Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
M = voyelle masculine
F = "e" féminin
| = césure
DES_1/DES159
Marceline DESBORDES-VALMORE
POÉSIES
1830
POÉSIES INÉDITES
MÉLANGES
LE PAUVRE PIERRE
À MON ONCLE
Il fait nuit. Le front triste, | et couvert de poussière, 6+6 a
Un vieillard qui succombe | erre encor dans les champs ; 6+6 b
Il écoute, pensif, | l’heure de la prière 6+6 a
Qui d’échos en échos | semble porter ses chants. 6+6 b
5 L’hymne s’est élancé | du fond d’un saint hospice, 6+6 a
Gomme une providence | appelant la douleur : 6+6 b
« Ici, dit le vieillard, | la Piété propice 6+6 a
Pour son dernier sommeil | offre un lit au malheur. 6+6 b
Vous qui faites le bien, | ouvrez-moi cet asile ; 6+6 a
10 Ouvrez ! la terre enfin | manque à mon pied débile. 6+6 a
La vieillesse est pesante | à l’homme sans appui. 6+6 a
J’ai marché si longtemps ! | Je m’arrête aujourd’hui. » 6+6 a
Nul gardien n’interdit | l’hospitalière enceinte. 6+6 a
Seule une femme y veille ; | on dirait la Pitié. 6+6 b
15 De la prière au pauvre | épargnant la moitié, 6+6 b
Elle guide ses pas | dans la retraite sainte. 6+6 a
Il hésite pourtant ; | il se retourne encor. 6+6 a
Le courage lui manque | à franchir la barrière. 6+6 b
Une larme qui roule | au fond de sa paupière, 6+6 b
20 De son cœur gémissant | trahit le vain effort. 6+6 a
« Ô femme, arrêtez-vous | à ma voix importune ! 6+6 a
Ne fermez pas encor | la barrière après nous ; 6+6 b
Si mes genoux ployaient, | je serais à genoux. 6+6 b
Je ne marchais pas seul | avec mon infortune : 6+6 a
25 Un ami me guidait, | il m’aidait à souffrir. 6+6 a
Si vous nous séparez, | cet ami va mourir… 6+6 a
— Calmez-vous, répond-elle ; | attendez-nous, mon père ! 6+6 a
Vous parlez d’infortune | et je connais sa voix. 6+6 b
Mais si la douleur cède | au secours de la terre, 6+6 a
30 Vous venez de pleurer | pour la dernière fois. 6+6 b
Non ! vous ne mourrez pas | loin d’un guide fidèle. » 6+6 a
Alors courant au seuil, | et prompte à revenir, 6+6 b
Au vieillard suppliant, | qui vient de la bénir, 6+6 b
Elle ramène un chien | qui bondit devant elle. 6+6 a
35 Et de cet humble ami | les doux gémissements, 6+6 a
Ses yeux mouillés, ardents | de surprise et de joie, 6+6 b
Racontent son bonheur, | son effroi, ses tourments, 6+6 a
Au maître à qui Dieu le renvoie. 8 b
Sous leurs pas ranimés | le cloître retentit. 6+6 a
40 La lune d’un rayon | colore le vitrage. 6+6 b
C’est le ciel qui sourit | à son plus bel ouvrage, 6+6 b
À l’homme qu’il éprouve | et dont l’âme obéit. 6+6 a
D’un nouveau compagnon | l’arrivée imprévue 6+6 a
Arrête les discours | au foyer commencés. 6+6 b
45 On l’accueille, on l’entoure, | et des cœurs empressés 6+6 b
Semblent s’émouvoir à sa vue. 8 a
Pour toucher les mortels | jamais la Pauvreté 6+6 a
N’avait pris un aspect | plus noble et plus paisible. 6+6 b
Un œil indifférent, | sur le sien arrêté, 6+6 a
50 Se baissait dans les pleurs | et devenait sensible. 6+6 b
Près d’un siècle pesait | sur son front calme et nu. 6+6 a
Les ans et les malheurs, | écrits sur son visage, 6+6 b
Y laissaient lire encore | un tranquille courage, 6+6 b
Et ses yeux recélaient | un éclat inconnu. 6+6 a
55 Soutenant le fardeau | de sa haute stature, 6+6 a
Comme un chêne mourant | lève son front aux cieux, 6+6 b
