Métrique en Ligne
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| = césure
DEL_1/DEL1
Jacques DELILLE
Les Jardins
ou
L’Art d’embellir les paysages
1782
CHANT PREMIER
Le doux printemps revient, et ranime à la fois 6+6 a
Les oiseaux, les zéphirs, et les fleurs, et ma voix. 6+6 a
Pour quel sujet nouveau dois-je monter ma lyre ? 6+6 b
Ah ! lorsque d’un long deuil la terre enfin respire, 6+6 b
5 Dans les champs, dans les bois, sur les monts d’alentour, 6+6 a
Quand tout rit de bonheur, d’espérance et d’amour, 6+6 a
Qu’un autre ouvre aux grands noms les fastes de la gloire ; 6+6 b
Sur un char foudroyant qu’il place la victoire ; 6+6 b
Que la coupe d’Atrée ensanglante ses mains : 6+6 a
10 Flore a souri ; ma voix va chanter les jardins. 6+6 a
Je dirai comment l’art, dans de frais paysages, 6+6 b
Dirige l’eau, les fleurs, les gazons, les ombrages. 6+6 b
Toi donc, qui, mariant la grâce et la vigueur, 6+6 a
Sais du chant didactique animer la langueur, 6+6 a
15 Ô muse ! si jadis, dans les vers de Lucrèce, 6+6 b
Des austères leçons tu polis la rudesse ; 6+6 b
Si par toi, sans flétrir le langage des dieux, 6+6 a
Son rival a chan le soc laborieux ; 6+6 a
Viens orner un sujet plus riche, plus fertile, 6+6 b
20 Dont le charme autrefois avait tenté Virgile. 6+6 b
N’empruntons point ici d’ornement étranger ; 6+6 a
Viens, de mes propres fleurs mon front va s’ombrager ; 6+6 a
Et, comme un rayon pur colore un beau nuage, 6+6 b
Des couleurs du sujet je tiendrai mon langage. 6+6 b
25 L’art innocent et doux que célèbrent mes vers, 6+6 a
Remonte aux plus beaux jours de l’antique univers. 6+6 a
Dès que l’homme eut soumis les champs à la culture, 6+6 b
D’un heureux coin de terre il soigna la parure ; 6+6 b
Et plus près de ses yeux il rangea sous ses lois 6+6 a
30 Des arbres favoris et des fleurs de son choix. 6+6 a
Du simple Alcinoüs le luxe encor rustique 6+6 b
Décorait un verger. D’un art plus magnifique 6+6 b
Babylone éleva des jardins dans les airs. 6+6 a
Quand Rome au monde entier eut envoyé des fers, 6+6 a
35 Les vainqueurs, dans des parcs ornés par la victoire, 6+6 b
Allaient calmer leur foudre et reposer leur gloire. 6+6 b
La sagesse autrefois habitait les jardins, 6+6 a
Et d’un air plus riant instruisait les humains : 6+6 a
Et quand les dieux offraient un élysée aux sages, 6+6 b
40 Était-ce des palais ? C’était de verts bocages ; 6+6 b
C’était des prés fleuris, séjour des doux loisirs, 6+6 a
Où d’une longue paix ils gtaient les plaisirs. 6+6 a
Ouvrons donc, il est temps, ma carrière nouvelle ; 6+6 b
Philippe m’encourage, et mon sujet m’appelle. 6+6 b
45 Pour embellir les champs simples dans leurs attraits, 6+6 a
Gardez-vous d’insulter la nature à grands frais. 6+6 a
Ce noble emploi demande un artiste qui pense, 6+6 b
Prodigue de génie, et non pas de dépense. 6+6 b
Moins pompeux qu’élégant, moins décoré que beau, 6+6 a
50 Un jardin, à mes yeux, est un vaste tableau. 6+6 a
Soyez peintre. Les champs, leurs nuances sans nombre, 6+6 b
Les jets de la lumière, et les masses de l’ombre, 6+6 b
Les heures, les saisons, variant tour à tour 6+6 a
Le cercle de l’année et le cercle du jour, 6+6 a
55 Et des prés émaillés les riches broderies, 6+6 b
Et des riants coteaux les vertes draperies, 6+6 b
Les arbres, les rochers, et les eaux, et les fleurs, 6+6 a
Ce sont là vos pinceaux, vos toiles, vos couleurs ; 6+6 a
