Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
M = voyelle masculine
F = "e" féminin
| = césure
CRO_1/CRO22
Charles CROS
Le Coffret De Santal
1879
CHANSONS PERPÉTUELLES
Le Fleuve
A M. Ernest Legouvé
Ravi des souvenirs | clairs de l'eau dont s'abreuve 6+6 a
La terre, j'ai conçu | cette chanson du Fleuve. 6+6 a
Derrière l'horizon | sans fin, plus loin, plus loin 6+6 b
Les montagnes, sur leurs | sommets que nul témoin 6−6 b
5 N'a vus, condensent l'eau | que le vent leur envoie. 6+6 a
D'où le glacier, sans cesse | accru, mais qui se broie 6+6 a
Par la base et qui fond | en rongeant le roc dur. 6+6 b
Plus bas, non loin des verts | sapins, le rire pur 6+6 b
Des sources court parmi | les mousses irisées 6+6 a
10 Et sur le sable fin | pris aux roches usées. 6+6 a
Du ravin de là-bas | sort un autre courant, 6+6 b
Et mille encore. Ainsi | se grossit le torrent 6+6 b
Qui descend vers la plaine | et commence le Fleuve. 6+6 a
Mais l'eau court trop brutale | et d'une ardeur trop neuve 6+6 a
15 Pour féconder le sol. | Sur ces bords déchirés, 6+6 b
Aubépines, lavande | et thym, genêts dorés 6+6 b
Trouvent seuls un abri | dans les fentes des pierres. 6+6 a
Voici que le torrent | heurte en bas les barrières 6+6 a
De sable et de rochers | par lui-même traînés. 6+6 b
20 C'est la plaine. Il s'y perd | en chemins détournés 6+6 b
Qui calment sa fureur. | Et quelques petits arbres 6+6 a
Suivent l'eau qui bruit | sur les grès et les marbres. 6+6 a
Ces collines, derniers | remous des monts géants, 6+6 b
Flots figés du granit | coulant en océans, 6+6 b
25 Ces coteaux, maintenant | verts, se jaspent de taches 6+6 a
Blanches et rousses qui | marchent. Ce sont les vaches 6+6 a
Ou plus près, le petit | bétail. Le tintement 6+6 b
Des clochettes se mêle | au murmure endormant 6+6 b
De l'eau.
Les peupliers | pointus aiment les rives 6+6 a
30 Plates. Voici déjà | que leurs files passives 6+6 a
Escortent çà et là | le Fleuve calme et fort. 6+6 b
Les champs sont possédés | par les puissants. Au bord 6+6 b
Ceux qui n'ont pas l'espoir | des moissons vont en foule 6+6 a
Attendre l'imprévu | qu'apporte l'eau qui coule : 6+6 a
35 Paillettes d'or, saphirs, | diamants et rubis, 6+6 b
Que les roches, après | tant d'orages subis, 6+6 b
Abandonnent du fond | de leur masse minée, 6+6 a
Sous l'influx caressant | de l'eau froide, obstinée. 6+6 a
Que de sable lavé, | que de rêves promis, 6+6 b
40 Pour qu'un peu d'or, enfin, | reste au fond du tamis ! 6+6 b
Prends ton bâton, chercheur ! | La ville n'est pas proche, 6+6 a
Et d'obliques regards | ont pesé ta sacoche. 6+6 a
D'autres, durs au travail | sèment en rond les plombs 6+6 b
Des grands filets ; l'argent | frétillant des poissons 6+6 b
45 Gonfle la trame grise, | apportant l'odeur fraîche 6+6 a
Et fade qui s'attache | aux engins de la pêche. 6+6 a
Mais le gain est précaire, | et plus d'un écumeur 6+6 b
Descend, cadavre enflé, | dans le flot endormeur. 6+6 b
Le fleuve emporte tout, | d'ailleurs. Car de sa hache 6+6 a
50 Le bûcheron, tondeur | des montagnes, arrache 6+6 a
Les sapins des hauteurs, | qu'il confie au courant ; 6+6 b
Et, plus bas, la scierie | industrieuse prend 6+6 b
Ces arbres, et, le Fleuve | étant complice encore, 6+6 a
Les dépèce, malgré | leur révolte sonore. 6+6 a
55 Puis la plaine avec ses | moissons, puis les hameaux 6−6 b
D'où viennent s'abreuver, | au bord, les animaux : 6+6 b
Bœufs, chevaux ; tandis qu'en | amont, les.lavandières 6+6 a
Font claquer leurs battoirs | sur le linge et les pierres. 6+6 a
Ou bien plongent leurs bras | nacrés dans l'eau qui court, 6+6 b
60 Et, montrant leurs pieds nus, | le jupon troussé court, 6+6 b
Chantent une chanson | où le roi les épouse. 6+6 a
Chanson, pieds nus, bras blancs, | font que ce gars en blouse 6+6 a
Distrait, laisse aller seul | son cheval fatigué, 6+6 b
Fumant, poitrail dans l'eau, | par les courbes du gué. 6+6 b
65 Ces feuillages, en plein | courant, couvrent quelqu'île 6+6 a
Qu'on voudrait posséder, | pour y rêver tranquille. 6+6 a
Puis des collines à | carreaux irréguliers, 6−6 b
Des petits bois ; plus près | de l'eau, les peupliers 6+6 b
Et les saules. Le Fleuve | élargi, moins rapide, 6+6 a
70 S'emplit de nénuphars, | de joncs. Dans l'or fluide 6+6 a
Du soir, les moucherons | valsent.
