Métrique en Ligne
a voyelle stable
er voyelle ambigüe
e "e" masculin
e "e" féminin
e "e" élidé
e "e" ignoré
e "e" écarté
12 longueur métrique
6-6 mètre
DLR_14/DLR1129
Lucie DELARUE-MARDRUS
LA PRÊTRESSE DE TANIT
1907
La Prêtresse de Tanit
pièce en un acte et en vers
Représentée le 2 avril 1907
au Théâtre Antique
de
Carthage
Carthage actuelle, en avril Les champs d'orge déjà verts descendent jusqu'à la mer. Ils recouvrent en partie les collines de Byrsa et d'Echmoûn. A l'horizon, une montagne violette, bilobée, sort de la mer changeante. Le vent fait frissonner l'orge. Le temps est beau et chaud. Le chœur des ouvriers, sous la direction du surveillant, travaille activement. Le poète, à l'écart, regarde, autour d'eux, tout l'attirail d'une fouille : pelles, brouettes, wagonnets, poulies, etc., etc.
Au moment où la scène commence, on va tendre les cordes qui amèneront le sarcophage, du fond de la tombe ouverte, sur la scène. Plusieurs ouvriers remplissent des brouette de terre et les vident un peu plus loin.
SCENE I
LE POÈTE, LE SURVEILLANT, LE CHŒUR DES OUVRIERS
LE CHŒUR
 Nous travaillons pour le salaire, 8 a
 Mais le but nous importe peu : 8 b
 Avril vient, la mer est en feu, 8 b
 Nous travaillons pour le salaire. 8 a
5  Si nous peinons, si nous souffrons, 8 a
 C'est qu'il faut donner à la terre 8 b
 L'éternelle sueur des fronts. 8 a
 Nous travaillons pour le salaire, 8 b
 Mais que nous importe le but ? 8 a
LE POÈTE
10  L'air brûlant vibre comme un luth. 8 a
 Une mer plus calme et plus claire 8 a
 Semble s'approfondir aux cieux ; 8 b
 Ils travaillent, insoucieux 8 b
 De cette magnifique terre 8 a
15  Et de son trésor ténébreux… 8 a
 Ils travaillent, insoucieux 8 a
 Des morts qui dorment dans tes tombes, 8 a
 Carthage, ville des colombes ! 8 a
LE SURVEILLANT DES FOUILLES
 Notre fouille s'annonce bien ; 8 a
20  Nous enrichirons nos vitrines 8 b
 De joyaux, d'urnes, de terrines 8 b
 Et de verre phénicien, 8 a
 Car aujourd'hui le sarcophage 8 a
 Est de la plus riche Carthage 8 a
25  Travaillons tous, petits et grands, 8 a
 Travaillons ! la terre est féconde : 8 b
 Nous voulons étonner le monde 8 b
 Par nos efforts persévérants. 8 a
LE POÈTE, à part.
Aucun d'eux n'est tremblantdevant ce sarcophage. 6+6 a
30 Lequel d'entre eux,en vérité,songe à Carthage ? 4+4+4 a
LE SURVEILLANT, au chœur.
Mes amis, dites-moi,qui donc est celui-ci ? 6+6 a
UN OUVRIER
C'est un homme qui vientdepuis trois jours ici : 6+6 a
Près de la mer, le longde l'orge, il se promène, 6+6 a
Puis il revient nous voirtravailler.
LE SURVEILLANT
Qui l'amène ? 6+6 a
L'OUVRIER
35 On ne sait. Il conntles choses mieux que nous : 6+6 a
Il a lu l'autre soirune pierre, à genoux, 6+6 a
Et nous a racontéce qu'elle voulait dire. 6+6 a
LE SURVEILLANT
C'est un savant,probablement,puisqu'il sait lire 4+4+4 a
Et déchiffrer le sensde nos inscriptions. 6+6 a
LE CHŒUR
40 Le voici sur le borddes excavations. 6+6 a
LE SURVEILLANT
(allant au poète)
Je suis le surveillant.
(montrant la fouille)
Ceci vous intéresse ? 6+6 a
LE POÈTE, saluant.
Beaucoup. J'ai déjà vubien des fouilles ; en Grèce, 6+6 a
Ailleurs…
LE SURVEILLANT
Et vous liseznos pierres, part-il ? 6+6 a
LE POÈTE
Oui' j'aime le passé.C'est un livre subtil. 6+6 a
LE SURVEILLANT
45 Vous avez déjà faitdes études puniques ? 6+6 a
LE POÈTE
Oui — je n'en ai pas l'air ?— même de très techniques. 6+6 a
LE SURVEILLANT
Oh ! je n'en doute pas !
LE POÈTE
Vous pourriez en douter, 6+6 a
Me voyant jeune et mêmeen très bonne santé 6+6 a
LE SURVEILLANT
Vous venez ?
LE POÈTE
De Paris.
LE SURVEILLANT, rêvant.
Paris…
LE POÈTE
Autre Carthage, 6+6 a
LE SURVEILLANT
Différente, pourtant !
LE POÈTE
50 Oh ! différence d'âge ! 6+6 a
LE SURVEILLANT
Archéologue ?
LE POÈTE
Non,poète.
LE SURVEILLANT, avec un recul.
Et ce savoir, 6+6 a
D' vient-il ?