La nature est à vous ; et votre main féconde 6+6 b
60 Dispose, pour créer, des éléments du monde. 6+6 b
Mais avant de planter, avant que du terrain 6+6 a
Votre bêche imprudente ait entamé le sein, 6+6 a
Pour donner aux jardins une forme plus pure, 6+6 b
Observez, connaissez, imitez la nature. 6+6 b
65 N’avez-vous pas souvent, aux lieux infréquentés, 6+6 a
Rencontré tout-à-coup ces aspects enchantés 6+6 a
Qui suspendent vos pas, dont l’image chérie 6+6 b
Vous jette en une douce et longue rêverie ? 6+6 b
Saisissez, s’il se peut, leurs traits les plus frappants, 6+6 a
70 Et des champs apprenez l’art de parer les champs. 6+6 a
Voyez aussi les lieux qu’un goût savant décore. 6+6 b
Dans ces tableaux choisis vous choisirez encore. 6+6 b
Dans sa pompe élégante admirez Chantilli, 6+6 a
De héros en héros, d’âge en âge embelli. 6+6 a
75 Belœil, tout à la fois magnifique et champêtre, 6+6 b
Chanteloup, fier encor de l’exil de son maître, 6+6 b
Vous plairont tour-à-tour. Tel que ce frais bouton, 6+6 a
Timide avant-coureur de la belle saison, 6+6 a
L’aimable Tivoli, d’une forme nouvelle 6+6 b
80 Fit le premier en France entrevoir le modèle. 6+6 b
Les Grâces en riant dessinèrent Montreuil. 6+6 a
Maupertuis, Le Désert, Rincy, Limours, Auteuil, 6+6 a
Que dans vos frais sentiers doucement on s’égare ! 6+6 b
L’ombre du grand Henri chérit encor Navarre. 6+6 b
85 Semblable à son auguste et jeune déité, 6+6 a
Trianon joint la grâce avec la majesté. 6+6 a
Pour elle il s’embellit, et s’embellit par elle. 6+6 b
Et toi, d’un prince aimable ô l’asile fidèle ! 6+6 b
Dont le nom trop modeste est indigne de toi, 6+6 a
90 Lieu charmant ! offre-lui tout ce que je lui doi, 6+6 a
Un fortuné loisir, une douce retraite. 6+6 b
Bienfaiteur de mes vers, ainsi que du poète, 6+6 b
C’est lui qui, dans ce choix d’écrivains enchanteurs, 6+6 a
Dans ce jardin pa de poétiques fleurs, 6+6 a
95 Daigne accueillir ma muse. Ainsi du sein de l’herbe 6+6 b
La violette croît auprès du lys superbe. 6+6 b
Compagnon inconnu de ces hommes fameux, 6+6 a
Ah ! si ma faible voix pouvait chanter comme eux, 6+6 a
Je peindrais tes jardins, le dieu qui les habite, 6+6 b
100 Les arts et l’amitié qu’il y mène à sa suite. 6+6 b
Beau lieu ! Fais son bonheur. Et moi, si quelque jour, 6+6 a
Grâce à lui, j’embellis un champêtre séjour, 6+6 a
De mon illustre appui j’y placerai l’image. 6+6 b
De mes premières fleurs je veux qu’elle ait l’hommage : 6+6 b
105 Pour elle je cultive et j’enlace en festons 6+6 a
Le myrte et le laurier, tous deux chers aux Bourbons. 6+6 a
Et si l’ombre, la paix, la liberté m’inspire, 6+6 b
À l’auteur de ces dons je dévouerai ma lyre. 6+6 b
J’ai dit les lieux charmants que l’art peut imiter ; 6+6 a
110 Mais il est des écueils que l’art doit éviter. 6+6 a
L’esprit imitateur trop souvent nous abuse. 6+6 b
Ne prêtez point au sol des beautés qu’il refuse : 6+6 b
Avant tout connaissez votre site ; et du lieu 6+6 a
Adorez le génie, et consultez le dieu. 6+6 a
115 Ses lois impunément ne sont pas offenes. 6+6 b
Cependant moins hardi qu’étrange en ses penes, 6+6 b
Tous les jours, dans les champs, un artiste sans goût 6+6 a
Change, mêle, déplace, et dénature tout ; 6+6 a
Et, par l’absurde choix des beautés qu’il allie, 6+6 b
120 Revient gâter en France un site d’Italie. 6+6 b
Ce que votre terrain adopte avec plaisir, 6+6 a
