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| = césure
DLR_5/DLR546
Lucie Delarue-Mardrus
PAR VENTS ET MARÉES
1910
CHEZ NOUS
DEUIL
I
Mon père est mort. Un drap recouvre son visage, 6+6 a
Ses deux beaux grands yeux noirs et ses deux belles mains. 6+6 b
Il est tombé dans un sommeil sans lendemains, 6−6 b
Celui qui fut toujours sombre, intègre et sauvage. 6+6 a
5 Il est parti tandis que je n'étais pas là. 6+6 a
La mort vint le chercher à l'heure familière, 6+6 b
Quand il lisait auprès du feu, sous la lumière. 6+6 b
Il n'a rien dit. Il a sombré dans l'au-delà. 6+6 a
Je l'aimais, il avait des paroles câlines, 6+6 a
10 Malgré ce cœur de vieux Normand, noueux, fermé. 6+6 b
On l'aura craint. Pourtant on l'aura bien aimé. 6+6 b
Ses filles, maintenant, seront des orphelines. 6+6 a
Mon père est mort. Fermez la porte et les volets, 6+6 a
Ne laissez pas entrer la lumière dorée. 6+6 b
15 Je ne l'ai pas revu. J'étais sa préférée 6+6 b
Sa face est sous la terre, et je lui ressemblais. 6+6 a
— Mon père, sois vivant encor par ma souffrance. 6+6 a
Avec toi, clans la mort, bien des choses s'en vont : 6+6 b
Des souvenirs, des souvenirs… Toute l'enfance ! 4+4+4 a
20 Et je n'ai pas baisé tout cela sur ton front ! 6+6 b
Je n'ai pas regardé ta figure admirable 6+6 a
Qui reposait dans sa dernière majesté. 6−6 b
Je ne trouverai plus, allant te visiter, 6+6 b
Qu'un peu de pierre, un peu de terre, un peu de sable 6+6 a
II
25 On avait dit : « Il faut à tout prix qu'il se couche. » 6+6 a
Mais il ne voulut point. Il riait de son mal : 6+6 b
Ainsi que chaque soir, il lisait son journal, 6+6 b
Près du feu, sous la lampe et sa pipe à la bouche. 6+6 a
C'était un soir pareil à tous. Il était bien, 6+6 a
30 Si grave et doux sous la lumière délicate 6−6 b
La mort le prit ainsi dans son quotidien. 6+6 a
Et n'est-ce pas plus beau que la mort de Socrate ? 6+6 b
III
Ces violettes-là qui neigent sur ta tombe 6+6 a
Du bout de mes doigts filiaux, 8 b
35 C'est chez nous, au pays, dans l'herbe des coteaux 6+6 b
Que je te les cueillis, père, quand le soir tombe. 6+6 a
Chacune d'elles porte, en son petit parfum, 6+6 a
Un peu de ma douce pensée. 8 b
En les cueillant, muette et la tête baissée, 6+6 b
40 J'ai songé tout le temps à toi, pauvre défunt. 6+6 a
Je disais : Vous voici venant juste de naître, 6+6 a
Tout premier signe du printemps, 8 b
Violettes de mars dont l'haleine pénètre 6+6 a
Avec autorité dans les cœurs palpitants. 6+6 b
45 Je vous cueille à dessein que votre odeur parfume 6+6 a
Celui dont le cœur ne bat plus 8 b
Et lui parle des bois, des chemins, des talus, 6+6 b
De l'estuaire gris au loin, du toit qui fume. 6+6 a
Dites-lui que toujours il fait bon au pays, 6+6 a
50 Que la douce lumière y brille, 8 b
Que le printemps y vient encore, et que sa fille 6+6 b
Ne l'a pas oublié, par prés et par taillis. 6+6 a
Et dites-lui, malgré qu'il soit sous de la terre, 6+6 a
Qu'il est pour moi toujours vivant, 8 b
55 Et qu'il n'est entre nous ni trépas ni mystère, 6+6 a
Puisqu'au retour je viens le voir, tout comme avant, 6+6 b