LE POÈTE
Du désirde toucher et de voir. 6+6 a
LE SURVEILLANT
Et vous n'aspirez pasà quelque académie ? 6+6 a
LE POÈTE
Toute contrainte m'est,de naissance, ennemie : 6+6 a
55 Le mtre le plus dur,c'est une ambition. 6+6 a
(souriant)
Mais je puis cependantlire une inscription. 6+6 a
LE CHŒUR DES OUVRIERS
(du bord de la tombe où ils étaient descendus)
 Un coup de main ! à l'aide ! à l'aide ! 8 a
 Il fait noir comme dans un four. 8 b
 Le dernier pan de terre cède : 8 a
60  Mettons le sarcophage à jour ! 8 b
(On s'empresse, on tire sur les cordes.)
LE SURVEILLANT
 Tout doux ! pas de choc ! pas d'entaille ! 8 a
 Qu'on le soulève avec amour, 8 b
 Car il faut que cette trouvaille 8 a
 Nous donne la gloire en un jour. 8 b
(Le sarcophage est lentement monté et posé sur le bord de la fouille, face au public et un peu obliquement.)
LE POÈTE
65  Voici donc la pierre funèbre 8 a
 Que tant de siècles tour à tour 8 b
 Alourdirent dans la ténèbre : 8 a
 Salut, passé ! voici le jour ! 8 b
(On débarrasse le sarcophage de ses cordes.)
LE SURVEILLANT, ironique.
Vous savez déchiffrer ?
Quel nom ? et quelle époque ? 6+6 a
LE POÈTE, avec hauteur.
70 Quoi ? vous doutez ?vous croyez doncque je me moque ? 4+4+4 a
(Il se penche sur le sarcophage et commence à épeler l'épitaphe.)
LE SURVEILLANT
Mais il déchiffre, il lit !L'aurais-je jugé mal ? 6+6 a
LE POÈTE
C'est le nom d'une femme :Ar… Arisatbaâl. 6+6 a
Une prêtresse… Oui, ouiL'inscription, très claire, 6+6 a
Est de quatre cents ans, je pense, avant notre ère, 6+6 a
LE SURVEILLANT, nerveux, aux ouvriers.
75 Allons ! retirez-moices cordes, vivement ! 6+6 a
LE POÈTE, à part
Belle Arisatbaâl,que dut être charmant 6+6 a
Ton visage, ô prêtresseaux mains sacerdotales ! 6+6 a
Je voudrais sur ta morteffeuiller des pétales 6+6 a
Et qu'un respect funèbreinclinât tous ces fronts, 6+6 a
LE SURVEILLANT
Ne nous attardons pas,ouvrons !
LE CHŒUR
Ouvrons !
LE POÈTE
80 Ouvrons ! 6+6 a
LE CHŒUR, devant le sarcophage ouvert.
Quelle richesse ! on voitbriller de l'or dans l'ombre 6+6 a
LE SURVEILLANT
Quelle gloire ! il y ades attributs sans nombre ! 6+6 a
LE POÈTE
Quelle beauté ! je voisla morte pâle et sombre ! 6+6 a
LE SURVEILLANT, haussant les épaules.
Que dit-il ? Ce n'est rienqu'un squelette durci. 6+6 a
LE POÈTE
85 Un squelette ?… Regardez mieuxce masque-ci ! 8+4 a
Moi, je ne vis jamaissi frche et si parée, 6+6 a
Dans son berceau de pierre,une morte dorée. 6+6 a
LE CHŒUR, regardant.
C'est vrai !
LE SURVEILLANT
C'est vrai !
LE POÈTE
Voyez !on dirait qu'elle dort. 6+6 a
(Tous regardent, penchés les uns sur les autres.)
LE SURVEILLANT
Quel triomphe ! cette momieest un trésor ! 8+4 a
(Pendant qu'ils regardent tous, la momie, très faiblement, commence à s'agiter, puis ouvre les yeux.)
LE CHŒUR, reculant terrifié.
90 Elle est vivante !elle remue !elle regarde ! 4+4+4 a
LE SURVEILLANT, fuyant.
Au secours ! tuons-là !
LE CHŒUR, armé de pioches, pelles, etc.
Tuons-là !
LE POÈTE, dressé devant eux.
Prenez garde !… 6+6 a
(Ils reculent devant lui, lâchant leurs armes improvisées.)
Quoi ! sur elle leverde sacrilèges mains ! 6+6 a
Allez plutôt chercherdes colliers de jasmins 6+6 a
Pour que dans les parfumsla morte se réveille ! 6+6 a
LE CHŒUR (mouvement de fuite)
Nous avons peur !
LE POÈTE
95 Vous avez peurd'une merveille ? 4+4+4 a
Fuyez donc !… Moi, je veux,à genoux, écouter 6+6 a
La morte qui rentde son éternité, 6+6 a
La poésie aidant,j'entendrai son langage. 6+6 a
(La momie se redresse lentement, passe ses mains sur ses yeux, et, assise, regarde tout autour d'elle, arrêtant ses prunelles immenses tour à tour sur la mer, sur la montagne aux deux cornes, sur le ciel.)
LA PRÊTRESSE
La mer… le mont… le ciel…Mais donc est Carthage ? 6+6 a
LE CHŒUR, sourdement.
100 Elle parle ! elle ditd'étranges mots tout bas, 6+6 a
D'un langage oubliéque l'on ne comprend pas. 6+6 a
LE POÈTE, se tournant vers eux.
Moi, je comprends.
LE SURVEILLANT
Ce sontdes paroles puniques. 6+6 a
LE POÈTE, avec colère.