Sachez le reconnaître, osez vous en saisir. 6+6 a
C’est mieux que la nature, et cependant c’est elle ; 6+6 b
C’est un tableau parfait qui n’a point de modèle. 6+6 b
125 Ainsi savaient choisir les Berghems, les Poussins. 6+6 a
Voyez, étudiez leurs chefs-d’œuvre divins : 6+6 a
Et ce qu’à la campagne emprunta la peinture, 6+6 b
Que l’art reconnaissant le rende à la nature. 6+6 b
Maintenant des terrains examinons le choix, 6+6 a
130 Et quels lieux se plairont à recevoir vos lois. 6+6 a
Il fut un temps funeste où, tourmentant la terre, 6+6 b
Aux sites les plus beaux l’art déclarait la guerre, 6+6 b
Et, comblant les vallons et rasant les coteaux, 6+6 a
D’un sol heureux formait d’insipides plateaux. 6+6 a
135 Par un contraire abus l’art, tyran des campagnes, 6+6 b
Aujourd’hui veut créer des vallons, des montagnes. 6+6 b
Évitez ces excès. Vos soins infructueux 6+6 a
Vainement combattraient un terrain montueux ; 6+6 a
Et dans un sol égal, un humble monticule 6+6 b
140 Veut être pittoresque, et n’est que ridicule. 6+6 b
Désirez-vous un lieu propice à vos travaux ? 6+6 a
Loin des champs trop unis, des monts trop inégaux, 6+6 a
J’aimerais ces hauteurs où, sans orgueil, domine 6+6 b
Sur un riche vallon une belle colline. 6+6 b
145 Là, le terrain est doux sans insipidité, 6+6 a
Élevé sans raideur, sec sans aridité. 6+6 a
Vous marchez : l’horizon vous obéit : la terre 6+6 b
S’élève ou redescend, s’étend ou se resserre. 6+6 b
Vos sites, vos plaisirs changent à chaque pas. 6+6 a
150 Qu’un obscur arpenteur, armé de son compas, 6+6 a
Au fond d’un cabinet, d’un jardin symétrique 6+6 b
Confie au froid papier le plan géométrique ; 6+6 b
Vous, venez sur les lieux. Là, le crayon en main, 6+6 a
Dessinez ces aspects, ces coteaux, ce lointain ; 6+6 a
155 Devinez les moyens, pressentez les obstacles : 6+6 b
C’est des difficultés que naissent les miracles. 6+6 b
Le sol le plus ingrat conntra la beauté. 6+6 a
Est-il nu ? que des bois parent sa nudité : 6+6 a
Couvert ? portez la hache en ses forêts profondes : 6+6 b
160 Humide ? en lacs pompeux, en rivières fécondes, 6+6 b
Changez cette onde impure ; et, par d’heureux travaux, 6+6 a
Corrigez à la fois l’air, la terre et les eaux : 6+6 a
Aride enfin ? cherchez, sondez, fouillez encore ; 6+6 b
L’eau lente à se trahir, peut-être est près d’éclore. 6+6 b
165 Ainsi, d’un long effort moi-même rebuté, 6+6 a
Quand j’ai d’un froid détail maudit l’aridité, 6+6 a
Soudain un trait heureux jaillit d’un fond stérile, 6+6 b
Et mon vers rani coule enfin plus facile. 6+6 b
Il est des soins plus doux, un art plus enchanteur. 6+6 a
170 C’est peu de charmer l’œil, il faut parler au cœur. 6+6 a
Avez-vous donc connu ces rapports invisibles 6+6 b
Des corps inanimés et des êtres sensibles ? 6+6 b
Avez-vous entendu des eaux, des prés, des bois, 6+6 a
La muette éloquence et la secrète voix ? 6+6 a
175 Rendez-nous ces effets. Que du riant au sombre, 6+6 b
Du noble au gracieux, les passages sans nombre 6+6 b
M’intéressent toujours. Simple et grand, fort et doux, 6+6 a
Unissez tous les tons pour plaire à tous les goûts 6+6 a
Là, que le peintre vienne enrichir sa palette ; 6+6 b
180 Que l’inspiration y trouble le poète ; 6+6 b
Que le sage du calme y goûte les douceurs ; 6+6 a
L’heureux, ses souvenirs ; le malheureux, ses pleurs. 6+6 a
Mais l’audace est commune, et le bon sens est rare. 6+6 b
Au lieu d’être piquant, souvent on est bizarre. 6+6 b
