Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
M = voyelle masculine
F = "e" féminin
| = césure
DEL_1/DEL2
Jacques DELILLE
Les Jardins
ou
L’Art d’embellir les paysages
1782
CHANT SECOND
Oh ! si j’avais ce luth | dont le charme autrefois 6+6 a
Entraînait sur l’Hémus | les rochers et les bois, 6+6 a
Je le ferais parler, | et sur les paysages 6+6 b
Les arbres tout-à-coup | déploîraient leurs ombrages. 6+6 b
5 Le chêne, le tilleul, | le cèdre et l’oranger 6+6 a
En cadence viendraient | dans mes champs se ranger. 6+6 a
Mais l’antique harmonie | a perdu ses merveilles ; 6+6 b
La lyre est sans pouvoir, | les rochers sans oreilles ; 6+6 b
L’arbre reste immobile | aux sons les plus flatteurs, 6+6 a
10 Et l’art et le travail | sont les seuls enchanteurs. 6+6 a
Apprenez donc de l’art | quel soin et quelle adresse 6+6 b
Donne aux arbres divers | la grâce ou la richesse. 6+6 b
Par ses fruits, par ses fleurs, | par son beau vêtement, 6+6 a
L’arbre est de nos jardins | le plus bel ornement. 6+6 a
15 Pour mieux plaire à nos yeux, | combien il prend de formes ! 6+6 b
Là, s’étendent ses bras | pompeusement informes ; 6+6 b
Sa tige ailleurs s’élance | avec légèreté. 6+6 a
Ici, j’aime sa grâce, | et là, sa majesté. 6+6 a
Il tremble au moindre souffle, | ou contre la tempête 6+6 b
20 Roidit son tronc noueux | et sa robuste tête. 6+6 b
Rude ou poli, baissant | ou dressant ses rameaux, 6+6 a
Véritable Protée | entre les végétaux, 6+6 a
Il change incessamment, | pour orner la nature, 6+6 b
Sa taille, sa couleur, | ses fruits et sa verdure. 6+6 b
25 Ces effets variés | sont les trésors de l’art, 6+6 a
Que le goût lui défend | d’employer au hasard. 6+6 a
Des divers plants encor | la forme et l’étendue 6+6 b
Sous des aspects divers | se présente à la vue. 6+6 b
Tantôt un bois profond, | sauvage, ténébreux, 6+6 a
30 Épanche une ombre immense ; | et tantôt moins nombreux 6+6 a
Un plant d’arbres choisis | forme un riant bocage. 6+6 b
Plus loin, distribués | dans un frais paysage, 6+6 b
Des groupes élégants | fixent l’œil enchanté : 6+6 a
Ailleurs, se confiant | à sa propre beauté, 6+6 a
35 Un arbre seul se montre, | et seul orne la terre. 6+6 b
Tels, si la paix des champs | peut rappeler la guerre, 6+6 b
Une nombreuse armée | étale à nos regards 6+6 a
Des bataillons épais, | des pelotons épars ; 6+6 a
Et là, fier de sa force | et de sa renommée, 6+6 b
40 Un héros seul avance, | et vaut seul une armée. 6+6 b
Tous ces plants différents | suivent diverses lois. 6+6 a
Dans les jardins de l’art, | notre luxe autrefois 6+6 a
Des arbres isolés | dédaignait la parure : 6+6 b
Ils plaisent aujourd’hui | dans ceux de la nature. 6+6 b
45 Par un caprice heureux, | par de savants hasards, 6+6 a
Leurs plants désordonnés | charmeront nos regards. 6+6 a
Qu’ils diffèrent d’aspect, | de forme, de distance ; 6+6 b
Que toujours la grandeur, | ou du moins l’élégance 6+6 b
Distingue chaque tige, | ou que l’arbre honteux 6+6 a
50 Se cache dans la foule, | et disparaisse aux yeux. 6+6 a
Mais lorsqu’un chêne antique, | ou lorsqu’un vieil érable, 6+6 b
Patriarche des bois, | lève un front vénérable, 6+6 b
Que toute sa tribu, | se rangeant à l’entour, 6+6 a
S’écarte avec respect, | et compose sa cour ; 6+6 a
