Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
M = voyelle masculine
F = "e" féminin
| = césure
DEL_2/DEL6
Jacques DELILLE
L'Homme des champs
ou
Les Géorgiques françaises
1800
SECOND CHANT
Heureux qui dans le sein de ses dieux domestiques 6+6 a
Se dérobe au fracas des tempêtes publiques, 6+6 a
Et dans un doux abri trompant tous les regards, 6+6 b
Cultive ses jardins, les vertus et les arts ! 6+6 b
5 Tel, quand des triumvirs la main ensanglane 6+6 a
Disputoit les lambeaux de Rome épouvane, 6+6 a
Virgile, des partis laissant rouler les flots, 6+6 b
Du nom d'Amaryllis enchantoit les échos. 6+6 b
Nul mortel n'eût osé, troublant de si doux charmes, 6+6 a
10 Entourer son réduit du tumulte des armes ; 6+6 a
Et lorsque Rome, enfin lasse de tant d'horreurs, 6+6 b
Sous un règne plus doux oublioit ces fureurs, 6+6 b
S'il vint redemander au maître de la terre 6+6 a
Le champ de ses ayeux que lui ravit la guerre, 6+6 a
15 Bientôt on le revit, loin du bruit des palais, 6+6 b
Favori du dieu Pan, courtisan de Palès, 6+6 b
Fouler, près du beau lac où le cygne se joue, 6+6 a
Les prés alors si beaux de sa chère Mantoue. 6+6 a
Là, tranquille au milieu des vergers, des troupeaux, 6+6 b
20 Sa bouche harmonieuse erroit sur ses pipeaux, 6+6 b
Et, ranimant le goût des richesses rustiques, 6+6 a
Chantoit aux fiers romains ses douces géorgiques. 6+6 a
Comme lui je n'eus point un champ de mes ayeux, 6+6 b
Et le peu que j'avois je l'abandonne aux dieux ; 6+6 b
25 Mais comme lui, fuyant les discordes civiles, 6+6 a
J'échappe dans les bois au tumulte des villes, 6+6 a
Et, content de former quelques rustiques sons, 6+6 b
À nos cultivateurs je dicte des leçons. 6+6 b
Vous donc qui prétendiez, profanant ma retraite, 6+6 a
30 En intrigant d'état transformer un poëte, 6+6 a
Épargnez à ma muse un regard indiscret ; 6+6 b
De son heureux loisir respectez le secret. 6+6 b
Auguste triomphant pour Virgile fut juste ; 6+6 a
J'imitai le poëte, imitez donc Auguste, 6+6 a
35 Et laissez-moi, sans nom, sans fortune et sans fers, 6+6 b
Rêver au bruit des eaux, de la lyre et des vers. 6+6 b
Quand des agriculteurs j'enseigne l'art utile, 6+6 a
Je ne viens plus, marchant sur les pas de Virgile, 6+6 a
Répéter aux français les leçons des romains : 6+6 b
40 Sans guide m'élançant par de nouveaux chemins, 6+6 b
Je vais orner de fleurs le soc de Triptolème, 6+6 a
Et sur mon propre luth chanter un art que j'aime. 6+6 a
Je ne prends pas non plus pour sujet de mes chants 6+6 b
Les vulgaires moyens qui fécondent les champs : 6+6 b
45 Je ne viens point ici vous dire sous quel signe 6+6 a
Il faut planter le cep et marier la vigne ; 6+6 a
Quel sol veut l'olivier, dans quels heureux terrains 6+6 b
Réussissent les fruits et prospèrent les grains. 6+6 b
La culture offre ici de plus brillans spectacles ; 6+6 a
50 Au lieu de ses travaux, je chante ses miracles, 6+6 a
Ses plus nobles efforts, ses plus rares bienfaits. 6+6 b
Féconde en grands moyens, fertile en grands effets, 6+6 b
Ce n'est plus cette simple et rustique déesse 6+6 a
Qui suit ses vieilles lois ; c'est une enchanteresse 6+6 a
55 Qui, la baguette en main, par de hardis travaux, 6+6 b
Fait naître des aspects et des trésors nouveaux, 6+6 b
Compose un sol plus riche et des races plus belles, 6+6 a
Fertilise les monts, dompte les rocs rebelles, 6+6 a
Dirige dans leur cours les flots emprisonnés, 6+6 b
60 Fait commercer entr'eux les fleuves étonnés, 6+6 b
Triomphe des climats, et sous ses mains fécondes 6+6 a
Confond les lieux, les temps, les saisons et les mondes. 6+6 a
Quand l'homme cultiva pour la première fois, 6+6 b
De ce premier des arts il ignoroit les lois ; 6+6 b
65 Sans distinguer le sol et les monts et les plaines, 6+6 a
Son imprudente main leur confia ses graines : 6+6 a
Mais bientôt, plus instruit, il connut les terrains ; 6+6 b
Chaque arbre eut sa patrie, et chaque sol ses grains. 6+6 b
Vous, faites plus encore ; osez par la culture 6+6 a
70 Corriger le terrain et dompter la nature. 6+6 a
Rival de Duhamel, surprenez ses secrets ; 6+6 b
Connoissez, employez l'art fécond des engrais. 6+6 b
Pour fournir à vos champs l'aliment qu'ils demandent, 6+6 a
La castine, la chaux, la marne vous attendent. 6+6 a
75 Que la cendre tantôt, tantôt les vils débris 6+6 b
Des grains dont sous leurs toits vos pigeons sont nourris, 6+6 b
Tantôt de vos troupeaux la litière féconde, 6+6 a
Changent en sucs heureux un aliment immonde. 6+6 a
Ici, pour réparer la maigreur de vos champs, 6+6 b
80 Mêlez la grasse argile à leurs sables tranchans : 6+6 b
Ailleurs, pour diviser les terres limoneuses, 6+6 a
Mariez à leur sol les terres sablonneuses. 6+6 a
Vous, dont le fol espoir, couvant un vain trésor, 6+6 b
D'un stérile travail croit voir sortir de l'or, 6+6 b
85 D'un chimérique bien laissez là l'imposture : 6+6 a
