Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
M = voyelle masculine
F = "e" féminin
| = césure
DAN_1/DAN10
Louis DANTIN
Le Coffret de Crusoé
1932
II
CHANSON MYSTIQUE
L'hostie du maléfice
Légende Chrétienne
I
Ce soir-là, le seigneur Guido, comte d'Ystel, 6+6 a
S'enferma, soucieux et sombre, en son castel, 6+6 a
Et quand, sous les préaux garnis de vieilles armes, 6+6 b
L'ombre noire eût tendu son voile solennel, 6+6 a
5 Seul, et le coeur broyé, pleura toutes ses larmes. 6+6 b
Or, l'éther s'enivrait des baumes du printemps, 6+6 a
Et le seigneur d'Ystel atteignait ses vingt ans ! 6+6 a
À l'âge du bonheur les larmes sont amères ; 6+6 b
Plus tard l'âme se trempe, et les pleurs moins brûlants 6+6 a
10 En des sillons connus roulent de nos paupières. 6+6 b
Lui, parmi sa détresse et parmi ses sanglots, 6+6 a
Faisait monter sa plainte en de sinistres flots : 6+6 a
« Dieu puissant, disait-il, et qui vois ma torture, 6+6 b
Es-tu donc de moitié dans les cruels complots 6+6 a
15 Que trame le destin contre ta créature ? 6+6 b
«Berthe, mon seul amour, l'épouse de mon coeur 6+6 a
Et la fleur de ma vie expire ! un mal vainqueur 6+6 a
La consume et l'entraîne en sa course mortelle ; 6+6 b
Et tu sembles narguer d'un sourire moqueur 6+6 a
20 Mon désespoir brûlant qui t'invoque pour elle ! 6+6 b
« Dix mois à peine, hélas ! comme un jour qui s'enfuit 6+6 a
Ont passé sur l'éclat de cette ardente nuit 6+6 a
Où nos âmes chantaient aux fêtes nuptiales ; 6+6 b
Et déjà mon amour, portant son premier fruit, 6+6 a
25 M'abandonne et s'enfonce aux ombres glaciales ! 6+6 b
« Pourtant je t'ai prié, mon Dieu, d'un coeur d'enfant ; 6+6 a
J'ai ployé les genoux chaque jour, et souvent 6+6 a
J'ai prolongé ma veille en mes nuits solitaires ; 6+6 b
J'ai prodigué l'aumône aux portes du couvent 6+6 a
30 Et j'ai de mes deniers doté deux monastères. 6+6 b
« On m'a vu, mendiant et le cierge à la main, 6+6 a
Ensanglantant mes pieds aux ronces du chemin, 6+6 a
Gravir le mont abrupt où celui qui supplie 6+6 b
Est plus près, disait-on, de ton secours divin, 6+6 a
35 Étant plus près du coeur de ta Mère Marie. 6+6 b
« Et j'ai jné, souffrant la faim, pour te fléchir, 6+6 a
Et, vieillard à vingt ans, sevré de tout plaisir, 6+6 a
J'ai condamné ma chair aux rigueurs du cilice ; 6+6 b
Toi, Seigneur, insensible et sourd à mon soupir, 6+6 a
40 Chaque jour dans mon coeur tu creusais le supplice ! 6+6 b
« Et ma Berthe se meurt !… Ce soir en la laissant 6+6 a
J'ai deviné l'adieu de son oeil languissant 6+6 a
Et j'ai senti la mort au froid de son étreinte ; 6+6 b
Sa parole a vibré d'un solennel accent 6+6 a
45 Et chacun de ses mots semblait un glas qui tinte. 6+6 b
« O Dieu ! non, tu n'es pas le Père de douceur, 6+6 a
Puisque, par ton décret, le trépas ravisseur 6+6 a
Nous arrache sitôt les âmes de nos âmes, 6+6 b
Et puisqu'il me faut voir, hélas ! ma tendre soeur 6+6 a
50 Se débattre aux replis de ses horribles trames ! … 6+6 b
« Ah ! dût ce cri de rage être à tes yeux pervers, 6+6 a
S'il était un pouvoir, un être en l'univers, 6+6 a
Qui voulût compatir à ma peine cuisante, 6+6 b
À l'instant, en tout lieu, même au fond des enfers, 6+6 a
55 J'irais prier, gagner son aide bienfaisante ! » 6+6 b
Or, Guido s'égarait en ces propos hardis, 6+6 a
Sans songer que l'orgueil n'a que des pleurs maudits 6+6 a
Et que Dieu reste bon dans sa justice même ; 6+6 b