IV
Hélas ! quand mon être béant 8 a
Secrètement se désespère, 8 b
Est-ce que je parle au néant 8 a
60 Ou parlé-je encore à mon père ? 8 b
Comment peut-il n'être plus rien 8 a
Qu'une tombe étroite et profonde ? 8 b
Comment n'est-il plus de ce monde 8 b
Quand, tous deux, nous nous aimions bien ? 8 a
65 Moi, vivante, je l'aime encore. 8 a
Mais lui, peut-il toujours m'aimer ? 8 b
Dans le sol il gît, enfermé 8 b
Comme un grain qui ne peut éclore. 8 a
Alors même qu'on est vivant, 8 a
70 La tendresse reste invisible. 8 b
Je veux savoir. Est-ce possible ? 8 b
M'aime-t-il toujours comme avant ? 8 a
Mais j'interroge sans réponse 8 a
Il ne parlera jamais plus. 8 b
75 La mort dans la terre l'enfonce, 8 a
Et moi je lui marche dessus… 8 b
Demeure-t-il aucune trace 8 a
De lui, par delà son sommeil, 8 b
Ou s'il ne reste que sa race 8 a
80 Que je continue au soleil ? 8 b
Suis-je un peu de lui qui persiste ? 8 a
Son âme survit-elle en moi ? 8 b
— Mon Dieu, comme la mort est triste 8 a
Lorsque Ton ne croit pas en toi… 8 b
V
85 Je ne veux pas du deuil qu'on porte aux yeux de tous, 6+6 a
Je ne traînerai pas ces voiles de théâtre. 6+6 b
Mais quand je serai seule, assise au coin de l'âtre, 6+6 b
Je m'envelopperai d un rêve sombre et doux. 6+6 a
À quoi bon arborer ces appareils funèbres 6+6 a
90 Quand le monde poursuit son carnaval doré ? 6+6 b
Ainsi nul ne saura, lorsque je sourirai, 6+6 b
Que, tout bas, le malheur me chantera ténèbres. 6+6 a
« Ton père est mort ! Ton père est mort ! Ton père est mort » 6+6 a
Dira le souvenir ainsi qu'un glas qui sonne. 6+6 b
95 Sans larmes cependant, je poursuivrai mon sort, 6+6 a
Car la peine que j'ai ne regarde personne. 6+6 b
Certes, il est plus triste et plus respectueux 6+6 a
De ne se revêtir, pour deuil, que de silence. 6+6 b
Mon père, me voici, contre l'accoutumance, 6+6 b
100 Sans crêpes sur le front et sans pleurs dans les yeux. 6+6 a
Mais quand je vais te voir et rencontre ta tombe 6+6 a
Au lieu de te trouver comme par le passé, 6+6 b
Du moins ; le sais-tu, toi, père, que mon cœur tombe 6+6 a
De se heurter au marbre inflexible et glacé ? 6+6 b
VI
105 Mon pauvre père mort, toi qui gis maintenant 6+6 a
En marge de Paris dans la terre banale, 6+6 b
Sache que je fus voir, au pays cheminant, 6+6 a
La tombe de ta mère où ce rosier s'étale. 6+6 b
Je me penchai. Je dis tout bas : « Ton fils est mort ! 6+6 a
110 Il est pareil à toi, désormais, ô grand'mère ! » 6+6 b
Mais nul tressaillement ne souleva la terre. 6+6 b
Le néant s'affirmait devant mon vain effort. 6+6 a
Et moi j'étais debout sur ma race enterrée ; 6+6 a
Mon souvenir berçait deux générations. 6+6 b
115 Je songeais : « Ma jeunesse avec ses passions 6+6 b
Ne me défendra pas d'être un jour emmurée. 6+6 a
Qui donc, qui donc viendra me visiter alors ! » 6+6 a
— Personne. Je n'ai pas de fils et pas de fille. 6+6 b
A moi seule ma fin ! Je refuse, ô famille ! 6+6 b
120 De créer des vivants qui deviendront des morts. 6+6 a
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