L'or naît dans les sillons qu'enrichit la culture ; 6+6 a
La terre est le creuset qui mûrit vos travaux, 6+6 b
Et le soleil lui-même échauffe vos fourneaux. 6+6 b
Les voilà, les vrais biens, et la vraie alchimie. 6+6 a
90 Jadis, heureux vainqueur d'une terre ennemie, 6+6 a
Un vieillard avoit su de ses champs plus féconds 6+6 b
Vaincre l'ingratitude et doubler les moissons. 6+6 b
Il avoit, devinant l'art heureux d'Angleterre, 6+6 a
Pétri, décomposé, recomposé la terre, 6+6 a
95 Créé des prés nouveaux ; et les riches sainfoins, 6+6 b
Et l'herbe à triple feuille, avoient payé ses soins. 6+6 b
Ici des jeunes fleurs il doubloit la couronne, 6+6 a
Là de fruits inconnus enrichissoit l'automne. 6+6 a
Nul repos pour ses champs, et la variété, 6+6 b
100 Seule, les délassoit de leur fécondité. 6+6 b
Enviant à ses soins un si beau privilége, 6+6 a
Un voisin accusa son art de sortilége. 6+6 a
Cité devant le juge, il étale à ses yeux 6+6 b
Sa herse, ses rateaux, ses bras laborieux ; 6+6 b
105 Raconte par quels soins son adresse féconde 6+6 a
A su changer la terre, a su diriger l'onde. 6+6 a
Voilà mon sortilége et mes enchantemens, 6+6 b
Leur dit-il. Tout éclate en applaudissemens : 6+6 b
On l'absout ; et son art, doux charme de sa vie, 6+6 a
110 Comme d'un sol ingrat, triompha de l'envie. 6+6 a
Imitez son secret : que votre art souverain 6+6 b
Corrige la nature et change le terrain. 6+6 b
Augmentez, propagez les richesses rustiques, 6+6 a
Et joignez votre exemple aux usages antiques. 6+6 a
115 Pourtant des nouveautés amant présomptueux, 6+6 b
N'allez pas vous bercer d'essais infructueux ; 6+6 b
Gardez-vous d'imiter ces docteurs téméraires, 6+6 a
Hardis blasphémateurs des travaux de leurs pères. 6+6 a
Laissez là ces projets recueillis par Rozier, 6+6 b
120 Beaux dans le cabinet, féconds sur le papier, 6+6 b
Des semeurs citadins l'élégante méthode, 6+6 a
Leurs modernes semoirs, leur charrue à la mode, 6+6 a
Leur ferme en miniature, enfin tous les secrets 6+6 b
Qu'admire le Mercure et que maudit Cérès. 6+6 b
125 Des vieux cultivateurs respectant les pratiques, 6+6 a
Laissez à ces docteurs leurs tréteaux dogmatiques. 6+6 a
Cependant n'allez pas, trop superstitieux, 6+6 b
Suivre servilement les pas de vos ayeux ; 6+6 b
Créant à l'art des champs de nouvelles ressources, 6+6 a
130 Tentez d'autres chemins, ouvrez-vous d'autres sources. 6+6 a
Eh ! Qui sait quels succès attendent vos travaux ? 6+6 b
Combien l'art parmi nous conquit de fruits nouveaux ! 6+6 b
Dans nos champs étonnés que de métamorphoses ! 6+6 a
Sur un simple buisson jadis naissoient les roses, 6+6 a
135 Et le pommier dans l'air déployoit ses rameaux : 6+6 b
Le rosier maintenant, ô prodiges nouveaux ! 6+6 b
Élève vers les cieux sa tête enorgueillie, 6+6 a
Et sur des arbres nains la pomme est recueillie. 6+6 a
Que de fleurs parmi nous, fières de leurs rayons, 6+6 b
140 Ont accru leurs honneurs et doublé leurs festons ! 6+6 b
Osez plus : appelez les familles lointaines, 6+6 a
Et mariez leur race aux races indigènes. 6+6 a
Pourtant n'imitez pas cet amateur fougueux 6+6 b
Qui hait tous nos trésors : l'arbre le plus pompeux 6+6 b
145 Lui déplaît s'il n'est pas nourrisson de l'Afrique, 6+6 a
Ou naturel de l'Inde, ou colon d'Amérique. 6+6 a
Ainsi, quand de Paris les inconstans dégoûts 6+6 b
De Londres, sa rivale, adoptèrent les goûts, 6+6 b
La scène, les salons, et la cour et la ville, 6+6 a
150 Tout paya son tribut à cette humeur servile. 6+6 a
Devenus, d'inventeurs, copistes mal-adroits, 6+6 b
Nos arts dépaysés méconnurent leurs droits. 6+6 b
Sous de pesans jokeys nos chevaux haletèrent, 6+6 a
Nos clubs de politique et de punch s'enivrèrent, 6+6 a
155 Versailles s'occupa de popularité ; 6+6 b
Chacun eut ses wiskys, ses vapeurs et son thé. 6+6 b
Moi-même, comparant le parc anglois au nôtre, 6+6 a
J'hésitai, je l'avoue, entre Kent et le Nostre ; 6+6 a
Mais je permis l'usage et proscrivis l'excès. 6+6 b
160 Sensible à la beau de nos arbres françois, 6+6 b
Le bon cultivateur, malgré leurs vieilles formes, 6+6 a
N'exclut point nos tilleuls, nos chênes et nos ormes. 6+6 a
Il fuit des nouveautés les goûts extravagans : 6+6 b
Mais si par un beau tronc, des rameaux élégans, 6+6 b
165 L'arbre d'un sol lointain offre un hôte agréable, 6+6 a
Nos arbres font accueil à l'étranger aimable, 6+6 a
Plutôt pour ses appas que pour sa rareté ; 6+6 b
Ils lui font les honneurs de l'hospitalité, 6+6 b
Et si l'utili vient se joindre à la grâce, 6+6 a
170 Aux droits de citoyen ils admettent sa race. 6+6 a
Tel des Alpes nous vint le cytise riant ; 6+6 b
Ainsi pleure incli le saule d'Orient, 6+6 b
Que consacra l'amour à la mélancolie ; 6+6 a
Le peuplier reçut ses frères d'Italie, 6+6 a
175 Et pour nous, fatigué d'obéir au turban, 6+6 b
Le cèdre impérial descendit du Liban. 6+6 b