Et tandis qu'il parlait, son ange au paradis 6+6 a
60 Fermait, épouvanté, son oreille au blasphème. 6+6 b
Et bien loin de monter vers le trône d'en haut, 6+6 a
Ses larmes descendaient sous terre, inerte flot, 6+6 a
Et leurs gouttes sans foi, perçant la vaste couche, 6+6 b
Lentement s'infiltraient jusqu'au sombre cachot 6+6 a
65 Qui scelle des damnés l'éternité farouche. 6+6 b
Lui, s'exaltant aux bruits de son âme en émoi : 6+6 a
« Pour prix de son salut, dit-il, qui veut ma foi ? 6+6 a
Qui veut que je l'adore et le serve en esclave ?… 6+6 b
Une voix résonna, disant : « Invoque-moi ! » 6+6 a
70 Une voix surhumaine, au son étrange et grave. 6+6 b
Le chevalier frémit comme sous un poignard ; 6+6 a
Il se dressa soudain, tout blême, l'oeil hagard, 6+6 a
Scrutant de tout cô la pénombre effrayante ; 6+6 b
Mais, dans une lueur bleuâtre, son regard 6+6 a
75 Ne vit rien qu'une forme indécise et fuyante. 6+6 b
Seulement, près de lui, sur la table posé, 6+6 a
Était un livre ouvert avec un sceau brisé, 6+6 a
Un vieux livre ron par la rouille de l'âge. 6+6 b
Or, en lettres de feu, le parchemin u 6+6 a
80 Portait écrit : SATAN, à la première page. 6+6 b
Tout chrétien, en tel cas, sans même être dévot, 6+6 a
Du signe de la croix se fût muni bientôt ; 6+6 a
Mais Guido, fasci par la vision noire, 6+6 b
Était déjà captif de l'infernal suppôt, 6+6 a
85 Et d'un geste fiévreux il saisit le grimoire. 6+6 b
Le matin le trouva sur le livre penché : 6+6 a
Il savait les secrets du Prince du péché 6+6 a
Et comment, au pouvoir des formules magiques, 6+6 b
La nature livrait son remède caché, 6+6 a
90 Comment la mort cédait aux nombres fatidiques. 6+6 b
Sa tête était brûlante et son coeur était las ; 6+6 a
Pourtant, quand le soleil, chassant l'ombre d'en bas, 6+6 a
Mit un rideau de flamme à sa couche déserte, 6+6 b
Guido se prit à rire et dit, levant son bras : 6+6 a
95 « En dépit du Très-Haut tu vivras, ô ma Berthe ! » 6+6 b
II
Pendant trois jours, par le vallon, 8 a
Par la forêt, par la prairie, 8 b
Par la mousse et l'herbe fleurie, 8 b
On vit le chevalier félon 8 a
100 Promener seul sa rêverie. 8 b
Il marchait, le regard baissé, 8 a
Et parfois, se penchant aux franges 8 b
Des ruisseaux, dans les lits de fanges 8 b
Il cueillait, d'un geste empressé, 8 a
105 Quelque fleur aux teintes étranges. 8 b
Ou bien, sous les profonds taillis 8 a
Ténébreux comme des repaires, 8 b
Il allait, soulevant les pierres, 8 b
Et poursuivait dans les fouillis 8 a
110 La fuite folle des vipères. 8 b
Quand la lune au flanc du côteau 8 a
Agrandissait les ombres vaines, 8 b
Guido, la fièvre dans les veines, 8 b
Rentrait, portant sous son manteau 8 a
115 De larges bouquets de verveines. 8 b
Puis il allait, d'un pas tremblant, 8 a
Ente ouvrir la funèbre porte… 8 b
Là, le corps vaincu, l'âme forte, 8 b
Toute blanche dans son lit blanc, 8 a
120 Berthe gisait comme une morte. 8 b
Et Guide disait : « Mon amour, 8 a
Reprends espoir, garde courage ! 8 b
Beau lis, tu frémis sous l'orage, 8 b
Mais la fin du troisième jour 8 a
125 Tout à coup brisera sa rage. 8 b
« Sois heureuse et bannis l'effroi, 8 a
Car au flanc des roches voisines 8 b
J'ai cueilli des fleurs, des racines, 8 b
Et j'en veux composer pour toi 8 a
130 De souveraines médecines. » 8 b
Mais elle : « Pourquoi me quitter, 8 a
Ami, quand vient ma dernière heure ? 8 b
Ah ! plutôt près de moi demeure ! 8 b
Car qui donc saurait arrêter 8 a
