b
Que me fait l'existence, | à moi, qui n'eus dans l'âme 6+6 b
Jamais un seul espoir | non plus qu'un seul désir, 6+6 a
70 Ni crainte, ni regret, | ni remords, ni plaisir, 6+6 a
Et qui n'ai jamais eu | trois sequins dans ma bourse ? 6+6 b
— Eh quoi ? Tu lis mon sort | dans ces astres en course ? 6+6 b
— Tout aussi nettement | qu'au même endroit j'ai lu 6+6 a
Ton fratricide à peine | annoncé résolu. 6+6 a
— Cette nuit ? Je mourrai ? |
75 — Cette nuit ! Je l'atteste ! 6+6 b
Le poignard est choisi, | la main sûre. Le reste 6+6 b
Est le secret d'Allah | qu'il garde avarement ! 6+6 a
Un aspect peut tromper, | vieillard ! Peut-être il ment, 6+6 a
Cet astre auquel tu vois | ma fortune enchaînée ! 6+6 b
80 — Que tu le veuilles croire | ou non, ta destinée 6+6 b
N'en sera pas moins telle, | ou plus long ton sursis ! 6+6 a
— Souvent, répondit l'autre | en fronçant les sourcils, 6+6 a
Un condamné conjure | un arrêt, s'il le brave, 6+6 b
Ou s'il le fuit. Il est | souvent plus d'une entrave 6+6 b
85 Aux oracles, et tous | ne sont pas satisfaits. 6+6 a
A quelques-uns, du moins, | manquent les prompts effets ; 6+6 a
Et tout n'arrive pas | juste à l'heure indiquée ! 6+6 b
Le jeûne, la prière | au fond d'une mosquée, 6+6 b
Le repentir, un philtre, | un prix, un crime encor, 6+6 a
90 Que sais-je ? N'est-il rien | que tu saches, ni l'or, 6+6 a
Ni le fer, ni les mots, | ni l'impur maléfice, 6+6 b
Pour détourner le coup | mortel ? Quoi ? Rien qui puisse 6+6 b
Seulement reculer | l'instant prédit par toi ? 6+6 a
Ton art te laisse-t-il | sans prestige et sans foi, 6+6 a
95 Que tu restes ainsi | plus muet qu'un derviche ? 6+6 b
Parle, et je te fais grâce ! | Et de pauvre sois riche 6+6 b
A pouvoir t'acheter | le harem d'un vizir ! 6+6 a
— Je te l'ai dit, je n'ai | sur terre aucun désir, 6+6 a
O lumière d'Allah ! | Flambeau qui va s'éteindre ! 6+6 b
100 Quant à l'ordre d'en haut, | rien ne saurait l'enfreindre. 6+6 b
Cette nuit, sur mon âme, | est ta dernière nuit ! 6+6 a
— Mais ce traître qui doit | m'attendre, ou me poursuit, 6+6 a
Quel est-il ? Et d'où vient | la soif qui le dévore ? 6+6 b
Tu sais au moins cela ? | Dis-le donc !
— Je l'ignore ! 6+6 b
105 Que t'importe par qui | tu vas mourir ? Bien fou 6+6 a
Qui demande comment, | et qui veut savoir où, 6+6 a
Et qui cherche pourquoi, | quand l'inflexible aigrette 6+6 b
De la mort se hérisse | et paraît sur sa tête ! 6+6 b
Il suffit ! Ta demeure, | ô sage ! est à mon gré. 6+6 a
110 Quoi qu'il puisse advenir, | cette nuit j'attendrai 6+6 a
Chez toi ce qui doit être | et sera !