Des orages du monde | il supportait l’injure 6+6 a
Dans un espoir silencieux. 8 b
Sa tête avait blanchi | sur des rives lointaines ; 6+6 a
60 Ses pieds gonflés portaient | l’empreinte de ses chaînes ; 6+6 a
Son sang avait coulé | sous des fers inhumains, 6+6 a
Et l’affreux esclavage | avait meurtri ses mains. 6+6 a
Son champ natal n’est plus | qu’un chemin solitaire ; 6+6 a
Personne à ses vieux ans | ne promet un beau jour ; 6+6 b
65 Ses amis, ses enfants, | qu’il cherche à son retour, 6+6 b
Ont tous disparu de la terre. 8 a
Alors dans un hospice | il va chercher son sort : 6+6 a
Sous l’humble nom de Pierre | on l’y regrette encor. 6+6 a
On dit que de sa voix | la douceur pénétrante 6+6 a
70 Versait dans tous les cœurs | de célestes secours ; 6+6 b
Les malades entre eux | répétaient ses discours, 6+6 b
Car ils faisaient sourire | une bouche mourante. 6+6 a
Près des êtres plaintifs, | dont il cherchait les maux, 6+6 a
N’osant de ses malheurs | recommencer l’histoire, 6+6 b
75 Les tendres souvenirs | qui peuplaient sa mémoire 6+6 b
Se peignaient dans ces mots : 6 a
« Quand la nuit sans sommeil | glisse sur ma paupière, 6+6 a
Avant que ses pavots | assoupissent mon cœur, 6+6 b
Ma mémoire m’oppresse, | et jette sa lumière 6+6 a
80 Sur mes premiers beaux ans, | sur mon lointain bonheur. 6+6 b
Je revois ma jeunesse, | et ses jeux et ses charmes : 6+6 a
Ma mère à son foyer, | son sourire, ses larmes ; 6+6 a
Une chaste beauté, | qui fut mon seul amour, 6+6 a
Et qui ne m’attend plus | qu’au céleste séjour ; 6+6 a
85 Ces yeux, alors brillant | du feu pur des étoiles, 6+6 a
Où dès longtemps la mort | a répandu ses voiles ; 6+6 a
Tous ces cœurs palpitants, | doucement abusés, 6+6 a
À présent désunis, | désenchantés, brisés ! 6+6 a
Dans ce tableau fuyant, | quand mon âme troublée 6+6 a
90 Contemple tant d’objets | arrachés à ma foi, 6+6 b
Je crois voir s’envoler, | sur ma route isolée, 6+6 a
Des feuilles que le vent | emporte devant moi. 6+6 b
Je suis l’homme qui passe, | après un jour de fête, 6+6 a
À travers le banquet | sans convive ; il s’arrête, 6+6 a
95 Il n’entend d’autre bruit | que le bruit de ses pas. 6+6 a
Je regarde, j’écoute, | et je compte tout bas 6+6 a
Les places du festin | sitôt abandonnées, 6+6 a
Tous les flambeaux éteints, | toutes les fleurs fanées, 6+6 a
Tous les tombeaux sans noms, | tous les échos sans voix, 6+6 a
100 Et je crie : « Où sont-ils, | mes amis d’autrefois ? » 6+6 a
Et toujours, quand la nuit | glisse sur ma paupière, 6+6 a
Avant que ses pavots | assoupissent mon cœur, 6+6 b
Ma mémoire m’oppresse, | et jette sa lumière 6+6 a
Sur mes premiers beaux ans, | sur mon lointain bonheur. » 6+6 b
105 Au jardin de l’hospice, | où règne un frais ombrage, 6+6 a
Où des zéphyrs plus purs | ravivent son courage, 6+6 a
Une jeune malade | allait traîner son sort, 6+6 a
Et chaque jour ses pas | y languissaient encor. 6+6 a
Elle ne souriait | qu’à travers un nuage ; 6+6 a
110 Rien n’éclairait le voile | où s’éteignaient ses yeux : 6+6 b
« Heureux avant le soir | qui finit son voyage ! » 6+6 a
Disait-elle au vieillard | en regardant les cieux. 6+6 b
De ses derniers soupirs | elle était oppressée ; 6+6 a
Un secret douloureux | l’étouffait ; mais sa voix 6+6 b
115 Retenait les aveux | de cette âme blessée. 6+6 a