135 La mort, si Dieu veut que je meure ? 8 b
« Pour mon corps tout espoir est vain ; 8 a
C'est assez que celui qui m'aime 8 b
À mon âme en langueur extrême 8 b
Procure l'aliment divin 8 a
140 Qui rend vivante la mort même. » 8 b
— « Ce pain que, tu veux pour mourir, 8 a
Moi, je sais qu'il te fera vivre !… » 8 b
Et Guido que l'enfer enivre, 8 b
Relisait en son souvenir 8 a
145 La page exécrable du livre. 8 b
Quiconque prétend faire honneur 8 a
À Satan, Prince de Lumière, 8 b
Avant tout, que, d'une âme fière, 8 b
Maudissant le Corps du Seigneur, 8 a
150 Il le foule dans la poussière. 8 b
Et tous deux mêlaient leurs douleurs ; 8 a
Mais les larmes que fait répandre 8 b
À l'épouse son amour tendre 8 b
Montent : l'époux verse des pleurs 8 a
155 Las ! qui ne savent que descendre ! 8 b
Cependant chaque heure, ô tourment ! 8 a
Attisait la fièvre brûlante, 8 b
Et, broyant la chair défaillante, 8 b
La mort, sans trêve d'un moment, 8 a
160 Accomplissait son oeuvre lente. 8 b
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Lorsque le troisième matin 8 a
Dans les prés ouvre l'églantine, 8 b
On entend là, sur la colline, 8 b
Une cloche au pleur argentin 8 a
165 Murmurer dans la tour voisine. 8 b
Bientôt, aux routes du château, 8 a
Avec son enfantine escorte 8 b
Apparaît un prêtre qui porte 8 b
Sous les plis de son blanc manteau 8 a
170 La Pain sacré qui réconforte. 8 b
L'huis s'ouvre au Mystère de Dieu ; 8 a
Déjà, sur son lit de souffrance, 8 b
Berthe a tressailli d'espérance 8 b
Et son coeur au chant de l'adieu 8 a
175 Mêle l'hymne de délivrance. 8 b
Guido, d'un regard frémissant 8 a
Contemple les apprêts mystiques, 8 b
Le missel aux riches dyptiques 8 b
Et le ciboire éblouissant 8 a
180 De perles et d'émaux antiques. 8 b
Bientôt dans les doigts du prieur, 8 a
Sous le reflet calme des cierges 8 b
Comme d'angéliques flamberges, 8 b
Rayon pur d'un monde meilleur, 8 a
185 Brille l'Hostie aux candeurs vierges. 8 b
Et la mourante au Pain du ciel 8 a
Ouvrant la bouche de son âme, 8 b
Aspire le divin dictame 8 b
Et goûte la saveur du miel 8 a
190 Avec l'ivresse de la flamme. 8 b
Puis le ministre, sur l'autel 8 a
Déposant le sacré ciboire, 8 b
Lui dit la suprême victoire 8 b
Et j'éclat du règne immortel 8 a
195 Et les délices de la gloire. 8 b
Mais tandis qu'au verbe de foi 8 a
Elle entr'ouvre son coeur docile, 8 b
Guido suit un rêve stérile, 8 b
Et soudain, la rage et l'effroi 8 a
200 Luisent dans son regard fébrile. 8 b
Le ciboire est ouvert encor, 8 a
Nul oeil humain ne le protège ; 8 b
Seuls les anges lui font cortège… 8 b
L'infâme dans le vase d'or 8 a
205 A plongé sa main sacrilège ! 8 b
« Qu'elle est douce, ô mon Rédempteur ! 8 a
Votre paix que j'ai ressentie ! » 8 b
Murmure une voix amortie. 8 b
Dieu ! quel écho blasphémateur 8 a
210 Grince tout bas : « À moi l'hostie ! » 8 b
Mais quand le traître frémissant 8 a
Triomphe en son âme damnée, 8 b
L'âpre sentence est fulminée 8 b
Par la bouche du Tout-Puissant : 8 a
215 À mourir Berthe est condamnée. 8 b
III
Ô nuits qui, solitaires, 6 a
Drapez vos noirs replis, 6 b
Que d'étranges mystères 6 a
Sous vos voiles austères 6 a
220 Passent ensevelis ! 6 b
Par les sentiers de bourbes 6 a
Voyez glisser là-bas 6 b
L'homme aux prunelles fourbes 6 a
Dissimulant aux courbes 6 a
225 L'allure de ses pas. 6 b
À peine sa main lasse 6 a
Soutient son lourd fardeau. 6 b
Ah ! la lune qui passe 6 a