Silence ! taisez-vous,hommes prompts aux paniquepaniques ! 6+6 a
Laissez parler en paixsa résurrection ! 6+6 a
LE SURVEILLANT, plus bas.
105 Il va la déchiffrercomme une inscription ! 6+6 a
(Tous sont groupés de loin, à demi cachés par les travaux, prêts à fuir, curieux quand même de ce qui va se passer. La momie a achevé de se redresser. Elle s'assied sur le bord de son sarcophage, secoue ses bracelets, ajuste ses étoffes, regarde autour d'elle, largement, et finit par voir le poète à genoux près d'elle. Elle le considère un moment avec surprise.)
SCENE II
LES MÊMES, LA PRÊTRESSE
LA PRÊTRESSE
Étranger, pourrais-tume répondre ? Une brume 6+6 a
Est sur mon âme…» Et puis,j'ignore ton costume 6+6 a
Et ne saurais vraimentdéfinir d' tu viens. 6+6 a
N'importe ! tes yeux sontbienveillants sur les miens 6+6 a
110 Et tu sembles remplide respect dans ta pose 6+6 a
Je n'ai pas peur de toi,quelle qu'en soit la cause. 6+6 a
Mais toi, sais-tu mon nom ?
LE POÈTE
certescerte : Arisatbaâl. 6+6 a
LA PRÊTRESSE
Il sait mon nom ; pourtant,il le prononce mal. 6+6 a
Qui donc es-tu ?
LE POÈTE
Je suisle présent, ô passée ! 6+6 a
LA PRÊTRESSE
115 Que dit-il ? Sa paroleest tout embarrassée. 6+6 a
Quel est donc ton pays ?
LE POÈTE, après avoir hésité.
Un pays inconnu. 6+6 a
LA PRÊTRESSE
Que contemplent tes yeuxsur mon petit pied nu ? 6+6 a
Mais laissons. J'ai longtempsdormi, je me réveille 6+6 a
(elle s'étire)
Ah ! la vie en mon cœurrevient comme une abeille. 6+6 a
120 Pourtant, oui… ce sommeilm'a laissé du brouillard 6+6 a
Dans l'âme. Explique-moice que voit mon regard. 6+6 a
LE POÈTE
Que veux-tu donc savoir ?
LA PRÊTRESSE
Je vois mon paysage, 6+6 a
Mes collines, la mer,le ciel… et pas Carthage. 6+6 a
(Elle désigne à mesure)
Je ne me trompe point ?C'est le mont de Moloch : 6+6 a
125 Il laboure toujoursle ciel d'un double soc 6+6 a
Et monte toujours bleude la mer violette. 6+6 a
Mais je n'apeois pasla grande silhouette 6+6 a
Sur la corne de droiteet près du temple, en haut, 6+6 a
Du dieu dévorateurà tête de taureau. 6+6 a
130 Je vois Byrsa, je voisEchmn, mais ravagées. 6+6 a
sont donc nos palaisqui montaient par rangées 6+6 a
Et nos noires maisonsaux boules de cristal ? 6+6 a
Je vois en bas les ports,et l'île, et le canal ; 6+6 a
La Tœnia s'allongeentre eux comme naguère, 6+6 a
135 Mais l'herbe y crt. sontle commerce et la guerre, 6+6 a
Les halles débordantde rostres de vaisseaux, 6+6 a
Notre marine immenseet riant des assauts ? 6+6 a
(Elle se lève, se hausse, se tourne avec égarement.)
sont nos éléphants,nos chevaux, nos fourrages, 6+6 a
Nos poudres d'or ? sontnos tours à quatre étages ? 6+6 a
140 La côte est-elle encoreabrupte vers Tunis ? 6+6 a
Et les jardinsde Mégara,tout blancs d'iris, 4+4+4 a
Sont-ils toujours pour lespuissants l'ombre et l'asile ? 6−6 a
Patrie, oui, c'est bien toiL. Mais donc est ma ville ? 6+6 a
LE POÈTE
Elle n'est plus.
LA PRÊTRESSE
Ah ! ah !hélas ! sur elle, hélas ! 6+6 a
145 Je jetterai le crides femmes de Hellas 6+6 a
Sur ma ville ! Et pourtant,non ! Étranger, écoute : 6+6 a
Mes yeux mentent ! tu mens !… oui, je ne suis, sans doute, 6+6 a
Que le pauvre jouetd'un songe ténébreux, 6+6 a
Carthage est toujours là,j'en atteste les dieux ! 6+6 a
LE POÈTE
Elle n'est plus.
LA PRÊTRESSE
150 Tu mens.Qui donc l'aurait vaincue ? 6+6 a
LE POÈTE
Elle n'est plus.