Elle souffrit longtemps | sans se plaindre une fois. 6+6 b
Il l’aima plus qu’une autre : | elle était malheureuse. 6+6 a
Elle osa sur son sein | reposer sa douleur ; 6+6 b
Comme à l’ormeau s’attache | une fragile fleur, 6+6 b
120 Pour retarder d’un jour | sa chute douloureuse. 6+6 a
Il ne demandait pas : | « Pourquoi veux-tu mourir ? » 6+6 a
Mais d’un œil pénétrant | il regardait ses larmes, 6+6 b
Ce front où la jeunesse | avait perdu ses charmes, 6+6 b
Et disait : « C’est l’amour | qui la fait dépérir. 6+6 a
125 Hélas ! d’autres comme elle, | en leur fièvre brûlante, 6+6 a
Ont demandé ce froid sommeil ; 8 b
D’autres ont souhaité | cette nuit sans réveil ; 6+6 b
D’autres ont dit ; La vie est lente ! 8 a
Ô femmes ! plaignez-vous ; | car souvent un regret 6+6 a
130 Des précoces trépas | renferme le secret. 6+6 a
La tombe est sans aveux : | elle est sourde, immobile. 6+6 a
Passage obscur et prompt | d’un rivage inconnu, 6+6 b
C’est de l’éternité | l’enveloppe fragile, 6+6 a
C’est le bonheur peut-être | à la fin obtenu. 6+6 b
135 Mais les tendres adieux | ne peuvent y descendre ; 6+6 a
Non ! les plus douces voix | n’éveillent pas la mort. 6+6 b
Les fleurs qu’on y répand | tombent sur de la cendre 6+6 a
Qui ne tressaille plus, | même aux pleurs du remord. 6+6 b
Attendez ! méritez | la paix par la prière, 6+6 a
140 Et dans l’ombre Dieu seul | versera la lumière. » 6+6 a
Un soir d’automne, | au coucher du soleil, 4+6 a
Quand les arbres entre eux | forment un long murmure, 6+6 b
Quand l’homme est triste | et qu’on voit la nature, 4+6 b
Quittant ses fleurs, | se livrer au sommeil ; 4+6 a
145 Quand des ruisseaux | l’eau, moins claire et moins vive, 4+6 a
Traîne en dormant | la dépouille des bois, 4+6 b
Et qu’un doux rossignol | vient gémir sur la rive 6+6 a
Où son chant d’espérance | éclata tant de fois ; 6+6 b
Troublant seul des jardins | l’humide solitude, 6+6 a
150 Pierre, dont la pitié | précipite les pas, 6+6 b
Cherche sa jeune amie | avec inquiétude. 6+6 a
Il traîne sa blessure | et ne s’arrête pas. 6+6 b
Il la trouve à genoux, | priant à la chapelle 6+6 a
Où chaque jour son Dieu | l’épouvante et l’appelle. 6+6 a
155 Ses yeux, où flotte à peine | un reste de clarté, 6+6 a
Implorent du vieillard | le regard attristé. 6+6 a
« Ô mon père, aidez-moi | dans l’adieu de la vie ! 6+6 a
D’une autre plus affreuse | elle sera suivie ; 6+6 a
Un châtiment terrible | est prêt à me saisir. 6+6 a
160 La vie a deux chemins, | je n’ai pas su choisir. 6+6 a
Par de fausses lueurs | entraînée, éperdue, 6+6 a
Me voici devant Dieu | jugée et confondue. 6+6 a
À présent qu’elle est là, | je redoute la mort, 6+6 a
Mon père ! La craint-on | lorsqu’on est sans remord ? 6+6 a
165 Soutenez-moi, laissez | mon âme languissante 6+6 a
Retourner un moment | dans ma vie innocente, 6+6 a
Y relever mon front | que la honte a courbé, 6+6 a
Comme un roseau flétri | sous l’orage tombé. 6+6 a
Que je pleure une fois | dans le sein de ma mère ! 6+6 a
170 Que mes sœurs sans rougir | disent : Voilà ma sœur ! 6+6 b
Qu’on me laisse rentrer | sous le toit de mon père, 6+6 a
Et qu’une voix encor | m’y parle avec douceur ! 6+6 b
Qui donc a pris ma place | à leur foyer paisible ? 6+6 a
Oh ! que n’y puis-je errer, | comme une ombre invisible ! 6+6 a