185 Gardez que, mal unis, ces effets différents 6+6 a
Ne forment qu’un chaos de traits incohérents. 6+6 a
Les contradictions ne sont pas des contrastes. 6+6 b
D’ailleurs, à ces tableaux il faut des toiles vastes. 6+6 b
N’allez pas resserrer dans des cadres étroits, 6+6 a
190 Des rivières, des lacs, des montagnes, des bois. 6+6 a
On rit de ces jardins, absurde parodie 6+6 b
Des traits que jette en grand la nature hardie ; 6+6 b
Où l’art, invraisemblable à la fois et grossier, 6+6 a
Enferme en un arpent un pays tout entier. 6+6 a
195 Au lieu de cet amas, de ce confus mélange, 6+6 b
Variez les sujets, ou que leur aspect change : 6+6 b
Rapprochés, éloignés, entrevus, découverts, 6+6 a
Qu’ils offrent tour à tour vingt spectacles divers. 6+6 a
Que de l’effet qui suit l’adroite incertitude 6+6 b
200 Laisse à l’œil curieux sa douce inquiétude ; 6+6 b
Qu’enfin les ornements avec goût soient placés, 6+6 a
Jamais trop imprévus, jamais trop annoncés. 6+6 a
Surtout du mouvement : sans lui, sans sa magie, 6+6 b
L’esprit désoccu retombe en léthargie ; 6+6 b
205 Sans lui, sur vos champs froids mon œil glisse au hasard. 6+6 a
Des grands peintres encor faut-il attester l’art ? 6+6 a
Voyez-les prodiguer de leur pinceau fertile 6+6 b
De mobiles objets sur la toile immobile, 6+6 b
L’onde qui fuit, le vent qui courbe les rameaux, 6+6 a
210 Les globes de fumée exhalés des hameaux, 6+6 a
Les troupeaux, les pasteurs, et leurs jeux et leur danse ; 6+6 b
Saisissez leur secret, plantez en abondance 6+6 b
Ces souples arbrisseaux, et ces arbres mouvants, 6+6 a
Dont la tête obéit à l’haleine des vents ; 6+6 a
215 Quels qu’ils soient, respectez leur flottante verdure, 6+6 b
Et défendez au fer d’outrager la nature. 6+6 b
Voyez-la dessiner ces chênes, ces ormeaux ; 6+6 a
Voyez comment sa main, du tronc jusqu’aux rameaux, 6+6 a
Des rameaux au feuillage, augmentant leur souplesse, 6+6 b
220 Des ondulations leur donna la mollesse. 6+6 b
Mais les ciseaux cruels… Prévenez ce forfait, 6+6 a
Nymphes des bois, courez. Que dis-je ? c’en est fait : 6+6 a
L’acier a retranché leur cime verdoyante ; 6+6 b
Je n’entends plus au loin sur leur tête ondoyante 6+6 b
225 Le rapide Aquilon légèrement courir, 6+6 a
Frémir dans leurs rameaux, s’éloigner, et mourir : 6+6 a
Froids, monotones, morts, du fer qui les mutile 6+6 b
Ils semblent avoir pris la raideur immobile. 6+6 b
Vous donc, dans vos tableaux amis du mouvement, 6+6 a
230 À vos arbres laissez leur doux balancement. 6+6 a
Qu’en mobiles objets la perspective abonde : 6+6 b
Faites courir, tomber et rejaillir cette onde : 6+6 b
Vous voyez ces vallons et ces coteaux déserts ; 6+6 a
Des différents troupeaux dans les sites divers, 6+6 a
235 Envoyez, répandez les peuplades nombreuses. 6+6 b
Là, du sommet lointain des roches buissonneuses, 6+6 b
Je vois la chèvre pendre ; ici de mille agneaux 6+6 a
L’écho porte les cris de coteaux en coteaux. 6+6 a
Dans ces prés abreuvés des eaux de la colline, 6+6 b
240 Couché sur ses genoux, le bœuf pesant rumine 6+6 b
Tandis qu’impétueux, fier, inquiet, ardent, 6+6 a
Cet animal guerrier qu’enfanta le trident 6+6 a
Déploie, en se jouant dans un gras pâturage, 6+6 b
Sa vigueur indomptée et sa grâce sauvage. 6+6 b
245 Que j’aime et sa souplesse et son port animé ! 6+6 a
Soit que dans le courant du fleuve accoutumé, 6+6 a
