V |
LA RENCONTRE |
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Depuis deux jours déjà nous étions dans la Meuse. |
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La dévastation partout, livide, affreuse ; |
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Au coin des bois, pleurant leurs feuilles sur le bord, |
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Des toits pillés, des champs brûlés, cet air de mort, |
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Images du présent où la honte étincelle, |
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Comme l'Invasion en laisse derrière elle. |
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Nous allions tristement dans un petit chemin, |
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Près du bois. Je tenais mon fusil dans ma main, |
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Et devant ce tableau de sang et de misère, |
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Je faisais dans mon cœur une ardente prière |
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Pour en tuer encore autant que je pourrais, |
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Fallût-il à mon tour y succomber après ! |
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Je sentais dans mon cœur bondir l'ardente haine ! |
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Du sommet des coteaux au milieu de la plaine, |
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A travers les chemins défoncés par les eaux, |
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A travers la forêt où chantaient les oiseaux, |
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— Doux ignorants, joyeux devant ce grand carnage, — |
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Partout les Prussiens ont marqué leur passage. |
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Au loin, à l'horizon triste et silencieux, |
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Je voyais la ruine apparaître à mes yeux : |
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Par l'épaisse colonne ou montait la fumée, |
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Les villages disaient : Là campa leur armée ! |
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Plus loin, ce paysan français qu'on fusilla, |
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Montrait que les maudits avaient passé par là : |
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Tout enfin, au milieu de ce profond silence, |
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Tout jetait un grand cri de haine et de vengeance ! |
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Cependant il fallait no pas perdre de temps, |
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Et nous allions, pensifs et graves pour longtemps, |
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Car la tristesse noire avait gagné nos âmes, |
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Quand nous vîmes soudain une troupe de femmes |
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Et d'hommes, inclinant leur front triste et honteux, |
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Qui s'en venaient vers nous en poussant devant eux |
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Un vieux cheval poussif tramant une charrette. |
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C'étaient des paysans chassés par la conquête. |
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— Vous venez nous défendre ? Hélas ! il est trop tard ! |
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Dit en hochant la tête un d'entr'eux, — un vieillard. |
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Merci bien tout de même, allez, pour tous les nôtres |
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Car vous empêcherez qu'on tourmente les autres… |
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Nous, l'on nous a tout pris, nos bœufs et nos moutons ; |
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Regardez, voilà tout ce que nous emportons : |
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Des vieux meubles, un peu de linge, et cette bête |
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Qui peut à peine encor traîner une charrette !… |
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Ce vieillard me serrait le cœur à l'écouter, |
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Car il me paraissait vivre sans exister |
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Il tenait à la main une petite fille |
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De trois ans, à la mine éveillée et gentille, |
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Qui serrait sur son cœur, comme font les enfants, |
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Un tout petit bouquet de fleurettes des champs. |
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— Voyez-vous, reprit-il, ils sont dans le village. |
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Hier matin, nous partions pour aller à l'ouvrage, |
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Quant un gars de chez nous vint et dit : Les voilà ! |
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Oh ! voyez-vous, monsieur, en entendant cela |
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Je pris peur, car j'avais la petite et sa mère… |
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Comme pour en chasser une pensée amère, |
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Il passa sur son front une main qui tremblait. |
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Puis il reprit plus bas, comme s'il se parlait |
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A lui-même, tourné vers une idée absente : |
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— Pauvre femme ! elle était si bonne et si vaillante ! |
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Rien qu'à voir ses grands yeux dont le regard rêvait |
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On devinait le cœur excellent qu'elle avait ! |
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Il se tut un instant, l’œil fixé sur la terre ; |
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Puis, me serrant le bras fortement : |
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Puis, me serrant le bras fortement : — Moi ! son père… |
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Oh ! si je vous disais ce que j'ai vu ! — J'étais |
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Attache contre l'arbre où je me débattais, |
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Sueur au front, rongeant mes poings, par impuissance, |
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Car je ne pouvais pas courir à sa défense ! |
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Je lui criais : Ma fille !… Oh ! ma fille !… — Eux riaient. |
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Je voulus m'élancer… les cordes me liaient, |
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Impossible ! il fallait regarder cette honte ! |
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Oh ! dans l'éternité ce quart d'heure-là compte, |
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Voyez-vous ! Regarder en face tout cola, |
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Lorsque c'est votre enfant qu'on déshonore là, |
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Et qu'un arbre vous serre aussitôt que l'on bouge ! |
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… Un moment je fermai les yeux,… mais je vis rouge |
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En dedans de moi-même, et plus horrible encor !… |
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Tout-à-coup j'essayai de me donner la mort |
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En me cassant le front contre l'arbre impassible… |
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Hélas ! même cela no m'était pas possible ! |
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Après ?… Ils l'ont tuée ! — Oh ! c'est juste, en effet |
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Eût-elle encor vécu, c'est moi qui l'aurais fait !… |
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Alors, je la clouai dans une vieille bière, |
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Et choisissant moi-même un coin au cimetière |
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Près de l'église, sous un arbre tout en fleurs, |
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Je l'enterrai, très-calme et sans verser de pleurs, |
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Car j'étais tout en Dieu, son vengeur et le nôtre !… |
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Puis, voyant que l'enfant jouait avec une autre, |
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Je lui montrai la tombe, et sur la croix de fer |
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Je lui fis à genoux réciter son Pater… |
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Après l'avoir couchée au fond de notre grange, |
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Je retournai tout seul prier près de mon ange, |
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Et j'ai veillé la nuit tout entière à genoux |
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Ma morte de vingt ans qui dormait là-dessous !… |
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Il partit, emportant dans ses bras la petite ; |
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Et moi, suivant des yeux cette race proscrite, |
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Ce vieillard que le ciel m'avait fait rencontrer, |
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Je m'assis sur la route, et me mis à pleurer… |
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L'Abbaye (Meuse), 26 août.
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