Vous dirai-je, à l'aspect de ces riches peuplades, 6+6 a
Quel charme embellira vos douces promenades ? 6+6 a
Par elles votre esprit parcourt tous les climats : 6+6 b
180 Ces pins aux verts rameaux, amoureux des frimats, 6+6 b
Nourrissons de l'écosse ou de la Virginie, 6+6 a
Et des deux continens heureuse colonie, 6+6 a
En vous offrant les plants de deux mondes divers, 6+6 b
Vous portent aux deux bouts de l'immense univers. 6+6 b
185 Le thuya vous ramène aux plaines de la Chine. 6+6 a
L'arbre heureux de Judée, à la fleur purpurine, 6+6 a
Se montre-t-il à vous ? Vous vous peignez soudain 6+6 b
Les bords religieux qu'arrose le Jourdain. 6+6 b
Vous parcourez des bords policés ou sauvages ; 6+6 a
190 Vos plants sont des pays, vos pensers des voyages, 6+6 a
Et vous changez cent fois de climats et de lieux. 6+6 b
Soit donc que par les soins d'un art industrieux 6+6 b
Il donne à son pays des familles nouvelles, 6+6 a
Soit que par ses secours nos races soient plus belles, 6+6 a
195 Heureux l'homme entou de ses nombreux sujets ! 6+6 b
Le vulgaire n'y voit que des arbres muets ; 6+6 b
Vous, ce sont vos enfans : vous aidez leur foiblesse, 6+6 a
Vous formez leurs beaux ans, vous soignez leur vieillesse ; 6+6 a
Vous en étudiez les diverses humeurs, 6+6 b
200 Vous leur donnez des lois, vous leur donnez des mœurs, 6+6 b
Et corrigeant leurs fruits, leurs fleurs et leur feuillage, 6+6 a
De la création vous achevez l'ouvrage. 6+6 a
Donnez les mêmes soins aux divers animaux : 6+6 b
Qu'ils soient par vous plus forts, mieux vêtus et plus beaux ! 6+6 b
205 Soignez bien les enfans, choisissez bien les mères, 6+6 a
Changez ou maintenez les mœurs héréditaires. 6+6 a
À ceux dont nos climats reçoivent les tributs 6+6 b
Ajoutez, s'il se peut, d'étrangères tribus. 6+6 b
Mais toujours sur les lieux réglez votre industrie. 6+6 a
210 Ne contraignez jamais à quitter leur patrie 6+6 a
Ceux qui, féconds ailleurs, semblent, pour vous punir, 6+6 b
Refuser de s'aimer, refuser de s'unir, 6+6 b
Ou qui, dégénérant de leur antique race, 6+6 a
De leurs traits primitifs perdent bientôt la trace. 6+6 a
215 À cet oiseau parleur, que sa triste beau 6+6 b
Ne dédommage pas de sa captivité, 6+6 b
Je préfère celui qui, né dans nos campagnes, 6+6 a
À son nid, ses amours, ses chants et ses compagnes. 6+6 a
Et qui ne connoît point le pouvoir des climats ? 6+6 b
220 Le tigre parmi nous ne se reproduit pas : 6+6 b
Le lion, dont le sang incessamment bouillonne, 6+6 a
Dédaigne sous nos toits l'amour de la lionne : 6+6 a
Les chiens de nos climats, sujets aux mêmes lois, 6+6 b
Perdent chez l'africain et leur poil et leur voix ; 6+6 b
225 Et, sans lait pour son fils, la mère européenne 6+6 a
Le remet dans l'Asie à la femme indienne. 6+6 a
Faites donc votre choix : ceux de qui les penchans 6+6 b
Se font à votre ciel, se plaisent à vos champs, 6+6 b
Adoptez-les. Ainsi des rochers de la Suisse 6+6 a
230 S'unit à nos taureaux la féconde genisse, 6+6 a
Et, pendue aux buissons de ce coteau riant, 6+6 b
La chèvre aventurière a quitté l'Orient. 6+6 b
Là le bélier anglois paît la verte campagne ; 6+6 a
Là la brebis d'Afrique et le mouton d'Espagne 6+6 a
235 De leur belle toison traînent le riche poids. 6+6 b
Ici le coursier barbe est errant dans vos bois ; 6+6 b
Là bondit d'Albion la cavalle superbe, 6+6 a
Tandis que ses enfans qui folâtrent sur l'herbe, 6+6 a
Se cherchant, se fuyant, se défiant entr'eux, 6+6 b
240 De leur course rivale entrelassent les jeux. 6+6 b
Aspects délicieux ! Perspectives charmantes ! 6+6 a
Quelle scène est égale à ces scènes mouvantes, 6+6 a
À ces rians tableaux ? Oh ! De mes derniers jours 6+6 b
Si le ciel à mon choix avoit laissé le cours, 6+6 b
245 Oui, je l'avoue, après l'aimable poësie 6+6 a
L'utile agriculture eût exercé ma vie. 6+6 a
Est-il un soin plus doux ? Calme, mais occupé, 6+6 b
C'est là qu'en ses désirs le sage est peu trompé. 6+6 b
Autour de ses jardins, de ses flottantes gerbes, 6+6 a
250 De ses riches vergers, de ses troupeaux superbes, 6+6 a
L'espoir au front riant se promène avec lui. 6+6 b
Il voit ses jeunes ceps embrasser leur appui : 6+6 b
Sur le fruit qui mûrit, sur la fleur près d'éclore, 6+6 a
Il court interroger le lever de l'aurore, 6+6 a
255 Les vapeurs du midi, les nuages du soir. 6+6 b
L'inquiétude même assaisonne l'espoir, 6+6 b
Et, toujours entou de dons ou de promesses, 6+6 a
Il sème, attend, recueille ou compte ses richesses. 6+6 a
Hélas ! Pour mes vieux jours j'attendois ces plaisirs, 6+6 b
260 Et déjà l'espérance, au gré de mes désirs, 6+6 b
De mon domaine heureux m'investissoit d'avance. 6+6 a
Je ne possédois pas un héritage immense ; 6+6 a
Mais j'avois mon verger, mon bosquet, mon berceau. 6+6 b
Dieux ! Dans quels frais sentiers serpentoit mon ruisseau ! 6+6 b