A démasqué la face 6 a
230 De messire Guido ! 6 b
Comme une âme inquiète 6 a
Il s'avance sans bruit, 6 b
Furtif, dressant la tête 6 a
Si quelque gypaète 6 a
235 À son ombre s'enfuit. 6 b
Sous la voûte des ormes 6 a
Il s'enfonce toujours : 6 b
Mille piliers énormes 6 a
L'entourent de leurs formes 6 a
240 Hautes comme des tours ; 6 b
Et par la route obscure 6 a
Ses pas dans les buissons 6 b
Font craquer la ramure 6 a
En un rauque murmure 6 a
245 Qui donne des frissons. 6 b
Soudain au pied d'un chêne 6 a
Au torse rabougri 6 b
Il s'arrête, et ramène 6 a
Un lourd caftan de laine 6 a
250 Sur son col amaigri. 6 b
Puis d'une écharpe blanche 6 c
Il s'entoure trois fois 6 d
Et suspend à sa hanche 6 c
Une dague au fin manche 6 c
255 Ciselé d'une croix. 6 d
Il se penche, il allume 6 a
Au choc de son briquet 6 b
Une torche qui fume, 6 a
Ensanglantant la brume 6 a
260 De son rouge reflet. 6 b
Son oeil alors s'éclaire ; 6 a
Une flamme y reluit 6 b
D'espoir et de colère ; 6 a
Puis monte sa voix claire, 6 a
265 Stridente, dans la nuit : 6 b
« Satan ! Maître ! C'est l'heure ! 6 a
Archange éblouissant, 6 b
Viens ! que ton vol effleure 6 a
Ma prière qui pleure 6 a
270 De son souffle puissant ! 6 b
« J'ai, pour les sombres rites 6 a
Qui parent ton autel 6 b
Tes plantes favorites, 6 a
Euphorbes, marguerites, 6 a
275 Pavots au suc mortel. 6 b
« Par la lune sereine 6 a
Au tiers de son parcours 6 b
J'ai cueilli la verveine ; 6 a
Et la fleur du troène 6 a
280 À la chûte des jours. 6 b
« J'ai la liqueur sacrée 6 a
Qu'au fond des alambics 6 b
Laisse la germandrée 6 a
Et la menthe pourprée 6 a
285 Et le fiel des aspics. 6 b
« Mais, surtout, don plus digne 6 a
De ton regard ami, 6 b
J'ai ce Mystère insigne 6 a
Qui porte sous un signe 6 a
290 Jésus, ton ennemi. 6 b
« Ce Christ, je te le livre, 6 a
Pour qu'enfin apaisé, 6 b
Ton désespoir s'enivre 6 a
Du triomphe de vivre 6 a
295 Après l'avoir brisé !… » 6 b
Et Guido, noir fantôme, 6 a
Aux sons échevelés 6 b
D'un bizarre idiome 6 a
Faisait monter l'arôme 6 a
300 Des sucs ensorcelés. 6 b
Soudain, à son prestige, 6 a
Voici des noirs esprits 6 b
La troupe qui voltige 6 a
Et tourne en un vertige 6 a
305 Sur les fumants débris. 6 b
Tel un lacet de fronde 6 a
Tourbillonne en sifflant, 6 b
La fantastique ronde 6 a
Hurle, ricane et gronde 6 a
310 En son vol affolant. 6 b
Leurs yeux dans les ténèbres 6 a
Ont de glauques clartés, 6 b
Et leurs pâles vertèbres 6 a
Claquent en chocs funèbres 6 a
315 À leurs bonds emportés. 6 b
Encor ! Encor ! la foule 6 a
Sans relâche grandit 6 b
Et plus vite elle roule 6 a
Avec un bruit de houle 6 a
320 Et s'élance et rugit. 6 b
Le chevalier exulte 6 a
En son triomphe vain, 6 b
Et, grisé de tumulte, 6 a
Brandit avec insulte 6 a
325 Le Symbole divin. 6 b
Alors c'est un blasphème 6 a
Éclatant et confus 6 b
Qui de la troupe blême 6 a
Monte en long anathème : 6 a
330 « À mort ! à mort Jésus ! » 6 b
Et, comme en l'âpre cime 6 a
Où son coeur sanglota, 6 b
Le Sauveur, sous l'azyme, 6 a
Muet, souffre le crime 6 a
335 D'un nouveau Golgotha. 6 b
Le traître sur sa proie 6 a
Se jette, ivre d'orgueil ; 6 b
Sur le sol qui poudroie 6 a
Il la foule et la broie, 6 a
340 Et le ciel est en deuil ! 6 b
Contre la forme blanche 6 a
Que souillent les limons, 6 b
Affamés de revanche 6 a
Se ruent en avalanche 6 a
345 Tous les hideux démons. 6 b
La horde meurtrière 6 a
Poursuit en la bravant 6 b