55 Ainsi, l’arbre isolé | plaît aux champs qu’il décore. 6+6 b
Avec bien plus de choix | et plus de goût encore, 6+6 b
Les groupes formeront | mille tableaux heureux. 6+6 a
D’arbres plus ou moins forts, | et plus ou moins nombreux 6+6 a
Formez leur masse épaisse, | ou leurs touffes légères : 6+6 b
60 De loin l’œil aime à voir | tout ce peuple de frères. 6+6 b
C’est par eux que l’on peut | varier ses dessins, 6+6 a
Rapprocher, et tantôt | repousser les lointains, 6+6 a
Réunir, séparer, | et sur les paysages 6+6 b
Étendre, ou replier | le rideau des ombrages. 6+6 b
65 Vos groupes sont formés : | il est temps que ma voix 6+6 a
À connaître un peu d’art | accoutume les bois. 6+6 a
Bois augustes, salut ! | vos voûtes poétiques 6+6 b
N’entendent plus le barde | et ses affreux cantiques ; 6+6 b
Mais un plus doux délire | habite vos déserts, 6+6 a
70 Et vos antres encor | nous instruisent en vers. 6+6 a
Vous inspirez les miens, | ombres majestueuses ! 6+6 b
Souffrez donc qu’aujourd’hui | mes mains respectueuses 6+6 b
Viennent vous embellir, | mais sans vous profaner ; 6+6 a
C’est de vous que je veux | apprendre à vous orner. 6+6 a
75 Les bois peuvent s’offrir | sous des aspects sans nombre : 6+6 b
Ici, des troncs pressés | rembruniront leur ombre : 6+6 b
Là, de quelques rayons | égayant ce séjour, 6+6 a
Formez un doux combat | de la nuit et du jour. 6+6 a
Plus loin, marquant le sol | de leurs feuilles légères, 6+6 b
80 Quelques arbres épars | joueront dans les clairières, 6+6 b
Et flottant l’un vers l’autre, | et n’osant se toucher, 6+6 a
Paraîtront à la fois | se fuir et se chercher. 6+6 a
Ainsi le bois par vous | perd sa rudesse austère : 6+6 b
Mais n’en détruisez pas | le grave caractère. 6+6 b
85 De détails trop fréquents, | d’objets minutieux 6+6 a
N’allez pas découper | son ensemble à nos yeux. 6+6 a
Qu’il soit un, simple et grand, | et que votre art lui laisse, 6+6 b
Avec toute sa pompe, | un peu de sa rudesse. 6+6 b
Montrez ces troncs brisés ; | je veux des noirs torrents 6+6 a
90 Dans le creux des ravins | suivre les flots errants. 6+6 a
Du temps, des eaux, de l’air | n’effacez point la trace ; 6+6 b
De ces rochers pendants | respectez la menace, 6+6 b
Et qu’enfin dans ces lieux | empreints de majesté 6+6 a
Tout respire une mâle | et sauvage beauté. 6+6 a
95 Telle on aime d’un bois | la rustique noblesse. 6+6 b
Le bocage moins fier, | avec plus de mollesse 6+6 b
Déploie à nos regards | des tableaux plus riants, 6+6 a
Veut un site agréable, | et des contours liants, 6+6 a
Fuit, revient, et s’égare | en routes sinueuses, 6+6 b
100 Promène entre des fleurs | des eaux voluptueuses ; 6+6 b
Et j’y crois voir encore, | ivre d’un doux loisir, 6+6 a
Épicure dicter | les leçons du plaisir. 6+6 a
Mais c’est peu qu’en leur sein | le bois ou le bocage 6+6 b
Renferment leur richesse | élégante ou sauvage ; 6+6 b
105 Il en faut avec soin | embellir les dehors. 6+6 a
Avant tout, n’allez point, | symétrisant leurs bords, 6+6 a
Par vos murs de verdure | et vos tristes charmilles 6+6 b
Nous cacher des forêts | les nombreuses familles : 6+6 b
Je veux les voir ; je veux, | perçant au fond des bois, 6+6 a
110 Voir ces arbres divers | qui croissent à la fois ; 6+6 a
Les uns tout vigoureux | et tout frais de jeunesse, 6+6 b