— Ma demeure 6+6 b
A toi, comme aux passants, | est ouverte à toute heure. 6+6 b
— C'est bon ! Pour cette nuit | ferme-la bien sur nous ! » 6+6 a
II
Le vieillard dans un coin | dormait sur son burnous. 6+6 a
115 Et blême, à la lueur | d'un lampion de terre, 6+6 b
Son front dans une main, | l'autre à son cimeterre, 6+6 b
L'hôte fatal, assis | sur un grêle escabeau, 6+6 a
Songeait combien le ciel | du matin pâle est beau. 6+6 a
Il se dressa, fiévreux, | marcha de long en large, 6+6 b
120 Secouant sa terreur | comme on fait d'une charge, 6+6 b
Et sondant de ses poings | la dureté des murs. 6+6 a
« Quoi ! Les secrets divins | qui pour tous sont obscurs, 6+6 a
Cet homme les connaît | et n'y voit nul refuge ! 6+6 b
Ignorant quel sera | l'exécuteur, lui, juge, 6+6 b
125 Tout près du condamné | qui le surveille, il dort, 6+6 a
Paisible, certain d'être | obéi par la mort ? 6+6 a
Lui, vil esclave, il dort, | ayant marqué son maître ! 6+6 b
Ce crime monstrueux, | qui pourra le commettre ? 6+6 b
Nous sommes seuls ici, | dans ces quatre murs clos ; 6+6 a
130 Rien n'y saurait tenter | les écumeurs de flots, 6+6 a
Ni les rôdeurs de nuit | qui rampent sur la grève ! 6+6 b
Cette porte est solide. | Il dort ! Et moi, je rêve ! 6+6 b
Si longues soient la nuit | et l'angoisse, il viendra, 6+6 a
Le jour, devant qui tout, | peur, ténèbres, fuira ! 6+6 a
135 Oui, l'aurore, demain, | la houri verte et rose, 6+6 b
Viendra m'illuminer | pour une apothéose, 6+6 b
Et dans toute sa pompe | aussi je saluerai 6+6 a
La sultane sublime | et serai délivré ! 6+6 a
Délivré ! Suis-je donc | tel qu'un chien à l'attache ? 6+6 b
140 Je rêve ! Ou je suis fou | de trembler comme un lâche ! 6+6 b
Cet homme divaguait ! | Qu'ai-je à craindre ici ? Rien ! 6+6 a
Un poignard, disait-il ; | quel autre que le mien, 6+6 a
Moi debout et dardant | ma prunelle éclaircie, 6+6 b
Peut luire entre ces murs | selon la prophétie, 6+6 b
145 Entre cet insensé | plus faible qu'un enfant, 6+6 a
Et moi, qu'un bras robuste | et bien libre défend ? 6+6 a
Moi, dormir cette nuit, | sans souffle, à cette place ? 6+6 b
Sur le livre éternel | certes, rien ne s'efface ! 6+6 b
Mais la folie encore | est trop loin de mon front, 6+6 a
150 Si pour m'abattre aux pieds | de l'archange aussi prompt, 6+6 a
Il faut que cette lame | homicide soit celle 6+6 b
Dont la riche poignée | à mon flanc étincelle, 6+6 b
Et que la main qui doit | la sortir du fourreau 6+6 a
Soit la mienne ! Victime, | être en plus le bourreau ! 6+6 a
155 Cela se pourra-t-il, | que le veuille Allah même ? 6+6 b
Moi, fort de ma raison | et du pouvoir suprême, 6+6 b
Moi, sans remords, étant | sacré par le succès, 6+6 a
Moi, qui viens de fermer | au meurtre tout accès, 6+6 a
Je serais fou déjà | d'y penser davantage ! 6+6 b
160 Non, ce vieil astrologue | est aveuglé par l'âge, 6+6 b
S'il est vrai que l'on puisse | au ciel rien percevoir. 6+6 a
Pourtant il a prédit | mon crime l'autre soir ! 6+6 a
Ah ! Quel spectre ai-je vu, | levant sa main armée ? 6+6 b
Mais non ; c'est un reflet | sous un peu de fumée ! 6+6 b
165 La vaine illusion | se détruit. — Je la vois 6+6 a
Par là qui se reforme | et disparaît. — Des voix 6+6 a
Au dehors ont parlé ! | — Des pas frappent la route ! 6+6 b
— Plus rien ! — C'était le vent | dans les feuilles, sans doute ! 6+6 b
C'étaient mes propres pas | dans ce silence affreux ! 6+6 a
170 C'est la nuit qui m'oppresse | et qui trouble mes yeux ! 6+6 a
C'est la flamme qui va | mourir et qui vacille ! 6+6 b
C'est ce vieillard maudit | qui sommeille immobile ! 6+6 b
C'est l'aube que j'attends | avec la liberté ! 6+6 a
C'est l'univers entier | sur son axe arrêté ! 6+6 a
175 C'est la prédiction | qui veut être accomplie ! 6+6 b
Allah ! Vais-je vraiment | sombrer dans la folie ! 6+6 b
Ces armes, ce poignard, | s'agitent sous mes mains, 6+6 a
Ils me parlent de mort | avec des mots humains ! 6+6 a
Ma raison se débat, | leur démence est plus forte ! 6+6 b
Cela ne sera pas ! | »
180 Il courut vers la porte, 6+6 b
L'ouvrit grande, et jeta | ses armes dans la nuit. 6+6 a
Ce fut une lumière | éteinte dans un bruit. 6+6 a
Il regarda, debout | au seuil de la masure, 6+6 b
Sombre dans la clarté | passant par l'embrasure : 6+6 b
185 « Le ciel, dit-il, est noir | encore à l'orient. 6+6 a
Mais ce poignard jeté, | je puis en souriant 6+6 a
Attendre le matin, | le pardon et la gloire ! » 6+6 b
Sa poitrine s'emplit | d'un orgueil de victoire. 6+6 b
Comme il se retournait, | une main brusquement 6+6 a
190 S'appuya sur sa bouche | et sur son hurlement. 6+6 a
Le matin, Nour-Eddour | se réveilla, tranquille, 6+6 b
Et le vit étendu | tout droit devant l'asile, 6+6 b
Qui dormait, dépouillé | par l'obscur assassin, 6+6 a
Comme il était écrit, | un poignard dans le sein. 6+6 a
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