Par l'herbe et la bruyère 6 a
L'impalpable poussière 6 a
350 Que disperse le vent. 6 b
C'est une sombre orgie, 6 a
Triste, si triste à voir, 6 b
Que la lune rougie 6 a
Tremble et se réfugie 6 a
355 Sous un nuage noir, 6 b
Et que l'oiseau livide, 6 a
Abandonnant son nid, 6 b
Va fuyant dans le vide 6 a
Et de son cri stupide 6 a
360 Épouvante la nuit. 6 b
Mais quand la sainte Hostie 6 a
Jusqu'au moindre fragment 6 b
Parut anéantie 6 a
Et que l'eût engloutie 6 a
365 Au loin chaque élément ; 6 b
(Ô Justice, qui poses 6 a
Tes bornes en tout lieu !) 6 b
Rompant ses digues closes 6 a
La colère des choses 6 a
370 Éclate et venge Dieu. 6 b
Le sol ému se creuse 6 a
Avec un bruit géant 6 b
Et par l'orbite affreuse 6 a
La troupe ténébreuse 6 a
375 Rentre au gouffre béant. 6 b
Le vent et la nuée 6 a
Font éclater en l'air 6 b
Une vaste huée 6 a
Où vibre accentuée 6 a
380 La note de l'éclair. 6 b
De ses sources profondes 6 a
Le ciel à larges flots 6 b
Précipite ses ondes 6 a
Comme si tous les mondes 6 a
385 Épanchaient des sanglots. 6 b
Guido, tremble, tout pâle, 6 a
Et, d'une froide main, 6 b
L'épouvante fatale 6 a
Serre sa gorge, où râle 6 a
390 Un effroi surhumain. 6 b
Parmi les troncs fantômes 6 a
Il erre dans la nuit, 6 b
Croyant voir sous leurs dômes 6 a
Le noir essaim des gnomes 6 a
395 Qui toujours le poursuit. 6 b
Il va, brûlant de fièvre, 6 a
Et tout l'espoir maudit 6 b
Dont son âme de sèvre 6 a
Fait monter à sa lèvre 6 a
400 Un nom, cent fois redit… 6 b
IV
Frêle fleur qu'étreint la sombre agonie, 5+5 a
Berthe est là qui pleure et prie en tremblant. 5+5 b
Être seule, ô Dieu ! devant l'ironie 5+5 a
De la mort qui veille au pied du lit blanc, 5+5 b
405 Fixant ses grands yeux d'horreur infinie ! 5+5 a
Chercher l'être ami qui de son baiser 5+5 a
Rendrait à la nuit un reflet d'aurore 5+5 b
Et la vie au coeur prêt à se briser : 5+5 a
Ne voir que la mort, monstre qui dévore 5+5 b
410 Et tend ses deux bras pour vous embrasser ! 5+5 a
Être seule à l'heure où tout se consume 5+5 a
De ce qu'on rêva, de ce qu'on chérit, 5+5 b
Comme disparaît, noyé dans la brume, 5+5 a
Un clair paysage où le ciel sourit : 5+5 b
415 Être seule alors, ô l'âpre amertume ! 5+5 a
« Frère de mon coeur, ne viendras-tu pas 5+5 a
Calmer dans l'effroi ta pauvre époue ? 5+5 b
Déjà de mon sang le fatal trépas 5+5 a
Vide jusqu'au fond la coupe épuie, 5+5 b
420 Et j'écoute en vain le bruit de tes pas… » 5+5 a
Mais nul son n'émeut la dalle muette : 5+5 a
Seul le craquement triste des vitraux 5+5 b
Sous les gouttes d'eau que le vent fouette ; 5+5 a
Et, tandis qu'il gronde autour des créneaux, 5+5 b
425 L'orage envahit son âme inquiète. 5+5 a
Vertige sacré de ceux qui s'en vont, 5+5 a
Le délire approche, et dans sa prunelle 5+5 b
Allume l'éclair, et met sur son front 5+5 a
De vagues reflets de l'aube éternelle 5+5 b
430 Où l'âme bientôt verra jusqu'au fond. 5+5 a
Ses bras agités chassent des fantômes, 5+5 a
Et sa voix s'élève, éclate et frémit 5+5 b
En des cris d'appel, en des chants de psaumes, 5+5 a
En accents plaintifs où vibre et gémit 5+5 b
435 Le son précurseur des mortels symptômes. 5+5 a
La grêle au dehors verse avec fracas 5+5 a
Ses torrents glacés sous la nuit sans lune ; 5+5 b
La foudre, tantôt sonne comme un glas, 5+5 a
Et tantôt crépite et court sur la dune 5+5 b
440 Comme un rire amer aux cruels éclats. 5+5 a
Et toujours la fièvre autour de sa proie 5+5 a