265 Combien je chérissois mes fleurs et mon ombrage ! 6+6 a
Quels gras troupeaux erroient dans mon gras pâturage ! 6+6 a
Tout rioit à mes yeux ; mon esprit ne rêvoit 6+6 b
Que des meules d'épis et des ruisseaux de lait. 6+6 b
Trop courte illusion ! Délices chimériques ! 6+6 a
270 De mon triste pays les troubles politiques 6+6 a
M'ont laissé pour tout bien mes agrestes pipeaux. 6+6 b
Adieu mes fleurs ! Adieu mes fruits et mes troupeaux ! 6+6 b
Eh bien ! Forêts du Pinde, asiles frais et sombres, 6+6 a
Revenez, rendez-moi vos poëtiques ombres. 6+6 a
275 Si le sort m'interdit les doux travaux des champs, 6+6 b
Du moins à leurs bienfaits je consacre mes chants : 6+6 b
Des vergers, des guérets tous les dieux me secondent ; 6+6 a
La colline m'écoute, et les bois me répondent. 6+6 a
Vous donc qui, comme moi, de ce bel art épris, 6+6 b
280 Voulez à vos rivaux en disputer le prix, 6+6 b
Ne vous contentez pas d'une facile gloire : 6+6 a
Les champs ont leurs combats, les champs ont leur victoire. 6+6 a
Voyez-vous, au midi, de ce sol montueux 6+6 b
Le soleil échauffer les rocs infructueux ? 6+6 b
285 Venez, que tardez-vous ? Par un triomphe utile 6+6 a
Changez ce sol ingrat en un terrain fertile ; 6+6 a
Et pour planter le cep sur ces coteaux vaincus, 6+6 b
Que Mars prête en riant ses foudres à Bacchus ! 6+6 b
De ces apprêts guerriers la montagne s'étonne : 6+6 a
290 Le feu court dans ses flancs ; ils s'ouvrent ; le ciel tonne, 6+6 a
Et des rocs déchirés avec un long fracas 6+6 b
Les débris dispersés s'envolent en éclats. 6+6 b
Le pampre verdoyant aussitôt les remplace, 6+6 a
Et rit aux mêmes lieux que hérissoit leur masse. 6+6 a
295 Bientôt un doux nectar, par vos travaux acquis, 6+6 b
Vous semble encor plus doux sur un terrain conquis ; 6+6 b
Vos amis avec vous partagent la conquête, 6+6 a
Et leur brillante orgie en célèbre la fête. 6+6 a
Ailleurs c'est un coteau dont le terrain mouvant, 6+6 b
300 Entrné par les eaux, emporté par le vent, 6+6 b
N'offre à l'œil attristé qu'une stérile arène. 6+6 a
Eh bien ! Ces lieux encor vous pront votre peine, 6+6 a
Si, d'un sol indigent fécond réparateur, 6+6 b
De son terrain nouveau votre art est créateur. 6+6 b
305 Ainsi, cette île altière, ouvrage d'une autre île ; 6+6 a
Ce rocher héroïque, en hauts faits si fertile, 6+6 a
Qui voit fumer de loin le sommet de l'Etna, 6+6 b
Malte, emprunta son sol aux campagnes d'Enna : 6+6 b
Ainsi loin d'elle encor la Sicile est féconde. 6+6 a
310 La terre de Cérès, en voyageant sur l'onde, 6+6 a
Vint couvrir ces rochers ; et leur maigre terrain, 6+6 b
Qui suffisoit à peine à l'humble romarin, 6+6 b
Vit naître à force d'art, sur sa côte brûlante, 6+6 a
Le melon savoureux, la figue succulente, 6+6 a
315 Et ces raisins ambrés qui parfument les airs, 6+6 b
Et l'arbre aux pommes d'or, aux rameaux toujours verts. 6+6 b
Les lauriers seuls sembloient y croître sans culture. 6+6 a
Thétis avec plaisir réfléchit leur verdure, 6+6 a
Et ce roc, par l'é dévoré si long-temps, 6+6 b
320 Eut enfin son automne et connut le printemps. 6+6 b
Imitez, s'il se peut, cette heureuse industrie. 6+6 a
Le terrain qu'a perdu cette côte appauvrie, 6+6 a
Reprenez-le aux vallons ; que la fécondi 6+6 b
Vienne couvrir des rocs la triste nudité. 6+6 b
325 Mais quand l'onde et les vents vont lui livrer la guerre, 6+6 a
Que partout d'humbles murs soutiennent cette terre ! 6+6 a
Ô riant Gemenos ! ô vallon fortuné ! 6+6 b
Tel j'ai vu ton coteau, de pampres couronné, 6+6 b
Que la figue chérit, que l'olive idolâtre, 6+6 a
330 Étendre en verts gradins son riche amphithéâtre ; 6+6 a
Et la terre, par l'homme apportée à grands frais, 6+6 b
D'un sol enfant de l'art étaler les bienfaits. 6+6 b
Lieu charmant ! Trop heureux qui dans ta belle plaine, 6+6 a
Où l'hiver indulgent attiédit son haleine, 6+6 a
335 Au sein d'un doux abri peut, sous ton ciel vermeil, 6+6 b
Avec tes orangers partager ton soleil, 6+6 b
Respirer leurs parfums, et, comme leur verdure, 6+6 a
Même au sein des frimats défier la froidure ! 6+6 a
Toutefois le bel art que célèbrent mes chants 6+6 b
340 Ne borne point sa gloire à féconder les champs. 6+6 b
Il sait, pour employer leurs richesses fécondes, 6+6 a
Mettre à profit les vents et les feux et les ondes, 6+6 a
Dompter et façonner et le fer et l'airain, 6+6 b
Transformer en tissus et la laine et le lin. 6+6 b
345 Loin de ces verts coteaux, de ces humbles campagnes, 6+6 a
Venez donc, suivez-moi vers ces âpres montagnes, 6+6 a
Formidables déserts d'où tombent les torrens, 6+6 b
Où gronde le tonnerre, où mugissent les vents. 6+6 b
Monts où j'ai tant rêvé, pour qui, dans mon ivresse, 6+6 a
350 Des plus rians vallons j'oubliois la mollesse, 6+6 a
Ne pourrai-je encor voir vos rocs majestueux, 6+6 b
Entendre de vos flots le cours tumultueux ? 6+6 b
