Métrique en Ligne
DLR_5/DLR493
Lucie Delarue-Mardrus
PAR VENTS ET MARÉES
1910
LA MER
DIALOGUE DU PÊCHEUR ET DE LA MER
L'homme a passé le long de la mer retirée. 6+6 a
Elle est si loin, au bord des horizons sans bruit, 6+6 b
Qu'il semble que jamais, ni de jour ni de nuit, 6+6 b
Ne remontera la marée. 8 a
5 Et la mer parle et dit : « Écoute, ô terrien 6+6 a
Sans, terre, ô sans maison, sans bétail, sans culture ! 6+6 b
Ne veux-tu pas tenter la facile aventure 6+6 b
De la mer pleine de trésors, toi qui n'as rien ? 6−6 a
« Que craindrais-tu ? Ne suis-je pas paisible et plate ? 4+4+4 a
10 Vois ! Tu me franchiras toute, tranquillement. 6+6 b
Je ne suis qu'un reflet tombé du firmament, 6+6 b
Je suis plus douce qu'une agate. 8 a
« Oisif, sur mes flots gris, tu te promènerais. 6+6 a
Mon labour est aisé pour la rame ou l'hélice. 6+6 b
15 Sans bornes, devant toi, s'ouvre l'espace lisse, 6+6 b
Viens ! Tu ne trouveras en moi que des attraits. 6+6 a
« L'aile de goéland d'une voile est gonflée. 6+6 a
On vole sous le ciel et l'on fait la moisson : 6+6 b
Tu n'as qu'à, te pencher pour prendre mon poisson 6+6 b
20 Qui te fera riche d'emblée. 8 a
« Bien d'autres avant toi coururent mes chemins. 6+6 a
Ils n'étaient, comme toi, rien que de pauvres hommes, 6+6 b
Ils comptent maintenant, dans leurs maisons, les sommes 6+6 b
Que la pêche leur mit sans peine clans les mains. » 6+6 a
25 Et l'homme dit : « C'est vrai ! La belle plaine verte, 6+6 a
Les coteaux bien boisés, les fruits, les sillons bruns, 6+6 b
Tout ce bien naturel n'est que pour quelques-uns, 6+6 b
Mais la mer à tous est ouverte. 8 a
« Tu ne m'as pas en vain parlé. Je partirai ! 6+6 a
30 Je veux puiser en vous, mines inépuisables ! 6+6 b
Puisqu'on peut découvrir, dans le secret des sables, 6+6 b
Sous les flots gris, un bien frétillant et doré, 6+6 a
« À moi, soles, harengs, anguilles repliées, 6+6 a
Crevettes par milliers ! À moi, visqueux trésor 6+6 b
35 De la mer ! J'emplirai tous les marchés du port 6+6 b
De mes tapageuses criées ! 8 a
« Oui ! Je m'enrichirai pour ceux qui me sont chers. 6+6 a
Un homme n'est pas seul au monde. Ma famille 6+6 b
Attend : femme, garçons, et la petite fille, 6+6 b
40 La dernière venue aux immenses yeux clairs. 6+6 a
« L'horizon gris en proue et le rivage en poupe, 6+6 a
Je partirai tout seul accomplir mon devoir, 6+6 b
Pour que la mère des petits, quand vient le soir, 6−6 b
Leur trempe une meilleure soupe. 8 a
45 « Adieu donc ! Préparons la rame et les réseaux ! 6+6 a
Je te quitte aujourd'hui, marâtre terre ferme 6+6 b
Qui n'eus jamais pour moi labour, bétail ni ferme, 6+6 b
Car je vais devenir le laboureur des eaux ! » 6+6 a
Le pêcheur est parti sur la mer tentatrice, 6+6 a
50 Sur la berceuse mer, douce comme un Léthé, 6+6 b
Et qui seule ici-bas fut pour sa pauvreté 6+6 b
Une pitoyable nourrice. 8 a
Et voici : Maintenant qu'il navigue sans peur, 6+6 a
Toutes voiles au vent et l'âme abandonnée, 6+6 b
55 Un soir, un soir pareil à tous ceux de Tannée, 6+6 b
Du fond de l'horizon s'éveille une fureur. 6+6 a
La mer dit : « A nous deux ! A présent, je commence ! 6+6 a
Jadis, quand tu rôdais, afin de t'attirer, 6+6 b
J'ai fait ma marée humble et mon couchant doré ; 6+6 b
60 Ce soir, te voici sans défense ! 8 a
« Je vais, du bout des quatre points, bondir sur toi. 4+4+4 a
Vois-tu se ramasser au loin la foule verte 6+6 b
De mes vagues ?… Chacune, activée à ta perte, 6+6 b
Se dresse comme un monstre froid. 8 a
65 « Les voici ! Les voici !… De tous côtés, leur crête 6+6 a
Se hérisse. — Au galop, mes beaux chevaux marins ! 6+6 b
Pour aider contre toi ma bourrasque à tous crins, 6+6 b
Le ciel noir est gonflé de foudre qui s'apprête ! » 6+6 a
Le pêcheur dit : « O mer ! ô mer ! que t'ai-je fait ? 6+6 a
70 Jadis, sur tes seins bleus, tu m'appelas toi-même. 6+6 b
Pourquoi maltraites-tu ton nourrisson qui t'aime ? 6+6 b
Pour quelle cause un tel effet ? » 8 a
La mer dit : « Croyais-tu me connaître, pauvre homme, 6+6 a
O voleur qui pensais me piller mon trésor ? 6+6 b
75 Défends-toi, maintenant ! c'est l'heure de ta mort ! 6+6 b
Défends-toi ! Car il faut, ce soir, que je t'assomme ! 6+6 a
Tous ceux que j'ai tentés ont appris mon secret 6+6 a