LA PRÊTRESSE
Elle est,malgré ta voix qui hue ! 6+6 a
Nous connais-tu ? Sais-tuce que nos bras géants 6+6 a
Peuvent tenir de ciels,d'îles et d'oans ? 6+6 a
La dominationde Carthage recule 6+6 a
155 es autels de Philèneaux colonnes d'Hercule ; 6+6 a
Les continents captésse meuvent dans ses rets ; 6+6 a
Son commerce s'étendjusqu'à des bords secrets, 6+6 a
Et nul n'en peut fixerles bornes infinies. 6+6 a
Qui comptera jamaisl'or de nos colonies ? 6+6 a
160 Nos marchés sont gorgésdu fruit de tous pays ; 6+6 a
Nous savons soutirerdes trésors inouïs 6+6 a
De la terre enflamméeet de la terre arctique ; 6+6 a
Des Sorlingues l'étain,l'ambre de la Baltique, 6+6 a
Et du creux de l'Afrique l'air est étouffant, 6+6 a
165 Notre poudre doréeet nos dents d'éléphant. 6+6 a
Ainsi, parmi le bruitde pas des caravanes, 6+6 a
Un sourire fleuritaux dents des courtisanes 6+6 a
Et des puissants, devantl'incalculable don 6+6 a
Que nous fit à jamaisnotre mère Didon 6+6 a
170 Vaincre Carthage ! non !soit force ou ruse oblique, 6+6 a
Qui peut se mesureravec la République ? 6+6 a
Même les plus armésne lui résistent pas. 6+6 a
Les villes de l'Afriqueont mis leurs murs à bas 6+6 a
Pour qu'entre les cités,seule, elle ait des murailles. 6+6 a
175 Tout tremble devant elle.Elle n'a pas d'entrailles. 6+6 a
Elle est forte, elle est richeAux faibles de pâtir ! 6+6 a
Nous ne sommes plus ceuxde Sidon et de Tyr, 6+6 a
Nous ne nous brisons pasd'un choc comme nos verres ; 6+6 a
Non ! couvrant tout des plisde leurs pourpres sévères, 6+6 a
180 Nos suffètes hautainset nos durs sénateurs 6+6 a
Règnent de par notre oret les dieux protecteurs. ! 6+6 a
Et toi, tu viensme répéterdans ton audace 4+4+4 a
Que ma ville n'est plus,qu'elle a passé !
LE POÈTE
Tout passe. 6+6 a
Vois ! n'est-ce pas la mortpartout, rien que la mort ? 6+6 a
LA PRÊTRESSE
185 Erreur ! c'est le sommeilqui me possède encor. 6+6 a
Ses richesses sont là,marines et civiles. 6+6 a
LE POÈTE
Elle n'est plus. Périrest le destin des villes. 6+6 a
LA PRÊTRESSE
Mes yeux ! mes yeux ! mes yeux !éclairez-moi, mes yeux ! 6+6 a
LE POÈTE
Ils ne te trompent point,tes yeux. Regarde mieux. 6+6 a
190 Quitte un instant l'espace plongent tes prunelles, 6+6 a
Et vois tu dormaisdans ta tunique d'ailes, 6+6 a
LA PRÊTRESSE
(regardant, ramassant et rejetant les objets)
Ah ! je suis au milieudes attributs des morts : 6+6 a
Un sarcophage ouvert,tous les menus trésors 6+6 a
Des défunts… Un miroir — s'éteint mon image ; 6+6 a
195 La corbeille des fruits,du miel et du fromage, 6+6 a
Mais vidéeou plutôt,tout s'y est desséché. 6+6 a
Des joyaux !… une bague le signe caché 6+6 a
De Tanit se combineavec le caducée ; 6+6 a
Une amphore pour lesparfums — elle est cassée ! 6−6 a
200 Une lampe bicorne,un masque en pâte, un clou, 6+6 a
De la monnaie, une urneà queueet ce caillou 6+6 a
Et ce collieret toutle mobilier funèbre 6+6 a
Que la fêlure gagneet que la rouille zèbre 6+6 a
Tout cela bien longtempsresta dans l'oubli froid ; 6+6 a
Mais la morte ? qui doncfut la morte ?
LE POÈTE
205 C'est toi ! 6+6 a
LA PRÊTRESSE, avec un cri d'horreur.
O déesse !…
LE POÈTE
Rappelle-toi
LA PRÊTRESSE, les yeux fous.
Oui… sur ma couche 8+4 a
Mon époux en pleurantme baisait sur la bouche 6+6 a
Je mourais…
(avec éclat)
Je suis morte !et Carthage avec moi ! 6+6 a
(Elle retombe assise sur le bord du sarcophage et se voile largement la face, puis reste ainsi ensevelie, immobile.)
LE POÈTE
Non. Ne tiens pas pour vraice que ta douleur croit. 6+6 a
210 Ta ville après ta finvécut longtemps encore, 6+6 a
Riche et dure toujours,jusqu'à ce qu'une aurore 6+6 a
Rouge, en flamme, du fondde Rome se levant, 6+6 a
Carthage, la citéde la mer et du vent, 6+6 a
Disparut en un jourde sa base à son fte. 6+6 a
215 N'as-tu pas entenduqu'on marchait sur ta tête ? 6+6 a
LA PRÊTRESSE, écartant lentement ses voiles
et se redressant à demi.
Me faudra-t-il sortirde ces afflictions 6+6 a
Pour parler ? Qui marchait ?
LE POÈTE
Le pas des légions. 6+6 a
LA PRÊTRESSE
Je n'ai pas entendu.Profonde était ma tombe. 6+6 a
LE POÈTE
C'est pourtant un grand bruit,quand une ville tombe, 6+6 a
LA PRÊTRESSE, regardant les ruines autour d'elle.
220 Elle est tombée ! hélas !… Comment ? Puis-je savoir ? 6+6 a
LE POÈTE
Nul reflet n'a passéparmi ton sommeil noir ? 6+6 a
LA PRÊTRESSE
Sombre est la mort. Rien n'arelui dans ma cellule, 6+6 a
LE POÈTE
C'est pourtant un grand feuquand une ville brûle. 6+6 a
LA PRÊTRESSE
Elle a brûlé !… Pourtantque nous étions puissants ! 6+6 a
225 Elle a brûlé !… Nos mainslui brûlaient des encens… 6+6 a
Elle a brûlé ! brûlé !… N'était-il aucun homme 6+6 a
Pour sauver ma cité ?