En frissonnant il plonge, et, luttant contre l’onde, 6+6 b
Batte du pied le flot qui blanchit et qui gronde ; 6+6 b
Soit qu’à travers les prés il s’échappe par bonds ; 6+6 a
250 Soit que, livrant aux vents ses longs crins vagabonds, 6+6 a
Superbe, l’œil en feu, les narines fumantes, 6+6 b
Beau d’orgueil et d’amour, il vole à ses amantes : 6+6 b
Quand je ne le vois plus, mon œil le suit encor. 6+6 a
Ainsi de la nature épuisant le trésor, 6+6 a
255 Le terrain, les aspects, les eaux et les ombrages 6+6 b
Donnent le mouvement, la vie aux paysages. 6+6 b
Mais si du mouvement notre œil est enchanté, 6+6 a
Il ne chérit pas moins un air de liberté. 6+6 a
Laissez donc des jardins la limite indécise, 6+6 b
260 Et que votre art l’efface, ou du moins la déguise. 6+6 b
Où l’œil n’espère plus, le charme disparaît. 6+6 a
Aux bornes d’un beau lieu nous touchons à regret : 6+6 a
Bientôt il nous ennuie, et même nous irrite. 6+6 b
Au-delà de ces murs, importune limite, 6+6 b
265 On imagine encor de plus aimables lieux, 6+6 a
Et l’esprit inquiet désenchante les yeux. 6+6 a
Quand toujours guerroyant vos gothiques ancêtres 6+6 b
Transformaient en champ-clos leurs asiles champêtres, 6+6 b
Chacun dans son donjon, de murs environné, 6+6 a
270 Pour vivre sûrement, vivait emprisonné. 6+6 a
Mais que fait aujourd’hui cette ennuyeuse enceinte 6+6 b
Que conserve l’orgueil et qu’inventa la crainte ? 6+6 b
À ces murs qui gênaient, attristaient les regards, 6+6 a
Le goût préférerait ces verdoyants remparts, 6+6 a
275 Ces murs tissus d’épine, où votre main tremblante 6+6 b
Cueille et la rose inculte et la mûre sanglante. 6+6 b
Mais les jardins bornés m’importunent encor. 6+6 a
Loin de ce cercle étroit prenons enfin l’essor 6+6 a
Vers un genre plus vaste et des formes plus belles, 6+6 b
280 Dont seul Ermenonville offre encor des modèles. 6+6 b
Les jardins appelaient les champs dans leur séjour, 6+6 a
Les jardins dans les champs vont entrer à leur tour. 6+6 a
Du haut de ces coteaux, de ces monts d’où la vue 6+6 b
D’un vaste paysage embrasse l’étendue, 6+6 b
285 La nature au génie a dit : « Écoute-moi. 6+6 a
Tu vois tous ces trésors ; ces trésors sont à toi. 6+6 a
Dans leur pompe sauvage et leur brute richesse, 6+6 b
Mes travaux imparfaits implorent ton adresse ». 6+6 b
Elle dit. Il s’élance, il va de tous côtés 6+6 a
290 Fouiller dans cette masse où dorment cent beautés. 6+6 a
Des vallons aux coteaux, des bois à la prairie, 6+6 b
Il retouche en passant le tableau qui varie. 6+6 b
Il sait, au gré des yeux, réunir, détacher, 6+6 a
Éclairer, rembrunir, découvrir ou cacher. 6+6 a
295 Il ne compose pas ; il corrige, il épure, 6+6 b
Il achève les traits qu’ébaucha la nature. 6+6 b
Le front des noirs rochers a perdu sa terreur ; 6+6 a
La forêt égayée adoucit son horreur ; 6+6 a
Un ruisseau s’égarait, il dirige sa course ; 6+6 b
300 Il s’empare d’un lac, s’enrichit d’une source ; 6+6 b
Il veut ; et des sentiers courent de toutes parts 6+6 a
Chercher, saisir, lier tous ces membres épars, 6+6 a
Qui, surpris, enchantés du nœud qui les rassemble, 6+6 b
Forment de cent détails un magnifique ensemble. 6+6 b
305 Ces grands travaux peut-être épouvantent votre art. 6+6 a
Rentrez dans nos vieux parcs, et voyez d’un regard 6+6 a
Ces riens dispendieux, ces recherches frivoles, 6+6 b
Ces treillages sculptés, ces bassins, ces rigoles. 6+6 b