D’autres tout décrépits, | tout noueux de vieillesse ; 6+6 b
Ceux-ci rampants, ceux-là, | fiers tyrans des forêts, 6+6 a
Des tributs de la sève | épuisant leurs sujets : 6+6 a
115 Vaste scène, où des mœurs, | de la vie et des âges, 6+6 b
L’esprit avec plaisir | reconnaît les images. 6+6 b
Près de ces grands effets, | que sont ces verts remparts, 6+6 a
Dont la forme importune | attriste les regards, 6+6 a
Forme toujours la même, | et jamais imprévue ? 6+6 b
120 Riche variété, | délices de la vue, 6+6 b
Accours, viens rompre enfin | l’insipide niveau, 6+6 a
Brise la triste équerre | et l’ennuyeux cordeau. 6+6 a
Par un mélange heureux | de golphes, de saillies, 6+6 b
Les lisières des bois | veulent être embellies. 6+6 b
125 L’œil, qui des plants tracés | par l’uniformité 6+6 a
Se dégoûte, et s’élance | à leur extrémité, 6+6 a
Se plaît à parcourir | dans sa vaste étendue, 6+6 b
De ces bords variés | la forme inattendue ; 6+6 b
Il s’égare, il se joue | en ces replis nombreux ; 6+6 a
130 Tour-à-tour il s’enfonce, | il ressort avec eux ; 6+6 a
Sur les tableaux divers | que leur chaîne compose 6+6 b
De distance en distance | avec plaisir repose : 6+6 b
Le bois s’en agrandit, | et, dans ses longs retours, 6+6 a
Varie à chaque pas | son charme et ses détours. 6+6 a
135 Dessinez donc sa forme, | et d’abord qu’on choisisse 6+6 b
Les arbres dont le goût | prescrit le sacrifice. 6+6 b
Mais ne vous hâtez point ; | condamnez à regret : 6+6 a
Avant d’exécuter | un rigoureux arrêt, 6+6 a
Ah ! songez que du temps | ils sont le lent ouvrage, 6+6 b
140 Que tout votre or ne peut | racheter leur ombrage, 6+6 b
Que de leur frais abri | vous goûtiez la douceur. 6+6 a
Quelquefois cependant | un ingrat possesseur, 6+6 a
Sans besoin, sans remords | les livre à la cognée. 6+6 b
Renversés sur le sein | de la terre indignée, 6+6 b
145 Ils meurent ; de ces lieux | s’exilent pour toujours 6+6 a
La douce rêverie | et les discrets amours. 6+6 a
Ah ! par ces bois sacrés, | dont le feuillage sombre 6+6 b
Aux danses du hameau | prêta souvent son ombre, 6+6 b
Par ces dômes touffus | qui couvraient vos aïeux, 6+6 a
150 Profanes, respectez | ces troncs religieux ; 6+6 a
Et quand l’âge leur laisse | une tige robuste, 6+6 b
Gardez-vous d’attenter | à leur vieillesse auguste. 6+6 b
Trop tôt le jour viendra | que ces bois languissants, 6+6 a
Pour céder leur empire | à de plus jeunes plants, 6+6 a
155 Tomberont sous le fer, | et de leur tête altière 6+6 b
Verront l’antique honneur | flétri dans la poussière. 6+6 b
Ô Versaille ! ô regrets ! | ô bosquets ravissants, 6+6 a
Chefs-d’œuvre d’un grand roi, | de Le Nôtre et des ans ! 6+6 a
La hache est à vos pieds | et votre heure est venue. 6+6 b
160 Ces arbres dont l’orgueil | s’élançait dans la nue, 6+6 b
Frappés dans leur racine, | et balançant dans l’air 6+6 a
Leurs superbes sommets | ébranlés par le fer, 6+6 a
Tombent, et de leurs troncs | jonchent au loin ces routes 6+6 b
Sur qui leurs bras pompeux | s’arrondissaient en voûtes. 6+6 b
165 Ils sont détruits, ces bois, | dont le front glorieux 6+6 a
Ombrageait de Louis | le front victorieux, 6+6 a
Ces bois où, célébrant | de plus douces conquêtes, 6+6 b
Les arts voluptueux | multipliaient les fêtes ! 6+6 b