LE POÈTE
Rien ne résiste à Rome. 6+6 a
Des siècles ont passésur terre ; tout est mort, 6+6 a
Villes, peuples et dieux.Mais Rome vit encor. 6+6 a
230 Seule elle a méritéce nom : Ville Éternelle. 6+6 a
LA PRÊTRESSE
Je connais aujourd'huice qu'il adviendra d'elle ! 6+6 a
Le destin des citésest la destruction, 6+6 a
Mais n'est-il pas, dis-moi,de consolation 6+6 a
Pour la honte et pour ladouleur sous qui je ploie ? 6−6 a
235 Si Carthage n'est plus,n'aurai-je pas la joie 6+6 a
D'un seul nom de hérosqui soulage mon mal ? 6+6 a
LE POÈTE
Écoute bien ce nomimmortel : Annibal ! 6+6 a
LA PRÊTRESSE
Annibal !
LE POÈTE
Tous l'ont prisà jamais pour modèle. 6+6 a
Sur l'histoire, son ombreest comme un grand coup d'aile. 6+6 a
LA PRÊTRESSE
Et qui donc m'a vaincumon héros ?
LE POÈTE
240 Scipion. 6+6 a
LA PRÊTRESSE
Scipion !
LE POÈTE
Il fut grand.
LA PRÊTRESSE
Je sens un scorpion 6+6 a
Qui me mord ! Mais, dis-moi,par quelles sombres ligues 6+6 a
Ma ville trépassa ?Qui la perdit ?
LE POÈTE
Ses figues. 6+6 a
Leur poids humiliala toge de Caton. 6+6 a
LA PRÊTRESSE
Caton ?.,, qu'est-ce ?
LE POÈTE
245 Celuiqui forgea le dicton 6+6 a
Que l'on va répétantà jamais d'âge en âge : 6+6 a
«Et je pense qu'il fautqu'on détruise Carthage 6+6 a
LA PRÊTRESSE
D'âge en âgeainsi donc,de gorges en sommets, 6+6 a
Notre honte est rediteaux peuples à jamais ? 6+6 a
LE POÈTE
250 Non, La honte, c'étaitvotre orgueil sans entrailles, 6+6 a
Vos esprits resserréssur l'or comme des mailles. 6+6 a
Mais la gloire pour vousfut dans les jours ardus, 6+6 a
Car vos peuples sans cœurse sont bien défendus. 6+6 a
LA PRÊTRESSE
Raconte-moi !
LE POÈTE
Parmile massacre et les flammes, 6+6 a
255 De terrasse en terrasseils ont lutté. Les femmes 6+6 a
Pour cordage ont donnéleurs immenses toisons 6+6 a
Aux vaisseaux qu'on tailladans le bois des maisons 6+6 a
LA PRÊTRESSE
C'étaient mes sœurs… Que n'ai-je,ivre de sombre gloire, 6+6 a
A ma ville donnéma chevelure noire ! 6+6 a
260 Ah ! je l'aurais sauvée !oui ! de par mon amour, 6+6 a
Elle serait encoreorgueilleuse en ce jour ! 6+6 a
LE POÈTE
Non. Rome l'a vouéeà cette solitude. 6+6 a
Carthage a refleuri,riche, arrogante et rude, 6+6 a
Mais romaine, avec d'autres dieuxet d'autres lois. 8+4 a
265 Puis la mort est venueune seconde fois 6+6 a
Ruiner à jamaissa seconde opulence. 6+6 a
Ayant connu les grandsmartyrs, ceux dont s'élance 6+6 a
L'âme vers l'infinisous la dent des lions, 6+6 a
Elle vit l'envahirde nombreux tourbillons. 6+6 a
270 Un peuple alors passa,ne laissant que les dalles 6+6 a
De ses temples nouveaux.
LA PRÊTRESSE
Quel peuple ?
LE POÈTE
Les Vandales. 6+6 a
Il en demeure encorquelques-uns aujourd'hui. 6+6 a
LA PRÊTRESSE
Ensuite ?
LE POÈTE
Elle devint,pauvreté qui reluit, 6+6 a
La châsse de Byzancehypocrite et dorée ; 6+6 a
275 Chrétienne devantcette mer sans marée, 6+6 a
Elle élevait icisa troisième cité, 6+6 a
Jusqu'au jour , comme untorrent précipité, 6−6 a
Contre ses dômes d'oret jardins balsamiques, 6+6 a
Déferla le galopdes hordes islamiques. 6+6 a
280 Elle tomba. Depuis,ses murs brisés et nus 6+6 a
Servirent de carrièreà tous ceux qui, venus 6+6 a
Des quatre points du monde,emportèrent son marbre 6+6 a
Ainsi que des cueilleursprennent les fruits d'un arbre. 6+6 a
C'est de cette façonque Carthage a fini. 6+6 a
Rien n'en sort désormaisque de l'orge.