175 Que j’ai soif du ruisseau | qui coule en paix pour eux ! 6+6 a
Comment suis-je si pauvre ? | ils sont si généreux ! 6+6 a
Ah ! c’est qu’on m’a fermé | leur maison tutélaire, 6+6 a
Qu’on alluma sur moi | leur pieuse colère. 6+6 a
Mais vous, à qui jamais | je n’ai manqué de foi, 6+6 a
180 Conduisez leur enfant, | venez, soutenez-moi ! 6+6 a
Rendez-moi cet air pur | dont ma bouche est avide ; 6+6 a
Faites taire l’écho | qui me nomme perfide ; 6+6 a
Obtenez-moi du ciel | un moment de sommeil 6+6 a
Qui ne soit pas troublé | par l’effroi du réveil, 6+6 a
185 Un seul moment d’oubli ! |… Je serais trop heureuse ! 6+6 a
Mon père, il faut subir | cette lumière affreuse. 6+6 a
Regardez, sous mes pieds | un abîme entr’ouvert. 6+6 a
Dieu ! j’y vais donc souffrir | tout ce que j’ai souffert ! 6+6 a
— Qu’y voyez-vous ? — Ma faute | au grand jour dévoilée, 6+6 a
190 Des regards curieux | attachés sur mon front, 6+6 b
Et des rires affreux | proclamant mon affront. 6+6 b
J’y vois une coupable… | Oh ! qu’elle est accablée ! 6+6 a
À sa honte qui pleure | on arrache un bandeau ; 6+6 a
Elle veut se cacher, | ses mains sont enchaînées ; 6+6 b
195 Sur ses pas chancelants | des ombres acharnées 6+6 b
Répandent la lueur | d’un horrible flambeau. 6+6 a
Elle tombe à genoux. | Quelle foule autour d’elle ! 6+6 a
Entendez-vous crier : | Infidèle ! infidèle ! 6+6 a
Elle ne mourra plus | de ce mortel effroi : 6+6 a
200 Cet enfer, c’est le mien ; | cette femme, c’est moi. 6+6 a
— Qui vous l’a dit ? — Mon père, | il est trop véritable. 6+6 a
C’est Dieu qui l’a prédit | au livre redoutable. 6+6 a
Dans ce lieu d’agonie, | et pourtant sans trépas, 6+6 a
La prière s’éteint, | la pitié n’entre pas. 6+6 a
205 Quoi ! jamais de pardon ! | Quoi ! jamais d’indulgence ! 6+6 a
Jamais d’oubli, jamais ! | Ardente à sa vengeance, 6+6 a
La mémoire implacable, | au reproche éternel, 6+6 a
Du crime entretiendra | toujours le criminel ! 6+6 a
Voilà ce qu’ils m’ont dit, | quand j’ai demandé grâce ; 6+6 a
210 Voilà ce que j’entends | dans mon cœur qui se glace. 6+6 a
Ils ne m’ont pas promis | de terme à mes malheurs, 6+6 a
Et dans l’éternité | je vais chercher des pleurs. 6+6 a
— Pour qui donc priez-vous ? | — Pour l’auteur de mon crime ; 6+6 a
Pour que Dieu soit content | d’une seule victime ; 6+6 a
215 Pour qu’un être si cher, | entraîné par l’amour, 6+6 a
Ne soit pas avec moi | condamné sans retour. 6+6 a
— Quoi ! vous lui pardonnez ? | — Dieu ! si je lui pardonne ! 6+6 a
L’auriez-vous demandé | s’il vous était connu ? 6+6 b
Je n’ai plus que des pleurs, | eh bien ! je les lui donne. 6+6 a
220 Si j’avais eu le Ciel, | il l’aurait obtenu ! 6+6 b
Loin de rendre aux amours | sa jeunesse attristée, 6+6 a
J’en suis sûre, il me cherche, | il m’appelle tout bas. 6+6 b
Moi, prononcer son nom | d’une voix irritée ! 6+6 a
Mon père, il l’entendrait | qu’il ne le croirait pas. 6+6 b
225 Pensez-vous que l’excès | du remords qui m’accable 6+6 a
De deux infortunés | sauve le moins coupable ? 6+6 a
Il le fut moins que moi, | car j’aimai plus que lui. 6+6 a
Jugez-en ; c’est pour lui | que je prie aujourd’hui ; 6+6 a
C’est pour lui que je tremble | à mon heure suprême ; 6+6 a
230 C’est pour lui que j’expire. | Ah ! jugez si je l’aime ! 6+6 a