Amour, qu’est devenu | cet asile enchanté 6+6 a
170 Qui vit de Montespan | soupirer la fierté ? 6+6 a
Qu’est devenu l’ombrage | où, si belle et si tendre, 6+6 b
À son amant surpris | et charmé de l’entendre 6+6 b
La Valière apprenait | le secret de son cœur, 6+6 a
Et sans se croire aimée | avouait son vainqueur ? 6+6 a
175 Tout périt, tout succombe ; | au bruit de ce ravage 6+6 b
Voyez-vous point s’enfuir | les hôtes du bocage ? 6+6 b
Tout ce peuple d’oiseaux | fiers d’habiter ces bois, 6+6 a
Qui chantaient leurs amours | dans l’asile des rois, 6+6 a
S’exilent à regret | de leurs berceaux antiques. 6+6 b
180 Ces dieux, dont le ciseau | peupla ces verts portiques, 6+6 b
D’un voile de verdure | autrefois habillés, 6+6 a
Tous honteux aujourd’hui | de se voir dépouillés, 6+6 a
Pleurent leur doux ombrage ; | et, redoutant la vue, 6+6 b
Vénus même une fois | s’étonna d’être nue. 6+6 b
185 Croissez, hâtez votre ombre, | et repeuplez ces champs, 6+6 a
Vous, jeunes arbrisseaux ; | et vous, arbres mourants, 6+6 a
Consolez-vous. Témoins | de la faiblesse humaine, 6+6 b
Vous avez vu périr | et Corneille et Turenne : 6+6 b
Vous comptez cent printemps, | hélas ! et nos beaux jours 6+6 a
190 S’envolent les premiers, | s’envolent pour toujours ! 6+6 a
Heureux donc qui jouit | d’un bois formé par l’âge ; 6+6 b
Mais trop heureux aussi | qui créa son bocage ! 6+6 b
Ces arbres, dont le temps | prépare la beauté, 6+6 a
Il dit comme Cyrus : | « C’est moi qui les plantai ». 6+6 a
195 Vous donc, si de vos plants | vous êtes maître encore, 6+6 b
Craignez qu’avant le temps | ils se pressent d’éclore. 6+6 b
Tel qu’un peintre, arrêtant | ses indiscrets pinceaux, 6+6 a
Longtemps dans sa pensée | ébauche ses tableaux, 6+6 a
Ainsi de vos dessins | méditez l’ordonnance. 6+6 b
200 Des sites, des aspects | connaissez la puissance, 6+6 b
Et le charme des bois | aux coteaux suspendus, 6+6 a
Et la pompe des bois | dans la plaine étendus. 6+6 a
Ainsi que les couleurs | et les formes amies, 6+6 b
Connaissez les couleurs, | les formes ennemies. 6+6 b
205 Le frêne aux longs rameaux | dans les airs élancés, 6+6 a
Repousserait le saule | aux longs rameaux baissés. 6+6 a
Le vert du peuplier | combat celui du chêne : 6+6 b
Mais l’art industrieux | peut adoucir leur haine ; 6+6 b
Et de leur union | médiateur heureux, 6+6 a
210 Un arbre mitoyen | les concilie entre eux. 6+6 a
Ainsi, par une teinte | avec art assortie, 6+6 b
Vernet de deux couleurs | éteint l’antipathie. 6+6 b
Connaissez donc l’emploi | de ces différents verts, 6+6 a
Brillants ou sans éclat, | plus foncés ou plus clairs. 6+6 a
215 C’est par ces tons changeants | qu’au sein des paysages 6+6 b
Vous pouvez avec choix | varier les ombrages, 6+6 b
Produire des effets | tantôt doux, tantôt forts, 6+6 a
Des contrastes frappants, | ou de moelleux accords. 6+6 a
Observez-les surtout, | lorsque la pâle automne, 6+6 b
220 Près de la voir flétrie, | embellit sa couronne : 6+6 b
Que de variété, | que de pompe et d’éclat ! 6+6 a
Le pourpre, l’orangé, | l’opale, l’incarnat 6+6 a
De leurs riches couleurs | étalent l’abondance. 6+6 b
Hélas ! tout cet éclat | marque leur décadence. 6+6 b
225 Tel est le sort commun. | Bientôt les aquilons 6+6 a