Oh ! Qui m'enfoncera sous vos portiques sombres, 6+6 a
Dans vos sentiers noircis d'impénétrables ombres ? 6+6 a
355 Mais ce n'est plus le temps : autrefois des beaux arts, 6+6 b
Sur ces monts, sur ces rocs, j'appelois les regards ; 6+6 b
C'est au cultivateur qu'aujourd'hui je m'adresse ; 6+6 a
J'invoque le besoin, le travail et l'adresse. 6+6 a
Je leur dis : voyez-vous bondir ces flots errans ? 6+6 b
360 Courez, emparez-vous de ces fougueux torrens ; 6+6 b
Guidez dans des canaux leur onde apprivoie. 6+6 a
Que, tantôt réunie et tantôt divie, 6+6 a
Elle tourne la roue, élève les marteaux, 6+6 b
Et dévide la soie, ou dompte les métaux. 6+6 b
365 Là, docile ouvrier, le fier torrent façonne 6+6 a
Les toisons de Palès, les sabres de Bellone : 6+6 a
Là, plus prompt que l'éclair, le flot lance les mâts 6+6 b
Destinés à voguer vers de lointains climats : 6+6 b
Là pour l'art des Didot Annonay voit paroître 6+6 a
370 Les feuilles où ces vers seront tracés peut-être. 6+6 a
Tout vit, j'entends partout retentir les échos 6+6 b
Du bruit des ateliers, des forges et des flots. 6+6 b
Les rocs sont subjugués ; l'homme est grand, l'art sublime : 6+6 a
La montagne s'égaie, et le désert s'anime. 6+6 a
375 Sachez aussi comment des fleuves, des ruisseaux 6+6 b
On peut mettre à profit les salutaires eaux ; 6+6 b
Et Pomone et Palès, et Flore et les Dryades, 6+6 a
Doivent leurs doux trésors à l'urne des Nayades, 6+6 a
Surtout dans les climats où l'ardente saison 6+6 b
380 Jusque dans sa racine attaque le gazon, 6+6 b
Et laisse à peine au sein de la terre embrae 6+6 a
Tomber d'un ciel avare une foible roe. 6+6 a
Non loin est un ruisseau ; mais de ce mont jaloux 6+6 b
Le rempart ennemi le sépare de vous : 6+6 b
385 Eh bien ! Osez tenter une grande conquête. 6+6 a
Venez, de vos sapeurs déjà l'armée est prête. 6+6 a
Sous leurs coups redoublés le mont cède en croulant ; 6+6 b
La brouette aux longs bras, qui gémit en roulant, 6+6 b
Qui, partout se frayant un facile passage, 6+6 a
390 Sur son unique roue agilement voyage, 6+6 a
S'emplissant, se vidant, allant, venant cent fois, 6+6 b
Des débris entassés transporte au loin le poids. 6+6 b
Enfin le mont succombe ; il s'ouvre, et sous sa voute 6+6 a
Ouvre au ruisseau joyeux une facile route. 6+6 a
395 La Nayade s'étonne, et, dans son lit nouveau, 6+6 b
À ses brillans destins abandonne son eau. 6+6 b
Il vient, il se partage en fertiles rigoles ; 6+6 a
Chacun de ses filets sont autant de Pactoles : 6+6 a
Sur son passage heureux tout renaît, tout verdit. 6+6 b
400 De ses états nouveaux son onde s'applaudit, 6+6 b
Et, source de frcheur, d'abondance et de gloire, 6+6 a
Vous paye en peu de temps les frais de la victoire. 6+6 a
Dans les champs où, plus près de l'astre ardent du jour, 6+6 b
Au sein de ses vallons Lima sent, tour à tour 6+6 b
405 Par le vent de la mer, par celui des montagnes, 6+6 a
Le soir et le matin rafrchir ses campagnes, 6+6 a
Avec bien moins de frais et bien moins d'art encor, 6+6 b
L'homme sait des ruisseaux disposer le trésor, 6+6 b
Et, suivant qu'il répand ou suspend leur largesse, 6+6 a
410 Retarde sa récolte ou hâte sa richesse. 6+6 a
Près du fruit colo la fleur s'épanouit, 6+6 b
L'arbre donne et promet, l'homme espère et jouit. 6+6 b
Là le cep obéit au fer qui le façonne ; 6+6 a
Ici de grappes d'or la vigne se couronne ; 6+6 a
415 Et, sans que l'eau du ciel lui dispense ses dons, 6+6 b
L'homme au cours des ruisseaux asservit les saisons. 6+6 b
Lieux charmans, où les cieux sont féconds sans nuage, 6+6 a
Et qui ne doivent point leur richesse à l'orage ! 6+6 a
Tant l'art a de pouvoir ! Tant l'homme audacieux 6+6 b
420 Sait vaincre la nature et corriger les cieux ! 6+6 b
Ne pouvez-vous encor de ces terres fangeuses 6+6 a
Guider dans des canaux les eaux marécageuses, 6+6 a
Et, donnant à Cérès des trésors imprévus, 6+6 b
Montrer au ciel des champs qu'il n'avoit jamais vus ? 6+6 b
425 Tantôt, coulant sans but, des sources vagabondes 6+6 a
À leur libre penchant abandonnent leurs ondes, 6+6 a
Et suivent au hasard leur cours licencieux : 6+6 b
Changez en long canal ces flots capricieux. 6+6 b
Bientôt vous allez voir mille barques agiles 6+6 a
430 Descendre, remonter sur ses ondes dociles. 6+6 a
Aux cantons étrangers il porte vos trésors ; 6+6 b
Des fruits d'un sol lointain il enrichit vos bords ; 6+6 b
Par lui les intérêts, les besoins se confondent, 6+6 a
Tous les biens sont communs, tous les lieux se répondent, 6+6 a
435 Et l'air, l'onde et la terre en bénissent l'auteur. 6+6 b
Riquet de ce grand art atteignit la hauteur, 6+6 b
Lorsqu'à ce grand travail du peuple monastique, 6+6 a
Dont long-temps l'ignorance honora Rome antique, 6+6 a
Son art joignit encor des prodiges nouveaux, 6+6 b
440 Et réunit deux mers par ses hardis travaux. 6+6 b