LA PRÊTRESSE
285 Et Tanit ? 6+6 a
LE POÈTE
Les dieux sont morts. Tanitn'est qu'une statuette. 6+6 a
LA PRÊTRESSE
Alors pourquoi, du fondde la couche muette 6+6 a
je dormais dans letrépas sans rien savoir, 6−6 a
M'avez-vous fait leverpour entendre et pour voir ? 6+6 a
290 J'étais là, reposantdans ma tunique ailée, 6+6 a
Je… Mais que vois-je encor ?Ma tombe violée 6+6 a
N'est pas seule ! partoutdes travaux et des trous. 6+6 a
Réponds-moi ! quels voleursde tombes êtes-vous ? 6+6 a
Contre de pauvres mortsque plus rien ne protège, 6+6 a
295 Vous avez donc commisl'horrible sacrilège ? 6+6 a
Moi, j'avais dépensé,d'argent, tout un trésor. 6+6 a
Pour me faire enfouirjusqu'au fond de la mort, 6+6 a
Et, mon éternité,vous l'avez dérangée ! 6+6 a
Qui donc avait payéle cteux hypogée ? 6+6 a
300 Soyez maudits, ô vous,sinistres fossoyeurs ! 6+6 a
LE POÈTE
Écoute ! écoute , avantd'exhaler tes fureurs ! 6+6 a
Donc, ta ville, Carthage,avant d'être insultée 6+6 a
Par le feu des Romains…
LA PRÊTRESSE
Ils m'avaient respectée ! 6+6 a
LE POÈTE
Écoute ! Elle a passéQue t'importe après tout 6+6 a
305 De conntre commentelle n'est plus debout ? 6+6 a
Mais pour nous qui voulonsconserver sa mémoire 6+6 a
C'est du fond des tombeauxque se dresse l'Histoire. 6+6 a
LA PRÊTRESSE
Je n'écoute plus rien.Cesse donc ton discours. 6+6 a
Doux était le néant,mais tristes sont les jours : 6+6 a
310 En si peu de momentsque de douleur m'abreuve ! 6+6 a
Je revis ! Mais je suisplus orpheline et veuve 6+6 a
Que les plus malheureux,que les plus mécontents : 6+6 a
Veuve de ma cité,des miens et de mon temps, 6+6 a
Seule !… Me rendrez-vousmes compagnons de vie ? 6+6 a
315 De cette éternitéque vous m'avez ravie, 6+6 a
Ferez-vous resurgirmon époque, ma loi, 6+6 a
Les costumes, nos dieux ?
(Elle se dresse, les bras étendus, dans une évocation passionnée, criant vers les quatre points cardinaux.)
Morts de Carthage, à moi ! 6+6 a
Levez-vous, frères miens,des tombes violées. 6+6 a
Redressez-vous, esprits,de vos cendres mêlées, 6+6 a
320 Et voyez ce que fitle destin très amer 6+6 a
De la ville d'orgueilqui régnait sur la mer ! 6+6 a
LE POÈTE
Ah ! qu'est-ce donc qui sortpartout du fond des tombes 6+6 a
Et se répand sans bruitcomme un vol de colombes ? 6+6 a
(Deux chœurs de spectres puniques s'avancent lentement, l'un par la droite, Vautre par la gauche. Avant de s'être rejoints, ils s'arrêtent un moment, comme s'ils regardaient le paysage autour d'eux.)
LE PREMIER CHŒUR
sont tes peuples fortsdont tremblait l'univers, 6+6 a
325  Carthage, Carthage, Carthage ? 8 b
 Sont-ce ces épis déjà verts 8 a
 Que le vent remue au passage ? 8 b
LE DEUXIÈME CHŒUR
 Nous ne voyons plus ton visage, 8 a
 Carthage, Carthage, Carthage ! 8 a
330  Rien que des épis déjà verts ! 8 a
Qu'as-tu fait de l'orgueil,qu'as-tu fait de la rage ? 6+6 b
 Sont-ce ces épis déjà verts, 8 a
 Carthage, Carthage, Carthage ? 8 b
(Ils étendent les bras vers les horizons, en se tournant tour à tour vers les quatre points. Et ce mouvement circulaire leur fait apercevoir la prêtresse, debout, dans l'attitude sacerdotale. Les deux chœurs alors la saluent largement.)
LE PREMIER CHŒUR
 Salut à ton visage nu, 8 a
335  O prêtresse, fille de prêtres ! 8 b
 Que fais-tu dans ce lieu sans êtres ? 8 b
sont donc les encens ? donc l'autel cornu ? 6+6 a
LA PRÊTRESSE, d'une voix blanche.
O spectres ! je suis morte,apportez les offrandes ! 6+6 a
Chargez vos bras pieux,pour la libation, 6+6 b
340  D'amphores petites et grandes, 8 a
 De pains de proposition ! 8 b
LE DEUXIÈME CHŒUR
Comment lèverais-tutes deux paumes vers l'astre ? 6+6 a
Comment répandrais-tule sang et les parfums ? 6+6 b
 Vois ! ton âme et ton corps défunts 8 b
345 N'officient que parmiles restes d'un désastre ! 6+6 a
LA PRÊTRESSE, plus haut.
O spectres ! apportezdeux lampes à trois becs, 6+6 a
 Avec le lait, le vin, les huiles… 8 b
Descends, divinité,selon les rites grecs ! 6+6 a
Meurs-tu, Baâl, Echmn,Tanit, comme les villes ? 6+6 b
(Elle a élevé les bras en une évocation désespérée. Les deux chœurs, doucement, par un mouvement de strophe et d'antistrophe, se sont rejoints. Ils ne forment plus qu'un seul chœur qui secoue tristement la tête.)
LE SEUL CHŒUR, s'éloignant déjà.
350 Les vases de la mort sont à jamais secs ; 11 a
La mort n'a pas de vin,pas de lait et pas d'huiles. 6+6 b
LA PRÊTRESSE, criant.