Des dépouilles des bois | vont joncher les vallons ; 6+6 a
De moment en moment | la feuille sur la terre, 6+6 b
En tombant, interrompt | le rêveur solitaire. 6+6 b
Mais ces ruines même | ont pour moi des attraits. 6+6 a
230 Là, si mon cœur nourrit | quelques profonds regrets, 6+6 a
Si quelque souvenir | vient rouvrir ma blessure, 6+6 b
J’aime à mêler mon deuil | au deuil de la nature. 6+6 b
De ces bois desséchés, | de ces rameaux flétris, 6+6 a
Seul, errant, je me plais | à fouler les débris. 6+6 a
235 Ils sont passés les jours | d’ivresse et de folie ; 6+6 b
Viens, je me livre à toi, | tendre mélancolie ; 6+6 b
Viens, non le front chargé | des nuages affreux 6+6 a
Dont marche enveloppé | le chagrin ténébreux, 6+6 a
Mais l’œil demi-voilé, | mais telle qu’en automne 6+6 b
240 À travers des vapeurs | un jour plus doux rayonne : 6+6 b
Viens, le regard pensif, | le front calme, et les yeux 6+6 a
Tout prêts à s’humecter | de pleurs délicieux. 6+6 a
Mais tandis que mon cœur | nourrit ces rêveries, 6+6 b
D’arbustes, d’arbrisseaux | mille races fleuries 6+6 b
245 M’appellent à leur tour. | Venez, peuple enchanteur, 6+6 a
Vous êtes la nuance | entre l’arbre et la fleur ; 6+6 a
De vos traits délicats | venez orner la scène. 6+6 b
Oh ! que si moins pressé | du sujet qui m’entraîne, 6+6 b
Vers le but qui m’attend | je ne hâtais mes pas, 6+6 a
250 Que j’aurais de plaisir | à diriger vos bras ! 6+6 a
Je vous reproduirais | sous cent formes fécondes ; 6+6 b
Ma main sous vos berceaux | ferait rouler les ondes ; 6+6 b
En dômes, en lambris | j’unirais vos rameaux ; 6+6 a
Mollement enlacés | autour de ces ormeaux, 6+6 a
255 Vos bras serpenteraient | sur leur robuste écorce, 6+6 b
Emblème de la grâce | unie avec la force : 6+6 b
Je fondrais vos couleurs, | et du blanc le plus pur, 6+6 a
Du plus tendre incarnat | jusqu’au plus sombre azur, 6+6 a
De l’œil rassasié | variant les délices, 6+6 b
260 Vos panaches, vos fleurs, | vos boules, vos calices, 6+6 b
À l’envi s’uniraient | dans mes brillants travaux, 6+6 a
Et Van-Huysum lui-même | envierait mes tableaux. 6+6 a
Mais vous à qui le ciel | prodigua leur richesse, 6+6 b
Ménagez avec art | leur pompe enchanteresse : 6+6 b
265 Partagez aux saisons | leurs brillantes faveurs ; 6+6 a
Que chacun apportant | ses parfums, ses couleurs, 6+6 a
Reparaisse à son tour, | et qu’au front de l’année 6+6 b
Sa guirlande de fleurs | ne soit jamais fanée. 6+6 b
Ainsi votre jardin | varie avec le temps : 6+6 a
270 Tout mois a ses bosquets, | tout bosquet son printemps, 6+6 a
Printemps bientôt flétri ! | Toutefois votre adresse 6+6 b
Peut consoler encor | de sa courte richesse. 6+6 b
Que par des soins prudents | tous ces arbres plantés, 6+6 a
Quand ils seront sans fleurs, | ne soient pas sans beautés. 6+6 a
275 Ainsi l’adroite Églé | prolongeant son empire, 6+6 b
Au déclin des beaux ans | sait encor nous séduire. 6+6 b
Le ciel même, malgré | l’inclémence de l’air, 6+6 a
N’a pas de tous ses dons | déshérité l’hiver. 6+6 a
Alors des vents jaloux | défiant les outrages, 6+6 b
280 Plusieurs arbres encor | retiennent leurs feuillages. 6+6 b
Voyez l’if et le lierre, | et le pin résineux, 6+6 a
Le houx luisant, armé | de ses dards épineux, 6+6 a
Et du laurier divin | l’immortelle verdure, 6+6 b