Non, l'Égypte et son lac, le Nil et ses merveilles 6+6 a
Jamais de tels récits n'ont frappé les oreilles. 6+6 a
Là, par un art magique, à vos yeux sont offerts 6+6 b
Des fleuves sur des ponts, des vaisseaux dans les airs ; 6+6 b
445 Des chemins sous des monts, des rocs changés en voûte, 6+6 a
Où vingt fleuves, suivant leur ténébreuse route, 6+6 a
Dans de noirs souterrains conduisent les vaisseaux, 6+6 b
Qui du noir Achéron semblent fendre les eaux ; 6+6 b
Puis, gagnant lentement l'ouverture oppoe, 6+6 a
450 Découvrent tout à coup un riant élye, 6+6 a
Des vergers pleins de fruits et des prés pleins de fleurs, 6+6 b
Et d'un bel horison les brillantes couleurs. 6+6 b
En contemplant du mont la hauteur menaçante, 6+6 a
Le fleuve quelque temps s'arrête d'épouvante ; 6+6 a
455 Mais, d'espace en espace en tombant retenus, 6+6 b
Avec art applanis, avec art soutenus, 6+6 b
Du mont, dont la hauteur au vallon doit les rendre, 6+6 a
Les flots, de chute en chute, apprennent à descendre ; 6+6 a
Puis, traversant en paix l'émail fleuri des prés, 6+6 b
460 Conduisent à la mer les vaisseaux rassurés. 6+6 b
Chef-d'œuvre qui vainquit les monts, les champs, les ondes, 6+6 a
Et joignit les deux mers qui joignent les deux mondes ! 6+6 a
Mais ces fleuves féconds sont souvent destructeurs : 6+6 b
Sachez donc réprimer ces flots dévastateurs. 6+6 b
465 Tout connut ce bel art, et l'antiquité même 6+6 a
En présente à nos yeux l'ingénieux emblème. 6+6 a
Du fabuleux Ovide écoutez le récit. 6+6 b
Achéloüs, dit-il, échappé de son lit, 6+6 b
Entrnoit les troupeaux dans ses eaux orageuses, 6+6 a
470 Rouloit l'or des moissons dans ses vagues fangeuses, 6+6 a
Emportoit les hameaux, dépeuploit les cités, 6+6 b
Et changeoit en déserts les champs épouvantés. 6+6 b
Soudain Hercule arrive et veut dompter sa rage : 6+6 a
Dans les flots écumans il se jette à la nage, 6+6 a
475 Les fend d'un bras nerveux, appaise leurs bouillons, 6+6 b
Et ramène en leur lit leurs fougueux tourbillons. 6+6 b
Du fleuve subjugué l'onde en courroux murmure : 6+6 a
Aussitôt d'un serpent il revêt la figure ; 6+6 a
Il siffle, il s'enfle, il roule, il déroule ses nœuds, 6+6 b
480 Et de ses vastes plis bat ses bords sablonneux. 6+6 b
À peine il l'aperçoit, le vaillant fils d'Alcmène 6+6 a
De ses bras vigoureux le saisit et l'enchaîne ; 6+6 a
Il le presse, il l'étouffe, et de son corps mourant 6+6 b
Laisse le dernier pli sur l'arène expirant, 6+6 b
485 Se relève en fureur, et lui dit : téméraire, 6+6 a
Osas-tu bien d'Hercule affronter la colère ? 6+6 a
Et ne savois-tu pas, qu'en son berceau fameux 6+6 b
Des serpens étouffés furent ses premiers jeux ? 6+6 b
Étonné, furieux de sa double victoire, 6+6 a
490 Le fleuve de ses flots prétend venger la gloire, 6+6 a
Il fond sur son vainqueur. Ce n'est plus un serpent, 6+6 b
En replis onduleux sur le sable rampant ; 6+6 b
C'est un taureau superbe, au front large et sauvage : 6+6 a
Ses bonds impétueux déchirent son rivage, 6+6 a
495 Sa tête bat les vents, le feu sort de ses yeux ; 6+6 b
Il mugit et sa voix a fait trembler les cieux. 6+6 b
Hercule, sans effroi, voit renaître la guerre, 6+6 a
Part, vole, le saisit, le combat et l'atterre, 6+6 a
L'accable de son poids, presse de son genou 6+6 b
500 Sa gorge haletante et son robuste cou ; 6+6 b
Puis, fier et triomphant de sa rage étouffée, 6+6 a
Arrache un de ses dards et s'en fait un trophée. 6+6 a
Aussitôt les sylvains, les nymphes de ces bords, 6+6 b
Dont il vengea l'empire et sauva les trésors, 6+6 b
505 Au vainqueur qui repose apportent leurs offrandes, 6+6 a
L'entourent de festons, le parent de guirlandes, 6+6 a
Et, dans la corne heureuse épanchant leurs faveurs, 6+6 b
La remplissent de fruits, la couronnent de fleurs. 6+6 b
Heureuse fiction, aimable allégorie, 6+6 a
510 Du peintre et du poëte également chérie ! 6+6 a
Eh ! Qui dans ce serpent, dans ces plis sinueux, 6+6 b
Ne voit des flots errans les détours tortueux, 6+6 b
Soumettant à nos lois leur fureur vagabonde ? 6+6 a
Ce taureau qui mugit, c'est la vague qui gronde : 6+6 a
515 Ces deux cornes du fleuve expriment les deux bras ; 6+6 b
Celle qu'arrache Alcide en ces fameux combats, 6+6 b
Riche des dons de Flore et des fruits de Pomone, 6+6 a
De l'homme, heureux vainqueur des eaux qu'il emprisonne, 6+6 a
Marque la récompense, et sous ces heureux traits 6+6 b
520 L'abondance aux mortels verse encor ses bienfaits. 6+6 b
Ce travail vous étonne ? Eh ! Voyez le batave 6+6 a
Donner un frein puissant à l'océan esclave. 6+6 a
Là le chêne, en son sein fixé profondément, 6+6 b
Présente une barrière au fougueux élément. 6+6 b
525 S'il n'a plus ces rameaux et ces pompeux feuillages 6+6 a
Qui paroient le printemps et bravoient les orages, 6+6 a
Sa tige dans les mers soutient d'autres assauts, 6+6 b
Et brise fièrement la colère des eaux. 6+6 b