Tisse plus serré le brûlant réseau, 5+5 b
Toujours alourdit le poids qui la broie 5+5 a
Et fait plus intense, et rive au cerveau 5+5 b
445 La vision sombre où son oeil se noie. 5+5 a
« Guido, cruel maître et coeur sans merci !… » 5+5 a
Mais Berthe soudain, d'un effort suprême, 5+5 b
Se dresse en fixant le seuil obscurci ; 5+5 a
Et Guido paraît, chancelant, tout blême, 5+5 b
450 Déchiré, livide, et d'horreur transi. 5+5 a
Dès qu'il aperçoit l'épouse mourante, 5+5 a
Haletant d'angoisse, il s'est élancé : 5+5 b
Mais elle, élevant sa voix délirante, 5+5 a
Terrible, lui crie : « Arrière, insensé ! » 5+5 b
455 Sa main le repousse avec épouvante. 5+5 a
« Non, n'approche pas, car j'ai tout appris ! 5+5 a
Le crime est sur toi ! je vois son stigmate 5+5 b
Qui grave ton front d'un sceau de mépris, 5+5 a
Et l'enfer étend son ombre apostate 5+5 b
460 Au fond de ton coeur par le mal surpris ! 5+5 c
« Car la mort, hélas ! lève tous les voiles ; 5+5 a
Et moi, déjà morte, en ce val maudit 5+5 b
Où Satan trama ses horribles toiles 5+5 a
J'aperçois encor ta main qui brandit 5+5 b
465 Le Signe sacré contre les étoiles !… 5+5 a
« Je vois, ô douleur ! les divins fragments 5+5 a
Pleuvoir dispersés comme pleut la neige ! 5+5 b
Le vent les emporte en ses sifflements ; 5+5 a
La troupe damnée au loin les assiège 5+5 b
470 Et les foule avec des rugissements ! 5+5 a
« Guido, qu'as-tu fait du corps de ton Maître 5+5 a
En tes mains livré par excès d'amour ? 5+5 b
Ô l'affreux dessein et l'audace d'être 5+5 a
Pour cette colombe un âpre vautour 5+5 b
475 Pour ce doux Sauveur un ignoble traître ! 5+5 a
« Or j'ai prié Dieu que de ton forfait 5+5 a
Il me fît porter la trop juste peine : 5+5 b
J'ai voulu la mort ainsi qu'un bienfait 5+5 a
Pour fermer, Guido, l'ardente géhenne 5+5 b
480 Qui de t'engloutir déjà triomphait. 5+5 a
« C'est bien ! je boirai le mortel calice. 5+5 a
Adieu ! tous les voeux, tous les pleurs sont vains… 5+5 b
Mais écoute encor ce que la Justice 5+5 a
Qui règne, immuable, aux conseils divins, 5+5 b
485 Veut pour épargner ton âme complice. 5+5 a
« L'Hostie en poussière, au creux du vallon, 5+5 a
Restera mêlée à l'herbe touffue : 5+5 b
Mais nul élément, soleil, aquilon, 5+5 a
Souffle de la mer, torrent de la nue, 5+5 b
490 Ne la détruira sous son dur talon. 5+5 a
« Rien n'en dissoudra la moindre parcelle. 5+5 a
Et toi, si tu veux fuir l'affreux danger 5+5 b
Et voir du pardon luire l'étincelle, 5+5 a
Tu dois recueillir, jusqu'au plus léger, 5+5 b
495 Tous ces saints fragments que l'ombre recèle. 5+5 a
« Dans chaque repli, dans chaque hallier, 5+5 a
Dans chaque sillon de la plaine immense 5+5 b
Tu les chercheras tous, jusqu'au dernier, 5+5 a
Avant que pour toi le Dieu de clémence 5+5 b
500 Daigne du salut rouvrir le sentier. 5+5 a
« L'effort sera long et la peine ardue ; 5+5 a
Tes jours s'useront en de vains labeurs, 5+5 b
Tes nuits pâliront sur l'oeuvre assidue : 5+5 a
Seuls le repentir et ses divins pleurs 5+5 b
505 Te feront trouver la Perle perdue 5+5 a
« Je meurs ! Dieu se venge ! » Encore un instant 5+5 a
Berthe s'agita dans l'ombre farouche, 5+5 b
L'oeil illumi d'un rêve flottant, 5+5 a
Et puis, toute voix se tut sur sa bouche 5+5 b
510 Et la mort emplit son coeur haletant. 5+5 a
Or, Guido ployait sous l'âpre lanière 5+5 a
Cinglant sans pitié ses amers regrets : 5+5 b
Mais son âme en deuil resta sans prière 5+5 a