Dédommager la terre | et venger la nature. 6+6 b
285 Voyez leurs fruits de pourpre | et leurs glands de corail 6+6 a
Au vert de leurs rameaux | mêler un vif émail. 6+6 a
Au milieu des champs nus | leur parure m’enchante, 6+6 b
Et plus inespérée | en paraît plus touchante. 6+6 b
De vos jardins d’hiver | qu’ils ornent le séjour. 6+6 a
290 Là, vous venez saisir | les rayons d’un beau jour. 6+6 a
Là, l’oiseau, quand la terre | ailleurs est dépouillée, 6+6 b
Vole, et s’égaie encor | sous la verte feuillée, 6+6 b
Et trompé par les lieux | ne connaît plus les temps, 6+6 a
Croit revoir les beaux jours | et chante le printemps. 6+6 a
295 Ainsi ce doux réduit | plaît sans être factice. 6+6 b
Mais les jardins des rois | avec plus d’artifice, 6+6 b
Avec plus d’appareil | triomphent des hivers. 6+6 a
J’en atteste, ô Mouceaux, | tes jardins toujours verts. 6+6 a
Là, des arbres absents | les tiges imitées, 6+6 b
300 Les magiques berceaux, | les grottes enchantées, 6+6 b
Tout vous charme à la fois. | Là, bravant les saisons, 6+6 a
La rose apprend à naître | au milieu des glaçons ; 6+6 a
Et les temps, les climats | vaincus par des prodiges, 6+6 b
Semblent de la féerie | épuiser les prestiges. 6+6 b
305 Mais l’art et la féerie, | et ses enchantements 6+6 a
Ne sont pas des jardins | les plus doux ornements. 6+6 a
L’habitude bientôt | a flétri vos bocages. 6+6 b
Souvent, quand l’étranger | jouit de vos ombrages, 6+6 b
Déjà leur possesseur | languit sans intérêt. 6+6 a
310 N’est-il pas des moyens | dont le charme secret 6+6 a
Vous rende leur beauté | toujours plus attachante ? 6+6 b
Oh ! combien des Lapons | l’usage heureux m’enchante ! 6+6 b
Qu’ils savent bien tromper | leurs hivers rigoureux ! 6+6 a
Nos superbes tilleuls, | nos ormeaux vigoureux, 6+6 a
315 De ces champs ennemis | redoutent la froidure : 6+6 b
De quelques noirs sapins | l’indigente verdure 6+6 b
Par intervalle à peine | y perce les frimas ; 6+6 a
Mais le moindre arbrisseau | qu’épargnent ces climats, 6+6 a
Par des charmes plus doux | à leurs regards sait plaire : 6+6 b
320 Planté pour un ami, | pour un fils, pour un père, 6+6 b
Pour un hôte qui part | emportant leurs regrets, 6+6 a
Il en reçoit le nom, | le nom cher à jamais. 6+6 a
Vous, dont un ciel plus pur | éclaire la patrie, 6+6 b
Vous pouvez imiter | cette heureuse industrie : 6+6 b
325 Elle animera tout ; | vos arbres, vos bosquets 6+6 a
Dès lors ne seront plus | ni déserts, ni muets ; 6+6 a
Ils seront habités | de souvenirs sans nombre, 6+6 b
Et vos amis absents | embelliront leur ombre. 6+6 b
Qui vous empêche encor, | quand les bontés des dieux 6+6 a
330 D’un enfant désiré | comblent enfin vos vœux, 6+6 a
De consacrer ce jour | par les tiges naissantes 6+6 b
D’un bocage, d’un bois ? |… Mais tandis que tu chantes, 6+6 b
Muse, quels cris dans l’air | s’élancent à la fois ? 6+6 a
Il est né l’héritier | du sceptre de nos rois ! 6+6 a
335 Il est né ! Dans nos murs, | dans nos camps, sur les ondes, 6+6 b
Nos foudres triomphants | l’annoncent aux deux mondes. 6+6 b
Pour parer son berceau | c’est trop peu que des fleurs ; 6+6 a
Apportez les lauriers, | les palmes des vainqueurs. 6+6 a
Qu’à ses premiers regards | brillent des jours de gloire ; 6+6 b