Carthaginois !
LE CHŒUR
Pourquoinous appeler encor ? 6+6 a
LA PRÊTRESSE
Je vous appelle, hélas !parce que tout est mort ! 6+6 a
LE CHŒUR
Silence !… car la morta sa place sous terre. 6+6 a
LA PRÊTRESSE
Et les dieux ? et les dieux ?
LE CHŒUR
(qui achève de s'éloigner en un long défilé,le doigt sur la bouche.)
355 Ils sont dans le mystère 6+6 a
LA PRÊTRESSE, se jetant à genoux.
Carthaginois !
LE CHŒUR, parti.
Silence
LA PRÊTRESSE, se relevant.
Ils m'abandonnent tous ! 6+6 a
Je les ai suppliés,moi, prêtresse, à genoux… 6+6 a
Dans la nuit des tombeauxn'est-il donc plus d'aurore 6+6 a
Que pour moi qui voudrais,hélas, mourir encore ? 6+6 a
(Elle s'avance, droite, face à l'étendue, regardant ses vêtements, ses colliers, respirant ses cheveux… )
360  Seule !… Ah ! cette odeur de cercueil ! 8 a
 Ainsi, j'ai refranchi le seuil, 8 a
Moi qui dormais parmimes quatorze amulettes ! 6+6 a
 Hélas ! qu'ai-je vu, qu'ai-je appris ? 8 b
 Plus rien ne reste, que de gris, 8 b
365 De pourpres d'autrefois,rouges et violettes. 6+6 a
 Seule !… et tout l'espace est vidé, 8 a
 L'espace jadis possédé 8 a
Par la ville régnaitmon hautain sacerdoce. 6+6 a
 Pourtant Carthage existe encor ; 8 b
370  Comme un arbre immense qui dort 8 b
Dans la graine enfoncéeau plus creux de la cosse, 6+6 a
 Carthage est ici, sous mon front. 8 a
 Ses splendeurs toujours brilleront 8 a
Quand il n'en resteraitpour témoignage qu'une. 6+6 a
375  Malgré la tombe et son sommeil 8 b
 Dans ce disque Baâl-Soleil 8 b
Demeure, et, dans ce fincroissant, Tanit-la-Lune. 6+6 a
 Mais si je bois ainsi mes pleurs 8 a
 C'est que de souterrains voleurs 8 a
380 Viennent nous déroberce suprême vestige. 6+6 a
 Ils fouillent jusqu'à nos tombeaux, 8 b
 Détruisant les derniers lambeaux 8 b
subsistait, à touscaché, notre prestige. 6+6 a
 Grains de collier qu'on nous reprend, 8 a
385  C'est par vous, trésor frêle et grand, 8 a
Que ce pays vivaitencor de notre idée. 6+6 a
 Oui, jusqu'ici, mer, ciel, sommets, 8 b
 O belle patrie ! à jamais, 8 b
Du haut en bas, c'est nousqui t'avions possédée, 6+6 a
390  De par notre immortel orgueil, 8 a
 Plus fort que la ruine et le deuil, 8 a
Malgré le temps, la mortet l'odeur du cercueil ! 6+6 a
(Elle se penche tout à coup et regarde)
Mais que vois-je venir ?Voici l'orge qui bouge, 6+6 a
Un spectre encor s'avanceen robe bleue et rouge, 6+6 a
Puis d'autres…
(Quelques Bédouines commencent à paraître.)
LE CHŒUR DES OUVRIERS
(regardant le poète immobilisé dans une attitude d'horreur sacrée.)
395 Qu'a-t-il vuque nous ne voyons pas ? 6+6 a
LE SURVEILLANT
Il tremble, il joint les mains,il murmure tout bas, 6+6 a
Et c'est tout juste encorsi sa force le porte. 6+6 a
Est-il devenu foudes mots de cette morte ? 6+6 a
Mais que veulent icices moukères pieds nus ? 6+6 a
LA PRÊTRESSE, qui, attentive, a regardé les Bédouines.
400 Ah ! qui sont celles-làdont les yeux ingénus 6+6 a
Entre leurs cils courbésregardent comme en rêve ? 6+6 a
La grâce de leurs reinsse répète et s'achève 6+6 a
Dans l'amphore que tientleur bras… Je ne sais point. 6+6 a
Et cependant j'ai vu,quand je vivais, au loin, 6+6 a
405 Leurs costumes passerà l'entour de Carthage. 6+6 a
Vous dont je reconnaispeut-être le visage, 6+6 a
Passantes, êtes-vousdes mortes comme moi ? 6+6 a
Elles n'ont pas compris.Leur regard reste froid. 6+6 a
LE POÈTE
Ce sont des mortes, oui,qui longtemps demeurées 6+6 a
410 Dans le songe engourdides aïeules dorées, 6+6 a
Vont se lever demainpour l'immense réveil 6+6 a
De l'Islam paresseuxqui dormait au soleil, 6+6 a
Car elles ont senti,malgré leur âme lasse, 6+6 a
Un souffle d'Occidentqui redressait leur race. 6+6 a
LA PRÊTRESSE
415 Venez donc, ô mes sœursen résurrection ! 6+6 a
(Elle leur fait signe. Les Bédouines obéissent sans comprendre et se rangent autour du sarcophage.)
LE SURVEILLANT
Il faudrait punir cette intrusion. 10 a
Chassons-les !
(Il s'avance, suivi du chœur, sur les Bédouines, qui reculent et s'en vont effrayées.)