Avec bien moins de frais qu’un art minutieux 6+6 a
310 N’orna ce seul réduit qui plaît un jour aux yeux, 6+6 a
Vous allez embellir un paysage immense. 6+6 b
Tombez devant cet art, fausse magnificence ; 6+6 b
Et qu’un jour, transformée en un nouvel Éden, 6+6 a
La France à nos regards offre un vaste jardin ! 6+6 a
315 Que si vous n’osez pas tenter cette carrière, 6+6 b
Du moins de vos enclos franchissant la barrière, 6+6 b
Par de riches aspects agrandissez les lieux. 6+6 a
D’un vallon, d’un coteau, d’un lointain gracieux, 6+6 a
Ajoutez à vos parcs l’étrangère étendue ; 6+6 b
320 Possédez par les yeux, jouissez par la vue. 6+6 b
Surtout sachez saisir, enchner à vos plants 6+6 a
Ces accidents heureux qui distinguent les champs. 6+6 a
Ici, c’est un hameau que des bois environnent ; 6+6 b
Là, de leurs longues tours les cités se couronnent ; 6+6 b
325 Et l’ardoise azurée, au loin frappant les yeux, 6+6 a
Court en sommet aigu se perdre dans les cieux. 6+6 a
Oublierai-je ce fleuve, et son cours, et ses rives ? 6+6 b
Votre œil de loin poursuit les voiles fugitives. 6+6 b
Des îles quelquefois s’élèvent de son sein ; 6+6 a
330 Quelquefois il s’enfuit sous l’arc d’un pont lointain. 6+6 a
Et si la vaste mer à vos yeux se présente, 6+6 b
Montrez, mais variez cette scène imposante. 6+6 b
Ici, qu’on l’entrevoie à travers des rameaux. 6+6 a
Là, dans l’enfoncement de ces profonds berceaux, 6+6 a
335 Comme au bout d’un long tube une voûte la montre. 6+6 b
Au détour d’un bosquet ici l’œil la rencontre, 6+6 b
La perd encore ; enfin la vue en liberté 6+6 a
Tout-à-coup la découvre en son immensité. 6+6 a
Sur ces aspects divers fixez l’œil qui s’égare ; 6+6 b
340 Mais, il faut l’avouer, c’est d’une main avare 6+6 b
Que les hommes, les arts, la nature et le temps 6+6 a
Sèment autour de nous de riches accidents. 6+6 a
Ô plaines de la Grèce ! ô champs de l’Ausonie, 6+6 b
Lieux toujours inspirants, toujours chers au génie ! 6+6 b
345 Que de fois arrê dans un bel horizon, 6+6 a
Le peintre voit, s’enflamme, et saisit son crayon, 6+6 a
Dessine ces lointains, et ces mers, et ces îles, 6+6 b
Ces ports, ces monts brûlants et devenus fertiles, 6+6 b
Des laves de ces monts encor tout menaçants, 6+6 a
350 Sur des palais détruits d’autres palais naissants, 6+6 a
Et, dans ce long tourment de la terre et de l’onde, 6+6 b
Un nouveau monde éclos des débris du vieux monde ! 6+6 b
Hélas ! je n’ai point vu ce séjour enchanté, 6+6 a
Ces beaux lieux où Virgile a tant de fois chanté ; 6+6 a
355 Mais, j’en jure et Virgile et ses accords sublimes, 6+6 b
J’irai ; de l’Apennin je franchirai les cimes ; 6+6 b
J’irai, plein de son nom, plein de ses vers sacrés, 6+6 a
Les lire aux mêmes lieux qui les ont inspirés. 6+6 a
Vous, épris des beautés qu’étalent ces rivages, 6+6 b
360 Au lieu de ces aspects, de ces grands paysages, 6+6 b
N’avez-vous au-dehors que d’insipides champs ? 6+6 a
Qu’au-dedans, des objets mieux choisis, plus touchants 6+6 a
Dédommagent vos yeux d’une vue étrangère : 6+6 b
Dans votre propre enceinte apprenez à vous plaire ; 6+6 b
365 Symbole heureux du sage, indépendant d’autrui, 6+6 a
Qui rentre dans son âme, et se plaît avec lui. 6+6 a
Je m’enfonce avec vous dans ce secret asile. 6+6 b
Toutefois aux lieux même où le sol plus fertile 6+6 b
En aspects variés est le plus abondant, 6+6 a
370 Des trésors de la vue économe prudent, 6+6 a