340 Qu’il entende en naissant | l’hymne de la victoire ; 6+6 b
C’est la fête qu’on doit | au pur sang de Bourbon. 6+6 a
Et toi, par qui le ciel | nous fit cet heureux don, 6+6 a
Toi, qui, le plus beau nœud, | la chaîne la plus chère 6+6 b
Des Germains, des Français, | d’un époux et d’un frère, 6+6 b
345 Les unis, comme on voit | de deux pompeux ormeaux 6+6 a
Une guirlande en fleurs | enchaîner les rameaux, 6+6 a
Sœur, mère, épouse auguste ; | enfin la destinée 6+6 b
Joint au deuil du trépas | les fruits de l’hyménée, 6+6 b
Et mêlant dans tes yeux | les larmes et les ris, 6+6 a
350 Quand tu perds une mère, | elle te donne un fils. 6+6 a
D’autres, dans les transports | que ce beau jour inspire, 6+6 b
Animeront la toile, | ou le marbre, ou la lyre ; 6+6 b
Moi, l’humble ami des champs, | j’irai dans ce séjour 6+6 a
Où Flore et les zéphirs | composent seuls ta cour, 6+6 a
355 J’irai dans Trianon : | là, pour unique hommage, 6+6 b
Je consacre à ton fils | des arbres de son âge, 6+6 b
Un bosquet de son nom. | Ce simple monument, 6+6 a
Ces tiges, de tes bois | le plus cher ornement, 6+6 a
Tes yeux les verront croître, | et croissant avec elles, 6+6 b
360 Ton fils viendra chercher | leurs ombres fraternelles. 6+6 b
Enfin vous jouissez, | et le cœur et les yeux 6+6 a
Chérissent de vos bois | l’abri délicieux. 6+6 a
Au plaisir voulez-vous | joindre encore la gloire ? 6+6 b
Voulez-vous de votre art | remporter la victoire ? 6+6 b
365 Déjà de nos jardins | heureux décorateur, 6+6 a
Ajoutez à ces noms | le nom de créateur. 6+6 a
Voyez comme en secret | la nature fermente ; 6+6 b
Quel besoin d’enfanter | sans cesse la tourmente. 6+6 b
Et vous ne l’aidez pas ! | Qui sait dans son trésor 6+6 a
370 Quels biens à l’industrie | elle réserve encor ? 6+6 a
Comme l’art à son gré | guide le cours de l’onde, 6+6 b
Il peut guider la sève ; | à sa liqueur féconde 6+6 b
Montrez d’autres chemins, | ouvrez d’autres canaux. 6+6 a
Dans vos champs enrichis | par des hymens nouveaux, 6+6 a
375 Des sucs vierges encor | essayez le mélange ; 6+6 b
De leurs dons mutuels | favorisez l’échange. 6+6 b
Combien d’arbres, de fruits, | de plantes et de fleurs, 6+6 a
Dont l’art changea le goût, | les parfums, les couleurs ! 6+6 a
La pêche a dû sa gloire | à ces métamorphoses. 6+6 b
380 D’un triple diadème | ainsi brillent les roses ; 6+6 b
De son panache ainsi | l’œillet s’enorgueillit. 6+6 a
Osez. Dieu fit le monde, | et l’homme l’embellit. 6+6 a
Que si vous n’osez pas | essayer ces conquêtes, 6+6 b
Combien sous d’autres cieux | de richesses sont prêtes ! 6+6 b
385 Usurpez ces trésors. | Ainsi le fier romain, 6+6 a
Et ravisseur plus juste, | et vainqueur plus humain, 6+6 a
Conquit des fruits nouveaux, | porta dans l’Ausonie 6+6 b
Le prunier de Damas, | l’abricot d’Arménie, 6+6 b
Le poirier des gaulois, | tant d’autres fruits divers. 6+6 a
390 C’est ainsi qu’il fallait | s’asservir l’univers. 6+6 a
Quand Lucullus vainqueur | triomphait de l’Asie, 6+6 b
L’airain, le marbre et l’or | frappaient Rome éblouie ; 6+6 b
Le sage dans la foule | aimait à voir ses mains 6+6 a
Porter le cerisier | en triomphe aux romains. 6+6 a
395 Et ces mêmes romains | n’ont-ils pas vu nos pères 6+6 b
En bataillons armés, | sous des cieux plus prospères 6+6 b