— Ne parlez plus d’amour, | lui dit Pierre, pleurez ! » 6+6 a
Il ajouta pourtant : | « Pauvre femme, espérez ! 6+6 a
Espérez ! Dieu l’ordonne | en sa bonté sublime ; 6+6 a
Sa main vous cherchera | jusqu’au fond de l’abîme. 6+6 a
235 L’homme qui vous maudit | a besoin de pardon ; 6+6 a
Dieu pour l’impitoyable | a gardé l’abandon. 6+6 a
Qui ne porte en son sein | l’amertume cachée, 6+6 a
L’épine douloureuse, | à sa vie attachée, 6+6 a
De quelque repentir, | vainement combattu, 6+6 a
240 Qui fait trembler l’espoir | et gémir la vertu ? 6+6 a
Espérez ! écoutez | la voix du pauvre Pierre. 6+6 a
Le ciel, c’est la clémence, | il s’ouvre à la prière. 6+6 a
Mais, ma fille, un vieillard | qu’on fit longtemps souffrir, 6+6 a
S’il consentit à vivre, | a seul droit de mourir. 6+6 a
245 Jeune, vous repoussez | la coupe de vos larmes ! 6+6 a
Le remords vous protège, | et vous brisez ses armes ! 6+6 a
Vous abrégez la route | où vos pas sont comptés ! 6+6 a
Vous rejetez vos ans | sans les avoir portés ! 6+6 a
Le mépris vous accable ? |… Ah ! j’en sais l’amertume. 6+6 a
250 J’ai bu tous les poisons | dont le fiel nous consume ; 6+6 a
Mais je peux rendre à Dieu | mon âme qu’il forma : 6+6 a
Même au sein du malheur, | j’ai chanté sa louange. 6+6 b
Dieu souffrit, Dieu mourut | pour l’ingrat qu’il aima. 6+6 a
Du repentir aussi | le ciel a fait un ange, 6+6 b
255 Et la religion, | qui soutient les mortels, 6+6 a
Bénit la pénitence | aux pieds de ses autels. 6+6 a
« Belle religion, | astre d’une autre vie 6+6 a
Dont le rayon sauveur | ouvrira les tombeaux, 6+6 b
Toi qu’on ose ternir | par de sombres flambeaux, 6+6 b
260 Toi qui verrais la terre | à ton culte asservie, 6+6 a
Si l’affreux fanatisme | au monde épouvanté 6+6 a
Ne dérobait, jaloux, | ta céleste clarté, 6+6 a
Viens relever cette âme | effrayée et coupable ; 6+6 a
Dis de quelles vertus | le remords est capable ; 6+6 a
265 Dis qu’en ce monde encore | il est des malheureux, 6+6 a
Et que, mort à soi-même, | il faut vivre pour eux ! 6+6 a
« Jeune femme, écoutez ! | Au fond de cet asile, 6+6 a
Un autre infortuné, | qu’un mal hideux exile, 6+6 a
Souffre, s’enferme et meurt. | Hier, demain, toujours 6+6 a
270 L’affreux dégoût de vivre | empoisonne ses jours. 6+6 a
On n’accorde à sa soif | que l’étang solitaire, 6+6 a
Ou le ruisseau qui roule | inconnu dans les bois. 6+6 b
Autour de ce vivant | on isole la terre, 6+6 a
Et l’on conjure l’air | infecté de sa voix. 6+6 b
275 Sa voix sourde et brisée | est une plainte aride : 6+6 a
Son regard fait frémir | qui l’ose rencontrer ; 6+6 b
Mais la Pitié, ma fille, | est un ange intrépide ; 6+6 a
Au Malheur qui se cache | elle court se montrer. 6+6 b
Sous des lambeaux sanglants, | il voile la colère 6+6 a
280 Du fléau destructeur | qui ravage son front. 6+6 b
Allez-y contempler | le châtiment sévère 6+6 a
Dont l’homme en son orgueil | subit le long affront. 6+6 b
À son livide aspect, | la morne inquiétude 6+6 a
Dans la foule pour lui | creuse la solitude. 6+6 a
285 Courbé sous l’anathème, | il erre en soupirant. 6+6 a
Le plus beau jour s’éteint | sur son œil expirant. 6+6 a
Quelquefois il rugit, | il blasphème, il s’abhorre ; 6+6 a
Il cherche sur le sable | un rare et vain sommeil : 6+6 b
Son sommeil est l’enfer, | l’enfer est son réveil. 6+6 b