Terrible. Apprends-le donc ! — A la barque !… A la barque 6+6 b
Quand l'horizon entier s'avance, s'enfle, s'arque, 6+6 b
80 Homme et bateau, tout disparaît ! » 8 a
Le pêcheur dit : « Tu m'as menti comme une femme ! 6+6 a
Je suis seul, maintenant, abandonné de tout, 6+6 b
Seul avec mon bateau parmi ton spasme fou, 6+6 b
Seul avec mon bateau contre ta mauvaise âme. 6+6 a
85 « Pourtant je t'ai connue aussi douce qu'un pré !… 6+6 a
De tous côtés, ce soir, tu m'attaques, barbare ? 6+6 b
Ainsi soit-il !… A moi ma voile, à moi ma barre ! 6+6 b
Ce soir, je te labourerai ! 8 a
« Rage ! Bondis ! Tu crois être mon maître, esclave ? 6+6 a
90 De bâbord à tribord et d'amont en aval, 6+6 b
Cabre-toi ! Je te monterai comme un cheval, 8+4 b
J'humilierai ton flot qu'écarte mon étrave ! » 6+6 a
« Tous ceux qui, comme moi, ce soir, étaient partis, 6+6 a
Sont rentrés. Mon bateau gémit dans son écorce. 6+6 b
95 Mais au fond de mon cœur, pour soutenir ma force, 6+6 b
J'ai ma femme et j'ai mes petits. 8 a
« Je n'ai pas peur de toi !. Je connais la manœuvre ! 6+6 a
Tes mottes d'eau sauront le tranchant de mon soc. 6+6 b
Conduis-nous au salut, mon brave petit foc ! 6+6 b
100 Va ! … Nous laisserons-nous étreindre par la pieuvre ? » 6+6 a
Il lutte et rit. L'embrun l'aveugle. L'ouragan, 6+6 a
Dans la voile, a moulé sa forme furibonde. 6+6 b
Tout craque. Et. voici que, dansant comme une ronde, 6+6 b
Siffle un cyclone extravagant. 8 a
105 Le pêcheur dit : « A moi !… Seraient-ce des sirènes ? 6+6 a
Es-tu hantée, ô mer ? Réponds-moi ! Réponds-moi ! 6+6 b
Car je sens m'étrangler maintenant, fou d'effroi, 6+6 b
Des cheveux glacials et plus longs que des traînes ! » 6+6 a
La mer dit : « Tu te meurs malgré tout ton orgueil ! 6+6 a
110 Autour de toi, ce sont les cheveux de mes lames. 6+6 b
Oui ! Passionnément elles perdent les âmes 6+6 b
Pour que les pays soient en deuil. 8 a
« Je me venge sur toi de ta race abhorrée, 6+6 a
Qui, dans un bout de lin, capte l'effort des vents 6+6 b
115 Et blesse chaque jour, avec ses durs avants, 6+6 b
Les sirènes que roule, en montant, la marée. 6+6 a
«Meurs parmi le tumulte. effroyable des eaux. 6+6 a
Car mes lames de fond, ces sirènes secrètes, 6+6 b
Ont quitté pour ta mort, hurlant comme des bêtes, 6+6 b
120 Leurs ténèbres et leurs coraux. 8 a
« Meurs ! Je me ris de tout, phare, signal ou havre ! 6+6 a
Perdu, seul, insulté par mes soufflets salins, 6+6 b
Écoute jusqu'ici pleurer tes orphelins, 6+6 b
Toi dont je ne voulais que le prochain cadavre ! 6+6 a
125 « Meurs ! Meurs ! que le grand cri de mille goélands, 6+6 a
A travers mon fracas lézarde l'ombre noire, 6+6 b
Afin quêtes petits apprennent la victoire 6+6 b
Des sirènes aux cheveux blancs ! 8 a
« Meurs ! Tu seras péché bientôt, pêcheur de soles ! 6+6 a
130 Meurs ! Que ton corps sombré, pris parmi les filets, 6+6 b
Nourrisse mes poissons qu'autrefois tu volais, 6+6 b
Et qu'il s grouillent, vivants, au creux de tes chairs molles ! » 6+6 a
Et le pêcheur a dit : « Au secours ! Je me meurs ! 6+6 a
Je sens toute la mer qui m'entre dans la gorge ! 6+6 b
135 Je descends, je descends dans les cruelles fleurs 6+6 a
Dont le dessous des eaux regorge ! 8 b
C'est fini…-De longs jours, j'aurais peine', sué, 6+6 a
Et je n'aurais jamais été rien qu'un pauvre homme. 6+6 b
Je n'ai pas eu ma part de terre ferme, en somme, 6+6 b
140 Et la mer m'a nourri, mais elle m'a tué. 6+6 a
« Adieu, vous tous, adieu, ma petite dernière, 6+6 a
Mes yeux bleus ! On te porte encore dans les bras, 6+6 b
Et demain, au réveil, tu ne comprendras pas 6+6 b
Que tu viens de perdre ton père. 8 a
145 « Et vous mes fils, voués à l'horizon peu sûr, 6+6 a
Pêcheurs futurs, connaîtrez-vous ce paroxysme, 4+4+4 b
Et mourrez-vous aussi dans l'obscur héroïsme 6+6 b
De payer de sa vie un peu de pain moins dur ? 6+6 a
« Adieu ! La mer m'emporte, elle achève son crime. 6+6 a
150 Je meurs seul, loin des miens, dans l'horreur et le noir 6+6 b
Mais ma pauvre âme ira rejoindre sur la cime 6+6 a
Ceux qui sont morts pour leur devoir ! » 8 b
mètre profils métriques : 8, 6=6
forme globale type : suite de strophes
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