Aller chercher la vigne, | et vouer à Bacchus 6+6 a
Leurs étendards rougis | du nectar des vaincus ? 6+6 a
Du fruit de leurs exploits | leurs troupes échauffées, 6+6 b
400 Rapportaient, en chantant, | ces précieux trophées. 6+6 b
De guirlandes de pampre | ils couronnaient leurs fronts ; 6+6 a
Le pampre sur leurs dards | s’enlaçait en festons. 6+6 a
Tel revint triomphant | le dieu vainqueur du Gange. 6+6 b
Les vallons, les coteaux | célébraient la vendange ; 6+6 b
405 Et partout où coula | le nectar enchanté, 6+6 a
Coururent le plaisir, | l’audace et la gaieté. 6+6 a
Enfants de ces Gaulois, | imitons nos ancêtres ; 6+6 b
Enlevons, disputons | ces dépouilles champêtres. 6+6 b
Voyez dans ces jardins, | fiers de se voir soumis 6+6 a
410 À la main qui porta | le sceptre de Thémis, 6+6 a
Le sang des Lamoignon, | l’éloquent Malesherbes 6+6 b
Enrichir notre sol | de cent tiges superbes. 6+6 b
Là, des plants rassemblés | des bouts de l’univers, 6+6 a
De la cime des monts, | de la rive des mers, 6+6 a
415 Des portes du couchant, | de celles de l’aurore, 6+6 b
Ceux que l’ardent midi, | que le nord voit éclore, 6+6 b
Les enfants du soleil, | les enfants des frimas, 6+6 a
Me font, en un lieu seul, | parcourir cent climats. 6+6 a
Je voyage, entouré | de leur foule choisie, 6+6 b
420 D’Amérique en Europe, | et d’Afrique en Asie. 6+6 b
Tous, parmi nos vieux plants | charmés de se ranger, 6+6 a
Chérissent notre ciel, | et l’heureux étranger, 6+6 a
Des bords qu’il a quittés | reconnaissant l’ombrage, 6+6 b
Doute de son exil | à leur touchante image, 6+6 b
425 Et d’un doux souvenir | sent son cœur attendri. 6+6 a
Je t’en prends à témoin, | jeune Potaveri. 6+6 a
Des champs d’O-Taïti, | si chers à son enfance, 6+6 b
Où l’amour, sans pudeur, | n’est pas sans innocence, 6+6 b
Ce sauvage ingénu | dans nos murs transporté, 6+6 a
430 Regrettait en son cœur | sa douce liberté, 6+6 a
Et son île riante, | et ses plaisirs faciles. 6+6 b
Ébloui, mais lassé | de l’éclat de nos villes, 6+6 b
Souvent il s’écriait : | « Rendez-moi mes forêts ». 6+6 a
Un jour, dans ces jardins | où Louis à grands frais 6+6 a
435 De vingt climats divers | en un seul lieu rassemble 6+6 b
Ces peuples végétaux | surpris de croître ensemble, 6+6 b
Qui, changeant à la fois | de saison et de lieu, 6+6 a
Viennent tous à l’envi | rendre hommage à Jussieu, 6+6 a
L’indien parcourait | leurs tribus réunies, 6+6 b
440 Quand tout-à-coup, parmi | ces vertes colonies, 6+6 b
Un arbre qu’il connut | dès ses plus jeunes ans 6+6 a
Frappe ses yeux. Soudain, | avec des cris perçants 6+6 a
Il s’élance, il l’embrasse, | il le baigne de larmes, 6+6 b
Le couvre de baisers. | Mille objets pleins de charmes, 6+6 b
445 Ces beaux champs, ce beau ciel | qui le virent heureux, 6+6 a
Le fleuve qu’il fendait | de ses bras vigoureux, 6+6 a
La forêt dont ses traits | perçaient l’hôte sauvage, 6+6 b
Ces bananiers chargés | et de fruits et d’ombrage 6+6 b
Et le toit paternel, | et les bois d’alentour, 6+6 a
450 Ces bois qui répondaient | à ses doux chants d’amour, 6+6 a
Il croit les voir encore, | et son âme attendrie, 6+6 b
Du moins pour un instant, | retrouva sa patrie. 6+6 b
mètre profil métrique : 6+6
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