Et pas une larme aux baumes secrets 5+5 b
515 Ne vint cette nuit mouiller sa paupière. 5+5 a
V
Quand sur le froid cercueil eut retombé la terre, 6+6 a
On vit, par les sentiers voilés d'une ombre austère, 6+6 a
Tout le jour, sans repos et sans lever les yeux, 6+6 b
Le chevalier errer, sinistre, solitaire, 6+6 a
520 Et portant sur son front l'anathème des cieux. 6+6 b
Le soir ne finit point sa course haletante, 6+6 a
Et sous les bleus rayons de la lune montante 6+6 a
Il allait, comme va l'âme d'un trépassé, 6+6 b
Tenant, dans le souci d'une fiévreuse attente, 6+6 a
525 Son regard sur le sol obstinément fixé. 6+6 b
Il allait, remuant toutes les touffes d'herbe, 6+6 a
Scrutant chaque buisson, soulevant chaque gerbe, 6+6 a
Glaçant ses doigts lassés aux givres de la nuit, 6+6 b
Obsédé d'un désir que l'espoir exacerbe 6+6 a
530 Et que trompe toujours un objet qui s'enfuit. 6+6 b
Puis avec des roseaux tressés de branches mortes, 6+6 a
Sans ciment et sans clous, sans tuiles et sans portes, 6+6 a
Il fit une cabane au fond de la forêt ; 6+6 b
Et dans ce nid, pareil au gîte des cloportes, 6+6 a
535 Entra le fier baron que la gloire entourait. 6+6 b
Craintifs, comme on hésite au seuil d'une tanière, 6+6 a
Les serviteurs pleurant, les moines en prière 6+6 a
Vinrent, et de calmer sa peine sans repos 6+6 b
Leurs voix le suppliaient ; mais, froid comme la pierre, 6+6 a
540 Il les chassa d'un geste et leur tourna le dos. 6+6 b
Lors on n'espéra plus, et l'on se dit : « La dame 6+6 a
A, jalouse, emporté dans la terre son âme. 6+6 a
Nul ne peut de la mort desceller le verrou… » 6+6 b
Puis la pitié périt sous le mépris infâme, 6+6 a
545 Et les troupes d'enfants huaient le pauvre fou. 6+6 b
Enfin, l'on oublia jusqu'à son infortune 6+6 a
Cependant, chaque jour, de l'aube à la nuit brune, 6+6 a
Guido recommençait l'inutile chemin, 6+6 b
Et, pour trouver l'hostie, effeuillait une à une 6+6 a
550 Les pétales des fleurs que rencontrait sa main. 6+6 b
Car dans les blancs replis des corolles ouvertes 6+6 a
Il croyait distinguer des parcelles offertes, 6+6 a
Et quand, sous un rayon de soleil, il voyait 6+6 b
Briller les cailloux blancs entre les mousses vertes, 6+6 a
555 Tout anxieux d'espoir avide, il se penchait. 6+6 b
L'aile d'un papillon qui de reflets s'irise 6+6 a
Lui semblait un fragment envolé sous la brise, 6+6 a
Et la nuit, quand sur l'herbe à travers les rameaux 6+6 b
En cercles argentés la lune se tamise, 6+6 a
560 Il voyait une hostie à tous les blancs anneaux. 6+6 b
Mais ni l'air, ni le sol, ni le rocher, ni l'onde 6+6 a
Ni l'arbre, ni l'épi, ni la corolle blonde 6+6 a
Ne livrent le secret de leur divin trésor ; 6+6 b
Et, le coeur atterré, sans que rien lui réponde, 6+6 a
565 Il appelle, il écoute, et cherche, et cherche encor… 6+6 b
Or, il chercha vingt ans entiers, sans nulle trêve ; 6+6 a
Et son oeil avait pris la fixité du rêve 6+6 a
Et son corps se courbait comme un tronc foudroyé… 6+6 b
Et pourtant, dans le cours que ce long cercle achève, 6+6 a
570 Le malheureux Guido n'avait jamais pleuré. 6+6 b
Il marchait sous le poids des suprêmes justices, 6+6 a
Savourant jusqu'au fond tous les amers calices, 6+6 a
Brisé, désespéré ; mais il ne pleurait pas : 6+6 b
Car seule, au lieu d'amour, la crainte des supplices 6+6 c
575 Aiguillonnait son âme et poursuivait ses pas. 6+6 b
… ... … ... … ... … ... … ... … ... … ...