Faites-les acheter d’une course légère. 6+6 b
Que votre art les promette, et que l’œil les espère : 6+6 b
Promettre, c’est donner ; espérer, c’est jouir. 6+6 a
Il faut m’intéresser, et non pas m’éblouir. 6+6 a
375 Dans mes leçons encor je voudrais vous apprendre 6+6 b
L’art d’avertir les yeux, et l’art de les surprendre. 6+6 b
Mais avant de dicter des préceptes nouveaux, 6+6 a
Deux genres, dès longtemps ambitieux rivaux, 6+6 a
Se disputent nos vœux. L’un à nos yeux présente 6+6 b
380 D’un dessein régulier l’ordonnance imposante, 6+6 b
Prête aux champs des beautés qu’ils ne connaissaient pas, 6+6 a
D’une pompe étrangère embellit leurs appas, 6+6 a
Donne aux arbres des lois, aux ondes des entraves, 6+6 b
Et, despote orgueilleux, brille entouré d’esclaves. 6+6 b
385 Son air est moins riant et plus majestueux. 6+6 a
L’autre, de la nature amant respectueux, 6+6 a
L’orne, sans la farder, traite avec indulgence 6+6 b
Ses caprices charmants, sa noble négligence, 6+6 b
Sa marche irrégulière, et fait naître avec art 6+6 a
390 Les beautés, du désordre, et même du hasard. 6+6 a
Chacun d’eux a ses droits ; n’excluons l’un ni l’autre : 6+6 b
Je ne décide point entre Kent et Le Nôtre. 6+6 b
Ainsi que leurs beautés, tous les deux ont leurs lois. 6+6 a
L’un est fait pour briller chez les grands et les rois ; 6+6 a
395 Les rois sont condamnés à la magnificence. 6+6 b
On attend autour d’eux l’effort de la puissance ; 6+6 b
On y veut admirer, enivrer ses regards 6+6 a
Des prodiges du luxe et du faste des arts. 6+6 a
L’art peut donc subjuguer la nature rebelle ; 6+6 b
400 Mais c’est toujours en grand qu’il doit triompher d’elle. 6+6 b
Son éclat fait ses droits ; c’est un usurpateur 6+6 a
Qui doit obtenir grâce, à force de grandeur. 6+6 a
Loin donc ces froids jardins, colifichet champêtre, 6+6 b
Insipides réduits, dont l’insipide maître 6+6 b
405 Vous vante, en s’admirant, ses arbres bien peignés, 6+6 a
Ses petits salons verts bien tondus, bien soignés ; 6+6 a
Son plant bien symétrique, où, jamais solitaire, 6+6 b
Chaque allée a sa sœur, chaque berceau son frère, 6+6 b
Ses sentiers ennuyés d’obéir au cordeau, 6+6 a
410 Son parterre brodé, son maigre filet d’eau, 6+6 a
Ses buis tournés en globe, en pyramide, en vase, 6+6 b
Et ses petits bergers bien guindés sur leur base. 6+6 b
Laissez-le s’applaudir de son luxe mesquin ; 6+6 a
Je préfère un champ brut à son triste jardin. 6+6 a
415 Loin de ces vains apprêts, de ces petits prodiges, 6+6 b
Venez, suivez mon vol au pays des prestiges, 6+6 b
À ce pompeux Versaille, à ce riant Marly, 6+6 a
Que Louis, la nature, et l’art ont embelli. 6+6 a
C’est là que tout est grand, que l’art n’est point timide ; 6+6 b
420 Là, tout est enchanté. C’est le palais d’Armide ; 6+6 b
C’est le jardin d’Alcine, ou plutôt d’un héros 6+6 a
Noble dans sa retraite, et grand dans son repos, 6+6 a
Qui cherche encore à vaincre, à dompter des obstacles, 6+6 b
Et ne marche jamais qu’entouré de miracles. 6+6 b
425 Voyez-vous et les eaux, et la terre, et les bois, 6+6 a
Subjugués à leur tour, obéir à ses lois ; 6+6 a
À ces douze palais d’élégante structure 6+6 b
Ces arbres marier leur verte architecture ; 6+6 b
Ces bronzes respirer ; ces fleuves suspendus 6+6 a
430 En gros bouillons d’écume à grand bruit descendus 6+6 a
Tomber, se prolonger dans des canaux superbes, 6+6 b
Là, s’épancher en nappe ; ici, monter en gerbes ; 6+6 b