290 Son nom est le Lépreux ! |… C’est notre frère encore ! 6+6 a
Je l’ai nommé mon frère, | et j’ai touché sa main ; 6+6 a
J’ai promis à sa honte | une céleste gloire. 6+6 b
L’infortune a besoin | d’écouter et de croire ! 6+6 b
Il croit, il se prosterne, | il poursuit son chemin. 6+6 a
295 Chez l’homme qu’il effraie, | il n’a plus de patrie ; 6+6 a
Il en pressent une autre, | il se prépare, il prie. 6+6 a
Dans son jardin désert | il cultive des fleurs : 6+6 a
« Elles daignent, dit-il, | éclore sous mes pleurs. » 6+6 a
Son souffle ne ternit | leurs parfums ni leurs charmes. 6+6 a
300 Pour ces frêles trésors, | portez-lui quelques larmes. 6+6 a
Allez ! une voix triste | est chère aux malheureux ; 6+6 a
Elle est de leur tristesse | un écho douloureux. 6+6 a
Sa pieuse corbeille | à vos mains est offerte, 6+6 a
Elle brille à sa porte. | Il la laisse entr’ouverte, 6+6 a
305 Dans l’ardente espérance, | il me l’a dit un jour, 6+6 a
Que quelque enfant naïf, | au seuil de son séjour 6+6 a
Attiré par l’éclat | de ces fleurs solitaires, 6+6 a
Croyant lui dérober | ses présents volontaires, 6+6 a
Du silence éternel | qui règne autour de lui 6+6 a
310 Par quelques sons furtifs | rompra l’affreux ennui ! 6+6 a
« Quand je ne serai plus, | quand ma cendre glacée 6+6 a
Dormira sous vos pas pieux, 8 b
Continuez mon sort, | prolongez ma pensée, 6+6 a
Portez-lui vos accents | émus de nos adieux… 6+6 b
315 Demain, vous aurez vu | se fermer ma paupière ; 6+6 a
Demain, il recevra | le legs du pauvre Pierre ; 6+6 a
Demain, seule, vers lui | mon chien vous conduira, 6+6 a
Et, fidèle au malheur, | mon chien lui restera. 6+6 a
Si ce don attendrit | son austère souffrance, 6+6 a
320 Si dans ses durs sanglots | vous sentez quelques pleurs, 6+6 b
Une invisible main | suspendra vos douleurs 6+6 b
Et vous croirez à l’espérance. » 8 a
Pierre ne parla plus. | Recueilli dans ses vœux, 6+6 a
Sur l’autel, un moment, | il appuya sa tête. 6+6 b
325 On eût dit que les cieux | s’entr’ouvraient pour sa fête 6+6 b
Et que d’une coupable | ils jugeaient les aveux. 6+6 a
Peut-être elle espéra, | car sa vue attentive 6+6 a
Aux lèvres du vieillard | resta longtemps captive. 6+6 a
Elle pressa ses mains | sur son cœur ranimé, 6+6 a
330 Et crut dans son regard | voir un ciel désarmé. 6+6 a
Des malades au loin | la foule répandue 6+6 a
Se dirige à sa voix | faiblement entendue. 6+6 a
Cette foule souffrante, | à l’heure des récits, 6+6 a
N’a point vu le vieux pauvre | au milieu d’elle assis. 6+6 a
335 « Que fait-il ? est-il mieux ? | dit un homme. On l’ignore. 6+6 a
Il était faible hier ; | est-il plus faible encore ? 6+6 a
Une soirée est longue ; | allons tous le chercher. 6+6 a
S’il souffre davantage, | il veut nous le cacher, 6+6 a
Car sa plainte jamais | n’attrista notre oreille ; 6+6 a
340 C’est pour nous consoler | que la douleur l’éveille ; 6+6 a
Mais sa trame est usée, | et nous touchons au jour 6+6 a
Qui doit de ses vertus | nous priver sans retour. 6+6 a
Hier, l’oiseau de nuit | vint frapper sa fenêtre ; 6+6 a
C’est pour quelqu’un de nous | que je l’ai vu paraître. 6+6 a
345 Pierre quitta son lit | en disant : « Me voilà ! » 6+6 a
Et de ses yeux fermés | une larme coula. 6+6 a
Je l’ai vu, car la lampe | au mur brûlait encore ; 6+6 a
Mais elle s’est éteinte | une heure avant l’aurore, 6+6 a
