Métrique en Ligne
DES_3/DES325
Marceline DESBORDES-VALMORE
BOUQUETS ET PRIÈRES
1843
CAMÉLÉON
Nourri comme un enfant par sa mère idolâtre, 6+6 a
Un jeune chat, bien blanc, bien ongle, bien folâtre, 6+6 a
Bien chat ! bien héritier de sa chatte maison, 6+6 b
Égratignant toujours avait toujours raison. 6+6 b
5 Hôte souple et rampant des royales demeures, 6+6 a
À se délicater passant d'oisives heures, 6+6 a
Il n'en mettait pas une au profit du devoir ; 6+6 b
Point d'étude au matin, point de prière au soir ; 6+6 b
Tout coulait en sommeil, en festins, en gambade : 6+6 a
10 Venait-il un voleur, il faisait le malade ; 6+6 a
Son miaulement plaintif lui valait un baiser : 6+6 b
À ces tigres charmants que peut-on refuser ? 6+6 b
Un jour de la saison molle et tiède et fleurie, 6+6 a
Voulant ronger l'hysope autour de la prairie, 6+6 a
15 Le fainéant bondit, s'excite à prendre l'air, 6+6 b
Carie sable au jardin brille sous un ciel clair. 6+6 b
Et l'hiver tire au large, et le moelleux Joconde, 6+6 a
Qui dévide sa queue et sa danse et sa ronde, 6+6 a
Voit un caméléon se chauffant au soleil, 6+6 b
20 Dans les plis d'un vieux saule à son manteau pareil. 6+6 b
« Eh ! vous voilà, miroir vivant du parasite, 6+6 a
Vous, dont j'ai vu l'esprit où j'ai fixé mon gîte ! 6+6 a
Diaphane symbole ! âme errante des cours, 6+6 b
Avec des paysans, quoi ! vous passez vos jours ! 6+6 b
25 C'est un meurtre. Chez nous je vais vous faire inscrire : 6+6 a
La fortune m'y gâte et vous doit un sourire ; 6+6 a
Prenez mon bras. Ce pré nourrit mal vos talents, 6+6 b
Je vous trouve un peu maigre. À nos mets succulents 6+6 b
Venez vous arrondir »
« Ah ! dit le sycophante, 6+6 a
30 Ma voix plus que la tienne y monta triomphante. 6+6 a
Où l'on flatte, où l'on dîne, où l'or coule en ruisseaux, 6+6 b
On l'y nourrit longtemps de délicats morceaux ! 6+6 b
Comme toi, courtisan à l'épaule penchée, 6+6 a
Touchant au fond des cœurs une corde cachée, 6+6 a
35 Vices de cour étaient poétisés par moi : 6+6 b
Les princes m'embrassaient. J'ai fait sourire un roi ! 6+6 b
Magnétisant l'oreille à mes douces paroles, 6+6 a
Spéculant avec art sur les passions folles, 6+6 a
Je visais droit et juste en chatouillant l'orgueil, 6+6 b
40 Tu ris, mon camarade ! ah ! tu connais l'écueil : 6+6 b
Évite-le. Jaloux de mes brillantes ruses, 6+6 a
Un soir, sans écouter mes sonores excuses, 6+6 a
Le sort trancha le fil argenté de mes jours, 6+6 b
Et me reprenant tout, me fait flatter toujours ! 6+6 b
45 Âme vide et bornée à garder sa nature, 6+6 a
Me voilà dans la poudre ; abjecte créature, 6+6 a
Traînant avec ennui mes heures sans éclat, 6+6 b
Réduit à refléter un gazon sec et plat ! 6+6 b
Moi ! l'habitant doré de vos salons antiques, 6+6 a
50 Ramper honteusement dans les scènes rustiques ! 6+6 a
Et ne pouvant louer des yeux ni de la voix, 6+6 b
M'efforcer, n'étant rien, d'être ce que je vois ! 6+6 b
Me teindre des couleurs du peu qui'me regarde ! 6+6 a
Et je l'imite en vain !… Ce peu n'y prend pas garde. 6+6 a
55 Car le faiseur de tout, qui peut dire pourquoi ? 6+6 b
Irrité des honneurs qu'on inventait pour moi, 6+6 b
Peu touché de l'esprit ne regarde qu'à l'âme, 6+6 a
Et si le feu n'est pur, souffle à froid sur la flamme. 6+6 a
Ah ! si j'avais du sang dans les veines, souvent, 6+6 b
60 J'en ferais des pamphlets : mais je n'ai que du vent ! 6+6 b
Heureux chat ! que ton sort diffère de ma vie ! 6+6 a
Tandis que seul, piqué de faim, de soif, d'envie, 6+6 a
Rêve, j'avale un rêve, heureux flatteur, tu bois ! 6+6 b
Tu manges sans payer à la table des rois ! 6+6 b
65 Et l'air le plus ténu forme ma nourriture, 6+6 a
Fruit creux et décevant que l'avare nature, 6+6 a
Tira de mes discours que l'on trouvait si beaux ; 6+6 b
Ami ! que d'éloquence est tombée en lambeaux ! 6+6 b
Mais le souffle me manque à lancer ma colère ; 6+6 a
70 Va-f-en : ton embonpoint commence à me déplaire. 6+6 a
Tiède et vivant coussin de quelque pied royal, 6+6 b
Échappé des genoux du sanglant cardinal, 6+6 b
Va-t-en ! ta pitié feinte et ta joie effrontée, 6+6 a
Soulève de nouveau ma misère irritée : 6+6 a
75 Tout visage qui rit n'est qu'un masque moqueur 6+6 b
Et je sens bien du fiel couler où fut mon cœur ! » 6+6 b
Le chat dont les yeux d'or flamboyaient sur la robe 6+6 a
Du reptile affamé, s'écarte et se dérobe : 6+6 a
« Il m'empoisonnerait, dit-il avec effroi, 6+6 b
80 Et je vais me blottir dans les genoux du roi. » 6+6 b
mètre profil métrique : 6+6
forme globale type : suite de distiques
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