Là d'un long mur de joncs l'ondoyante souplesse, 6+6 a
530 Puissante par leur art, forte par sa foiblesse, 6+6 a
Sur le bord qu'il menace attend le flot grondant, 6+6 b
Trompe sa violence et résiste en cédant. 6+6 b
De là ce sol conquis et ces plaines fécondes, 6+6 a
Que la terre étonnée a vu sortir des ondes ; 6+6 a
535 Ces champs pleins de troupeaux, ces prés enfans de l'art ! 6+6 b
Le long des flots bruyans qui battent ce rempart, 6+6 b
Le voyageur, surpris, au-dessus de sa tête 6+6 a
Entend gronder la vague et mugir la tempête, 6+6 a
Et dans ce sol heureux, à force de tourment, 6+6 b
540 La nature est tout art, l'art tout enchantement. 6+6 b
Vous ne pouvez sans doute offrir ces grands spectacles ; 6+6 a
Mais votre art plus borné peut avoir ses miracles. 6+6 a
Donnez-lui donc l'essor ; sachez par vos travaux 6+6 b
Vaincre ou mettre à profit le cours puissant des eaux. 6+6 b
545 Tantôt à votre sol l'onde livrant la guerre 6+6 a
Mord en secret ses bords, et dévore sa terre : 6+6 a
Tantôt par son penchant le courant entr 6+6 b
Vous livre, en s'éloignant, son lit abandonné : 6+6 b
Ailleurs, d'un champ qu'il ronge emportant ses ruines, 6+6 a
550 Ses flots officieux vous cèdent leurs rapines. 6+6 a
Recevez leurs présens, et, protégeant leurs bords, 6+6 b
De l'onde usurpatrice arrêtez les efforts, 6+6 b
Et gouvernant son cours rebelle ou volontaire, 6+6 a
Traitez-le comme esclave ou comme tributaire. 6+6 a
555 Souvent même, dit-on, tout un frêle terrain 6+6 b
De sa base d'argile est détaché soudain, 6+6 b
Glisse, vogue sur l'onde, et, vers l'autre rivage, 6+6 a
D'un voisin étonné va joindre l'héritage. 6+6 a
Le nouveau possesseur, qu'enrichissent ces eaux, 6+6 b
560 Contemple à son réveil ses domaines nouveaux, 6+6 b
Tandis qu'à l'autre bord ses déplorables maîtres 6+6 a
Ont vu s'enfuir loin d'eux les champs de leurs ancêtres. 6+6 a
Muse, attendris tes sons, et chante la douleur 6+6 b
De la belle égérie, heureuse en son malheur. 6+6 b
565 Sous les monts de l'écosse, en un lac où des îles 6+6 a
Pressent, dit-on, les flots de leurs masses mobiles, 6+6 a
Son père possédoit un modique terrain, 6+6 b
Élevé sur les eaux et flottant sur leur sein : 6+6 b
Telle, comme une fleur jetée au sein de l'onde, 6+6 a
570 Callimaque nous peint cette île vagabonde, 6+6 a
L'asile de Latone et le berceau des dieux. 6+6 b
Du hasard et des flots travail capricieux, 6+6 b
Celle que je décris, des racines sauvages, 6+6 a
Des mousses, des rameaux enlacés par les âges, 6+6 a
575 Se forma lentement. Des feuillages flétris 6+6 b
L'enrichissent encor de leurs féconds débris, 6+6 b
Et les caps avancés, à qui l'eau fait la guerre, 6+6 a
De leur lente ruine avoient accru sa terre. 6+6 a
Autour d'elle flottoient des saules, des roseaux. 6+6 b
580 Là n'étoient point nourris de superbes troupeaux, 6+6 b
La genisse féconde et la brebis bêlante. 6+6 a
Quelques chevreaux épars, famille pétulante, 6+6 a
Sous les lois d'égérie erroient seuls en ce lieu : 6+6 b
C'étoit peu ; mais le pauvre est riche de si peu ! 6+6 b
585 Souvent en l'embrassant son respectable père 6+6 a
Lui disoit : ô ma fille, image de ta mère ! 6+6 a
Mon cœur se l'est promis : cette île que tu vois, 6+6 b
C'est ta dot ; ces chevreaux et ce pré sont à toi. 6+6 b
Maître, au bord opposé, d'un bois, d'une prairie, 6+6 a
590 Dolon depuis long-temps adoroit égérie. 6+6 a
Trop heureux si, troublant un bonheur aussi doux, 6+6 b
Son père n'eût dé fait choix d'un autre époux ! 6+6 b
Toutefois de l'amour l'adresse industrieuse 6+6 a
À les dédommager étoit ingénieuse. 6+6 a
595 Le lac plus d'une fois sur ses flots complaisans 6+6 b
Du rivage oppo leur porta les présens, 6+6 b
Les beaux fruits de Dolon, les fleurs de la bergère. 6+6 a
Souvent l'heureux Dolon sur sa barque légère 6+6 a
Visitoit l'île heureuse. On sait que de l'amour 6+6 b
600 Les îles en tout temps sont le plus cher séjour. 6+6 b
Celle-ci n'étoit point la magique retraite 6+6 a
Que d'Alcine ou d'Armide enfanta la baguette ; 6+6 a
Un charme encor plus doux y fixoit ces amans : 6+6 b
Se voir, s'aimer, voi leurs seuls enchantemens. 6+6 b
605 Falloit-il se quitter ? Condamnés à l'absence, 6+6 a
En perdant le plaisir ils gardoient l'espérance. 6+6 a
Enfin le tendre amour, au gré de leur ardeur, 6+6 b
Voulut unir leur sort, comme il unit leur cœur. 6+6 b
Parmi les déités que révèrent ces ondes, 6+6 a
610 Doris fut la plus belle : en ses grottes profondes 6+6 a
Le lac n'enferma point un plus rare trésor. 6+6 b
Sous les flots azurés brilloient ses tresses d'or : 6+6 b
L'eau s'enorgueillissoit d'une charge aussi belle, 6+6 a
Les flots plus mollement murmuroient autour d'elle : 6+6 a
615 Les nymphes l'admiroient. Le jeune Palémon 6+6 b
Pour elle de sa trompe adoucissoit le son, 6+6 b
Et jamais chez Thétis nymphe plus ravissante 6+6 a