Un matin, il s'assit sur une roche grise, 6+6 a
L'air lassé, les cheveux fouettés par la bise 6+6 a
Et la tête pensive entre ses doigts chenus… 6+6 b
Et soudain il sentit des larmes, ô surprise ! 6+6 a
580 Soudre jusqu'à son coeur en ruisseaux inconnus. 6+6 b
C'était comme une pluie rafrchissante et douce 6+6 a
Dont son coeur s'imbibait ainsi qu'un lit de mousse ; 6+6 a
Jusqu'aux yeux, lentement, elle épanchait ses flots… 6+6 b
Puis enfin le pécheur à l'intime secousse 6+6 a
585 Livra toute son âme et fondit en sanglots. 6+6 b
Il revit les bonheurs anciens, l'épouse aie, 6+6 a
Les gestes jusqu'au loin portant sa renommée, 6+6 a
Et la paix du foyer pur que l'honneur défend : 6+6 b
Tant de biens disparus ainsi qu'une fue, 6+6 a
590 Hélas ! foulés aux pieds de l'enfer triomphant !… 6+6 b
Il revit son malheur et son crime funeste ; 6+6 a
Cette nuit où, livrant le symbole céleste, 6+6 a
Il vouait au maudit un horrible serment… 6+6 b
Et devant le forfait que son âme déteste 6+6 a
595 Ses pleurs, torrent béni, coulaient amèrement. 6+6 b
Chaque larme, le long de sa joue amaigrie 6+6 a
Se traçait un sillon de douleur attendrie ; 6+6 a
Chaque larme perlait, fraîche goutte d'espoir ; 6+6 b
Chaque larme tombait… Mais, étrange féerie, 6+6 a
600 Aucune ne touchait en tombant le sol noir. 6+6 b
Toutes, comme animées au seuil de sa paupière, 6+6 a
Prenaient subitement des ailes de lumière. 6+6 a
Insectes éclatants dans le matin obscur, 6+6 b
D'abord elles semblaient flotter sur la bruyère, 6+6 a
605 Puis toutes s'envolaient, vivantes, dans l'azur. 6+6 b
Guido voyait, l'oeil ébloui, comme en un songe, 4+4+4 a
Se disperser au loin l'essaim qui se prolonge, 6+6 a
Et son esprit creusait le sens mystérieux… 6+6 b
Mais la douce vision n'était pas un mensonge, 6+6 a
610 Et les pleurs s'envolaient aux quatre coins des cieux. 6+6 b
Leurs formes, aux détours de la forêt muette 6+6 a
Paraissaient explorer une trace secrète ; 6+6 a
Elles allaient, venaient, dans l'ombre des taillis 6+6 b
Puis, après un instant leur blanche silhouette 6+6 a
615 Plus vite s'enfonçait sous le mouvant treillis. 6+6 b
Guido songeait, saisi par l'étrange spectacle, 6+6 a
Mais l'énigme toujours opposait son obstacle ; 6+6 a
Lorsque soudain, dans un léger frémissement, 6−6 b
Une larme, agitant ses ailes de miracle, 6+6 a
620 Revint, étincelante ainsi qu'un diamant. 6+6 b
En face du pécheur que Dieu même amnistie, 6+6 a
Joyeuse, elle porta sa course ralentie 6+6 a
Et fixa dans les airs son immobile essor… 6+6 b
Et Guido, fou d'extase, aperçut de l'Hostie 6+6 a
625 Une parcelle au bout de ses élytres d'or !… 6+6 b
Et tout-à-coup, de la forêt, de la vallée, 6−6 a
De la plaine, des monts, de la voûte étoie, 6+6 a
Les larmes revenaient, essaim tourbillonnant, 6+6 b
Et chacune portait intacte, immacue, 6+6 a
630 Une parcelle sainte à son front rayonnant !… 6+6 b
Aux pleurs du repentir que l'amour illumine 6+6 a
La terre avait rendu la poussière divine ; 6+6 a
Et maintenant l'Hostie entière, astre sacré, 6+6 b
Projetait, renaissant de sa longue ruine, 6+6 a
635 Un nimbe de pardon sur le pauvre égaré. 6+6 b
Alors Guido tomba, comme tombe en la plaine, 6+6 a
L'arbre que l'ouragan toucha de son haleine ; 6+6 a
Et, comme d'un ruisseau qu'une mer envahit, 6+6 b
Le torrent déborda de son âme trop pleine ; 6+6 a
640 Et la vie, épuisant sa flamme, le trahit. 6+6 b
Mais quand il s'affaissa sur la terre glae, 6+6 a
Un grand désir émut sa poitrine oppressée 6+6 a
Et rouvrit, suppliants, ses yeux fermés au jour ; 6+6 b
Et soudain il sentit sa lèvre caressée 6+6 a
645 Au suprême baiser du Symbole d'amour. 6+6 b
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