Et je n’ai pu dormir. | » Le cortège tremblant 6+6 a
350 Dans un morne tumulte | avance vers le cloître. 6+6 b
D’un écho qui soupire | et s’éveille en parlant 6+6 a
Leur tristesse semble s’accroître. 8 b
En vain des rayons purs | frappent les vastes cours, 6+6 a
En vain la lune est belle | et suit en paix son cours, 6+6 a
355 Chacun pense au présage | et, racontant son rêve, 6+6 a
Croit saisir du destin | le voile qu’il soulève. 6+6 a
« Ce pauvre, couronné | d’un illustre malheur, 6+6 a
Pierre fut un guerrier, | oui, tout porte à le croire : 6+6 b
Chaque pli de son front | cache un reflet de gloire, 6+6 b
360 Et sa longue misère | expia sa valeur. 6+6 a
On brisa dans l’exil | son génie et sa force ; 6+6 a
Son sein cicatrisé | souvent nous l’attesta, 6+6 b
Comme un cèdre frappé | garde sur son écorce 6+6 a
Tous les coups impuissants | que l’homme lui porta. 6+6 b
365 Ne dira-t-il jamais | ses tristes destinées, 6+6 a
Par qui de telles mains | purent être enchaînées ? 6+6 a
Mais le voilà paisible : | il prie, il nous attend… 6+6 a
Le présage est menteur, | car il paraît content. 6+6 a
Le voilà ! le voilà ! | » Leurs cris touchent le sage ; 6+6 a
370 Il se lève. Un grand calme | est peint sur son visage. 6+6 a
Tous semblent écouter | son sourire penseur ; 6+6 a
Tous cherchent son regard | et brûlent de l’entendre. 6+6 b
L’amitié qui s’alarme | est plus vive et plus tendre ; 6+6 b
Tous appellent sa voix | si forte en sa douceur ! 6+6 a
375 « Approchez, leur dit-il, | mes frères d’infortune. 6+6 a
Ma misère à vous seuls | ne fut point importune ; 6+6 a
Vous avez recueilli | les débris de mon sort. 6+6 a
Cet asile s’ouvrit | pour cacher mon naufrage. 6+6 b
Rejeté par les flots | de rivage en rivage, 6+6 b
380 Tel un vaisseau perdu | rentre et périt au port ; 6+6 a
Le nom qu’il a porté | dans ses courses lointaines, 6+6 a
Ses voiles, ses festons, | sa gloire, ses couleurs, 6+6 b
On n’en reconnaît plus | les marques incertaines, 6+6 a
Et ses flancs déchirés | n’ont dit que ses malheurs. 6+6 b
385 Libre dans mes destins, | ou courbé sous des chaînes, 6+6 a
Partout où j’égarai | mes pas aventureux, 6+6 b
J’écoutai. Les récits | charmaient toutes mes peines, 6+6 a
Je devenais meilleur, | j’étais moins malheureux. 6+6 b
Des malheureux surtout | je retenais l’histoire, 6+6 a
390 Les chants tristes plaisaient | à mes chagrins rêveurs. 6+6 b
Des sages en glanant | j’amassais les faveurs : 6+6 b
L’indigent qui voyage | enrichit sa mémoire. 6+6 a
Cet invisible bien | qu’on n’a pu me ravir, 6+6 a
À distraire vos maux | il devait me servir. 6+6 a
395 Pour mes secrets, qu’importe ? | Outragé par l’envie, 6+6 a
Découragé, puni | des plus nobles penchants, 6+6 b
J’ai voulu voyager | seul à travers la vie, 6+6 a
Pour ne m’égarer plus | au chemin des méchants. 6+6 b
Leurs flèches, leurs clameurs | m’insultèrent dans l’ombre. 6+6 a
400 Je jetai mes lauriers | qui frappaient leurs regards, 6+6 b
Et, méconnu, cherchant | de plus humbles hasards, 6+6 b
Je m’écriais, alors | qu’ils outrageaient mon ombre : 6+6 a
« Voguez, voguez, ma barque, | et sans guide et sans peur. 6+6 a
Quelque part que le vent | nous pousse et nous égare, 6+6 b
405 Il ne peut nous jeter | sur un sol plus barbare, 6+6 b