Ne reçut les baisers de l'onde caressante. 6+6 a
Éole l'adoroit, et son fougueux amour 6+6 b
620 Vainement l'appeloit dans sa bruyante cour ; 6+6 b
La nymphe refusoit les farouches hommages 6+6 a
D'un dieu dont les soupirs ressemblent aux orages : 6+6 a
L'amant le plus bruyant n'est pas le plus aimé. 6+6 b
L'amour vole à ce dieu par lui-même enflammé. 6+6 b
625 Éole ! écoute-moi, lui dit-il. Égérie 6+6 a
Du sensible Dolon dès long-temps est chérie ; 6+6 a
Son père la destine aux vœux d'un autre amant : 6+6 b
Seconde mes désirs pour ce couple charmant. 6+6 b
Que l'île d'égérie, au gré de la tempête, 6+6 a
630 Vers les champs de Dolon vogue, aborde, et s'arrête ; 6+6 a
Qu'alors tous deux unis ils se donnent leur foi : 6+6 b
Je le jure, à ce prix Doris vivra pour toi. 6+6 b
Mais ne l'entraîne point dans ta cour turbulente, 6+6 a
Permets-lui d'habiter dans sa grotte charmante ; 6+6 a
635 Écarte de ses bords l'aquilon furieux, 6+6 b
Et que les seuls zéphirs soupirent dans ces lieux ! 6+6 b
L'amour le veut ainsi ! Le dieu parle et s'envole. 6+6 a
L'espoir d'un prix si doux flatte le cœur d'Éole. 6+6 a
Pour hâter un bonheur de qui dépend le sien, 6+6 b
640 Il veut de ces amans former l'heureux lien. 6+6 b
Un jour (l'île ce jour ne les vit point ensemble), 6+6 a
Soudain l'air a mugi, l'onde croît, l'île tremble, 6+6 a
Les flots tumultueux rugissent à l'entour : 6+6 b
Rien n'égale un orage excité par l'amour. 6+6 b
645 L'île cède, égérie est en pleurs sur la rive. 6+6 a
Elle rappelle en vain son île fugitive, 6+6 a
Hélas ! Et son amour, injuste un seul moment, 6+6 b
Craint, en perdant sa dot, de perdre son amant. 6+6 b
Fille aimable, bannis une crainte importune ! 6+6 a
650 L'aveugle amour est cher à l'aveugle fortune, 6+6 a
Et tous deux de ton île ils dirigent le cours. 6+6 b
Le terrain vagabond, après de longs détours, 6+6 b
Se rapproche des lieux où, seul sur le rivage, 6+6 a
Dolon, triste et pensif, entend gronder l'orage. 6+6 a
655 Il regarde, il s'étonne, il observe long-temps 6+6 b
Cette île voyageuse et ces arbres flottans, 6+6 b
Quand soudain à ses yeux, quelle surprise extrême ! 6+6 a
La terre, en approchant, montre l'île qu'il aime. 6+6 a
Il tremble : il craint pour elle une vague, un écueil ; 6+6 b
660 Il la suit sur les eaux, il la conduit de l'œil. 6+6 b
L'île long-temps encor flotte au gré de l'orage ; 6+6 a
La vague enfin la pousse et l'applique au rivage. 6+6 a
Dolon court, Dolon vole : il parcourt ces beaux lieux 6+6 b
Si chéris de son cœur, si connus à ses yeux ; 6+6 b
665 Il cherche le bosquet, il cherche la cabane, 6+6 a
Où leurs discrets amours fuyoient un œil profane. 6+6 a
Les flots impétueux auront-ils respecté 6+6 b
Les fleurs qu'elle arrosoit, l'arbre qu'elle a planté ? 6+6 b
Trouvera-t-il encor sur l'écorce légère 6+6 a
670 De leurs chiffres unis le tendre caractère ? 6+6 a
Tout l'émeut, tout occupe et son âme et ses yeux : 6+6 b
D'un cœur moins effrayé, d'un œil moins curieux, 6+6 b
Un tendre ami parcourt l'air, les traits, le visage 6+6 a
D'un ami que les flots jetèrent au rivage. 6+6 a
675 À peine cependant le calme a reparu, 6+6 b
Dolon revole aux lieux d'où l'île a disparu. 6+6 b
Il suit sa course, il vogue ; il arrive à la plage 6+6 a
Où la belle égérie, en pleurs sur le rivage, 6+6 a
Cherchoit encor de l'œil, plus belle en sa douleur, 6+6 b
680 L'île qui fut sa dot, et qui fait son malheur. 6+6 b
Il embrasse en pleurant son vénérable père ; 6+6 a
Il tombe en suppliant aux genoux de sa mère : 6+6 a
Le destin, leur dit-il, vous a ravi vos biens, 6+6 b
Mais en vous les ôtant il vous donna les miens ; 6+6 b
685 Ils sont à vous, venez. Il dit, l'onde les mène 6+6 a
Au rivage où leur île est jointe à son domaine. 6+6 a
Le changement d'abord leur déguise les lieux ; 6+6 b
Mais d'égérie à peine ils ont frappé les yeux, 6+6 b
Ah ! La voilà, dit-elle. Oui, la voilà, s'écrie 6+6 a
690 Le sensible Dolon, ton île tant chérie ! 6+6 a
Ton malheur fut cruel, mon bonheur est plus grand ! 6+6 b
L'orage te l'ôta, mon amour te la rend. 6+6 b
Vers ce rivage ami les dieux l'ont amee : 6+6 a
Qu'ainsi puisse nous joindre un heureux hymée ! 6+6 a
695 Il dit ; la mère pleure et le père consent, 6+6 b
Et la belle égérie accepte en rougissant. 6+6 b
Et cependant il veut que cette île si chère 6+6 a
Reprenne sa parure et sa forme première. 6+6 a
Un pont joint à ses bords ce fortuné séjour, 6+6 b
700 Sacré par le malheur, plus sacré par l'amour ; 6+6 b
Mais son art l'affermit, et l'onde mugissante 6+6 a
Vient briser sur ses bords sa colère impuissante. 6+6 a
Ainsi cette île errante eut un frein dans les flots, 6+6 b
Le bonheur un asile, et l'amour sa Délos. 6+6 b
Fin du second chant.
mètre profil métrique : 6+6
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