LA PRÊTRESSE
Et ceux-ci,dont la bande effarée 6+6 a
S'avance, qui sont-ils ?
LE POÈTE
Ceux qui t'ont déterrée ! 6+6 a
LA PRÊTRESSE, hérissée, sacrée, terrible, et ramassant
une grosse pierre.
O fureur !… Voyez-moi !je suis Baâl, Tanit, 6+6 a
420 Tous les dieux ! A moi, pierre,à moi, bloc de granit ! 6+6 a
Écrase-les ! Fais-toipesant comme une meule !… 6+6 a
Carthage est morte ? soit !La vengeance à moi seule ! 6+6 a
(Elle se précipite sur le chœur et lance au hasard sa pierre, au milieu de l'épouvante et de la dispersion générale ; seul, le poète reste en scène avec elle.)
LE CHŒUR, en disparaissant.
Au secours !… Sauvons-nous !
LE POÈTE, allant à la prêtresse frémissante, et lui prenant
doucement la main.
Nous sommes innocents. 6+6 a
La science en nos cœursbrûle comme un encens. 6+6 a
425 Et si tu te sens, toi,ce soir, dépossédée, 6+6
Sache que c'est par nous,l'Histoire à l'œil ouvert, 6+6 a
Que du vieux Mariusau moderne Flaubert, 6+6 a
Sont venus et viendront,apportés par chaque âge, 6+6 a
L'honneur et le respectsur le nom de Carthage, 6+6 a
LA PRÊTRESSE
430 Mais ces tombeaux, c'étaitla dernière cité, 6+6 a
Et vous la détruisez !
LE POÈTE
Pour la postérité ! 6+6 a
LA PRÊTRESSE, sanglotant.
Et que m'importe, hélas !si mes mains orphelines 6+6 a
Se tendent tristementvers les ruines de ruines 6+6 a
Qui furent nos palais,nos temples, nos maisons ? 6+6 a
435 Ah ! je me tourne en vainvers les quatre horizons : 6+6 a
Jusqu'au bout du sommet,jusqu'au fond de la gorge, 6+6 a
Je n'apeois plus rienque cailloux ou champs d'orge 6+6 a
Réponds ! réponds !… Parmicette destruction, 6+6 a
Que reste-t-il de nous ?
LE POÈTE
Plus qu'une ville : un nom. 6+6 a
(La prêtresse sanglote. Le poète, la tenant toujours par la main, la conduit doucement vers le sarcophage, sur le bord duquel elle se laisse tomber assise. Puis il se met à genoux dans la pose de la première scène, et, très respectueusement, dit :)
440 Ne pleure pas ainsi.Voici la nuit qui tombe. 6+6 a
Vois ! la mer est là-bascreuse comme une tombe, 6+6 a
Mais elle est le berceaudu soir et du matin. 6+6 a
La lune va sortird'elle, soleil éteint. 6+6 a
Tanit morte a gardéson visage nocturne 6+6 a
445 Et penchera vers toisa face taciturne 6+6 a
LA PRÊTRESSE, faiblement.
Tanit !
LE POÈTE
L'azur du soir plus rien ne reluit 6+6 a
Couve pourtant la nuitimminente, la nuit 6+6 a
Qui déploiera, parmisa semence d'étoiles, 6+6 a
Le zaïmpf de Tanit,le voile entre les voiles 6+6 a
LA PRÊTRESSE, plus faiblement.
Le zaïmph !
LE POÈTE
(Il la recouche avec précaution dans le sarcophage, tout en parlant, jusqu'à ce qu'elle soit dans sa première pose funéraire.)
450 Couche-toi.Vois ! Le soleil se couche ; 6+6 a
Que le silence soità jamais sur ta bouche, 6+6 a
Puisque sont à jamaisles siècles révolus, 6+6 a
O prêtresse, ô beautéd'un monde qui n'est plus ! 6+6 a
Ce soleil rentradu fond des eaux tranquilles. 6+6 a
455 De même, malgré tout,refleurissent les villes. 6+6 a
Paris, mon orgueilleuseet vivante cité, 6+6 a
C'est Carthage toujours,mais en activité. 6+6 a
Moi, je suis le Présent,toi le Passé. Repose, 6+6 a
Et que ton âme soit,comme ta bouche, close 6+6 a
460 Par l'éternel sommeilignorant et doré. 6+6 a
Rendors-toi ! rendors-toi !… Moi, je te bercerai. 6+6 a
(A voix basse)
 Rendors-toi, Carthage, 5 a
 Au berceau de ton sarcophage ; 8 a
 Rendors-toi, Carthage, 5 a
465  Les mains sur ta gorge, 5 a
 Dans l'odeur du soir et de l'orge, 8 a
 Les mains sur ta gorge. 5 a
 Dors, lampe brisée, 5 a
 Tu ne revivras qu'au musée, 8 a
470  Dors, lampe brisée ! 5 a
 Dors, qu'il pleuve ou vente, 5 a
 O morte sous l'orge vivante, 8 a
 Dors, qu'il pleuve ou vente ! 5 a
 Dans ta nuit sans bornes, 5 a
475  Devant ta montagne aux deux cornes, 8 a
 Dans ta nuit sans bornes, 5 a
 Repose, Carthage, 5 a
 Au berceau de ton sarcophage, 8 a
 Repose, Carthage 5 a
(Il a refermé le sarcophage et, sur les derniers mots,
s'en va sur la pointe du pied.)
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