Plus triste que le sol | d’où j’arrache mon cœur. 6+6 a
Chaque phare tremblant | qui nous prête sa flamme, 6+6 a
Chaque vague qui roule | et qui blanchit la rame, 6+6 a
Semble dire en passant : | Viens ! livre-nous ton sort ! 6+6 a
410 Si le trépas habite | au fond de nos demeures, 6+6 b
Que tu vives ou que tu meures, 8 b
Nous serons avec toi | moins perfides encor 6+6 a
Que les mortels ingrats | dont les vaines tendresses, 6+6 a
Dont les sourires faux, | dont les feintes caresses 6+6 a
415 Ont égaré ta voile | et déchiré ton cœur. 6+6 a
Ainsi, voguez, ma barque, | et sans guide et sans peur, 6+6 a
À travers les écueils, | le calme ou les orages. 6+6 a
Jetez-moi dans l’espace | et volez sur les flots : 6+6 b
Pour qui laisse après soi | de si cruels rivages, 6+6 a
420 Les plus cruelles mers | sont des champs de repos. 6+6 b
Mais si nous rencontrons | quelque sauvage rive, 6+6 a
Où l’air soit pur encore | et l’âme encor naïve, 6+6 a
Éden où les méchants | n’abordèrent jamais, 6+6 a
Arrêtez-vous, ma barque, | et que nos destinées, 6+6 b
425 À ce libre bord enchaînées, 8 b
Sur de tranquilles eaux | s’endorment désormais. 6+6 a
Laissez-moi de l’oubli | boire le frais breuvage, 6+6 a
Et, lentement calmés | d’un douloureux voyage, 6+6 a
De mes jours moins émus | laissez couler les flots. 6+6 a
430 Mais, jusque-là, voguez | sans peur et sans repos. 6+6 a
Le repos est ici, | mon âme s’y prépare ; 6+6 a
L’ami des malheureux | pour un jour s’en sépare. 6+6 a
Tous en foule où je vais | vous viendrez me revoir ; 6+6 a
Moi, je touche au bonheur, | je vous laisse l’espoir. 6+6 a
435 Levez les yeux ! c’est là | que je vais vous attendre ; 6+6 a
C’est le palais du pauvre | et l’humble y peut prétendre. 6+6 a
Oui, l’homme dont les pleurs | ont arrosé le pain, 6+6 a
À ce banquet promis | ne frappe pas en vain. 6+6 a
J’épuise enfin du sort | l’amertume secrète ; 6+6 a
440 Ma blessure se tait. | Quoi ! Dans mon sein calmé 6+6 b
Je ne retiendrai plus | mon tourment renfermé ? 6+6 b
La résignation | est la douleur muette. 6+6 a
Amis, en vous parlant | mon sourire était doux, 6+6 a
Mais j’étais homme, hélas ! | je souffrais comme vous. 6+6 a
445 Je suis mieux. Partagez | mon ineffable joie ; 6+6 a
Souriez à ma mort ; | venez, que je vous voie ! 6+6 a
Dieu ! quel fardeau pénible | échappe à mes efforts ! 6+6 a
Que mon âme est légère | en rompant ses ressorts ! 6+6 a
D’un long bannissement | ne plaignez plus ma vie ; 6+6 a
450 Le ciel l’absout, j’en sors. | Qu’elle vous fasse envie ! 6+6 a
Ce temple hospitalier | me doit le dernier don : 6+6 a
Qu’un voile généreux | tombe sur ma poussière ; 6+6 b
Si vous parlez de moi, | dites : « Le pauvre Pierre ! » 6+6 b
Pierre fut votre ami, | qu’il n’ait plus d’autre nom ! » 6+6 a
455 Tous pleuraient, quand la cloche, | au milieu du silence, 6+6 a
Des prières du soir | annonce le retour ; 6+6 b
Et du sage expirant | l’heure, qui se balance, 6+6 a
Semble un salut de paix | aux mortels d’alentour. 6+6 b
À genoux devant lui | leurs sanglots lui répondent ; 6+6 a
460 Pour le bénir encor | leurs âmes se confondent ; 6+6 a
Un regard plein d’amour | fut son dernier adieu ; 6+6 a
Et sa voix s’éteignit | en murmurant : « Mon Dieu ! » 6+6 a
mètre profils métriques : 8, 6+6, 4+6, (6)
logo du CRISCO logo de l'université