Et, dans l’air s’enflammant aux feux d’un soleil pur, 6+6 a
Pleuvoir en gouttes d’or, d’émeraude et d’azur ? 6+6 a
435 Si j’égare mes pas dans ces bocages sombres, 6+6 b
Des Faunes, des Sylvains en ont peuplé les ombres, 6+6 b
Et Diane et Vénus enchantent ce beau lieu. 6+6 a
Tout bosquet est un temple, et tout marbre est un dieu ; 6+6 a
Et Louis, respirant du fracas des conquêtes, 6+6 b
440 Semble avoir invi tout l’Olympe à ses fêtes. 6+6 b
C’est dans ces grands effets que l’art doit se montrer. 6+6 a
Mais l’esprit aisément se lasse d’admirer. 6+6 a
J’applaudis l’orateur dont les nobles penes 6+6 b
Roulent pompeusement, avec soin cadenes : 6+6 b
445 Mais ce plaisir est court. Je quitte l’orateur 6+6 a
Pour chercher un ami qui me parle du cœur. 6+6 a
Du marbre, de l’airain que le luxe prodigue, 6+6 b
Des ornements de l’art l’œil bientôt se fatigue ; 6+6 b
Mais les bois, mais les eaux, mais les ombrages frais, 6+6 a
450 Tout ce luxe innocent ne fatigue jamais. 6+6 a
Aimez donc des jardins la beauté naturelle. 6+6 b
Dieu lui-même aux mortels en traça le modèle. 6+6 b
Regardez dans Milton. Quand ses puissantes mains 6+6 a
Préparent un asile aux premiers des humains ; 6+6 a
455 Le voyez-vous tracer des routes régulières, 6+6 b
Contraindre dans leur cours les ondes prisonnières ? 6+6 b
Le voyez-vous parer d’étrangers ornements 6+6 a
L’enfance de la terre et son premier printemps ? 6+6 a
Sans contrainte, sans art, de ses douces prémices 6+6 b
460 La nature épuisa les plus pures délices. 6+6 b
Des plaines, des coteaux le mélange charmant, 6+6 a
Les ondes à leur choix errantes mollement, 6+6 a
Des sentiers sinueux les routes indécises, 6+6 b
Le désordre enchanteur, les piquantes surprises, 6+6 b
465 Des aspects où les yeux hésitaient à choisir, 6+6 a
Variaient, suspendaient, prolongeaient leur plaisir. 6+6 a
Sur l’émail velou d’une fraîche verdure, 6+6 b
Mille arbres, de ces lieux ondoyante parure, 6+6 b
Charme de l’odorat, du goût et des regards, 6+6 a
470 Élégamment groupés, négligemment épars, 6+6 a
Se fuyaient, s’approchaient, quelquefois à leur vue 6+6 b
Ouvraient dans le lointain une scène imprévue ; 6+6 b
Ou, tombant jusqu’à terre, et recourbant leurs bras, 6+6 a
Venaient d’un doux obstacle embarrasser leurs pas ; 6+6 a
475 Ou pendaient sur leur tête en festons de verdure, 6+6 b
Et de fleurs, en passant, semaient leur chevelure. 6+6 b
Dirai-je ces forêts d’arbustes, d’arbrisseaux, 6+6 a
Entrelaçant en voûte, en alcôve, en berceaux 6+6 a
Leurs bras voluptueux, et leurs tiges fleuries ? 6+6 b
480 C’est là que, les yeux pleins de tendres rêveries, 6+6 b
Ève à son jeune époux abandonna sa main, 6+6 a
Et rougit comme l’aube aux portes du matin. 6+6 a
Tout les félicitait dans toute la nature, 6+6 b
Le ciel par son éclat, l’onde par son murmure. 6+6 b
485 La terre, en tressaillant, ressentit leurs plaisirs ; 6+6 a
Zéphyre aux antres verts redisait leurs soupirs ; 6+6 a
Les arbres frémissaient, et la rose inclie 6+6 b
Versait tous ses parfums sur le lit d’hymée. 6+6 b
Ô bonheur ineffable ! ô fortunés époux ! 6+6 a
490 Heureux dans ses jardins, heureux qui, comme vous, 6+6 a
Vivrait, loin des tourments où l’orgueil est en proie, 6+6 b
Riche de fruits, de fleurs, d’innocence et de joie ! 6+6 b
mètre profil métrique : 6+6
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