Mais, rapprochés, 6+6 b
Maintenant les coteaux | s'élèvent. Des rochers 6+6 b
Interrompent souvent | les cultures en pente. 6+6 a
Tout le pays pierreux, | où le Fleuve serpente 6+6 a
75 Nourrit, pauvre et moussu, | la ronce et le bandit. 6+6 b
Le courant étranglé | dans les ravins, bondit 6+6 b
Sur les roches, ou bien | dort dans les trous qu'il creuse. 6+6 a
Mais l'eau n'interrompt pas | sa course aventureuse 6+6 a
Malgré tant de travaux | et de sommeils. Voici 6+6 b
80 La brèche ouverte sur | l'horizon obscurci 6−6 b
Par la poussière d'eau. | Le lit de pierre plate 6+6 a
Finit brusque, et le flot, | pesante nappe, éclate 6+6 a
En un rugissement | perpétuel. En bas, 6+6 b
Les rocs éparpillés | comme après des combats 6+6 b
85 De titans, brisent l'eau | sur leurs arêtes dures. 6+6 a
Au loin, tout est mouillé. | L'audace des verdures 6+6 a
Plantureuses encadre | et rompt souvent l'éclat 6+6 b
De la chute écumeuse. |
Ici le pays plat 6+6 b
Étale encor ses prés, | ses moissons. Des rivières, 6+6 a
90 Venant on ne sait d'où, | capricieuses, fières 6+6 a
Courent les champs, croyant | qu'elles vivront toujours 6+6 b
Dans.la parure en fleur | de leur jeune parcours. 6+6 b
Mais le Fleuve vainqueur | les arrête au passage, 6+6 a
Et fait taire ce rire | en son cours vaste et sage. 6+6 a
95 Aux rives les hameaux | se succèdent pareils. 6+6 b
Puis, voici l'industrie | aux discordants réveils. 6+6 b
Les rossignols, troublés | par le bruit et la suie 6+6 a
Des usines, s'en vont | vers les bois frais qu'essuie 6+6 a
La pluie et qu'au matin | parfume le muguet. 6+6 b
100 Le soleil luit toujours | mais l'homme fait le guet. 6+6 b
Voilà qu'il a bâti | des quais et des écluses ; 6+6 a
Et les saules cendrés, | méfiants de ces ruses, 6+6 a
Et les peupliers fiers | ne vont pas jusque-là. 6+6 b
Ces coteaux profanés, | d'où le loup s'en alla, 6+6 b
105 S'incrustent de maisons | blanches et de fabriques 6+6 a
Qui dressent gravement | leurs hauts tuyaux de briques. 6+6 a
Sur le Fleuve tranquille, | égayant le tableau, 6+6 b
Les jeunes hommes, forts | et beaux, qui domptent l'eau, 6+6 b
Oublieux, en ramant, | de l'intrigue servile, 6+6 a
S'en vont, joyeux, avec | des femmes.
110 C'est la ville, 6+6 a
La ville immense avec | ses cris hospitaliers, 6+6 b
L'eau coule entre les quais | corrects. Des escaliers 6+6 b
Mènent aux profondeurs | glauques du suicide. 6+6 a
A la paroi moussue | un gros anneau s'oxide, 6+6 a
115 Pour celui qui se noie | inaccessible espoir. 6+6 b
Ligne capricieuse | et noire sur le soir 6+6 b
Verdâtre, les maisons, | les palais en étages 6+6 a
Se constellent. Au port, | les ventes, les courtages 6+6 a
Sont finis. Le jour baisse, | et les chauves-souris 6+6 b
120 Voltigent lourdement, | poussant des petits cris. 6+6 b
Ces vieux quais oubliés | sur leurs pierres disjointes 6+6 a
Supportent des maisons | grises aux toits en pointes. 6+6 a
Là, sèchent des chiffons | que de leurs maigres bras 6+6 b
Les femmes pauvres ont | rincés. En bas, des rats. 6+6 b
125 Le flot profond, serré | par les piles massives 6+6 a
Du pont, court plus féroce, | et les pierres passives 6+6 a
Se laissent émietter | par l'eau, tranquillement. 6+6 b
On voit s'allumer moins | d'astres au firmament 6+6 b
Que de lumières sur | les quais et dans les rues 6−6 a
130 Pleines du bruit des voix, | des bals gais, parcourues 6+6 a
Par les voitures.
Seul, | le Fleuve ne rit pas 6+6 b
Sous les chalands ventrus | et lourds. D'ailleurs, en bas, 6+6 b
L'égout vomit l'eau noire | aux affreuses écumes, 6+6 a
Roulant des vieux souliers, | des débris de légumes, 6+6 a
135 Des chiens, des chats pourris | qu'emmène le courant, 6+6 b
Souillure sans effet | dans le Fleuve si grand 6+6 b
Dont la lune, œil d'argent, | paillette la surface. 6+6 a
Mais, qu'importe la vie | humaine à l'eau qui passe, 6+6 a
Les ordures, la foule | immense et les bals gais ? 6+6 b
L'eau ne.s'attarde pas | à ces choses.
140 Les gués 6+6 b
Sont rompus, maintenant, | en aval de la ville. 6+6 a
L'homme a dragué le lit | du Fleuve, plus docile 6+6 a
Depuis qu'il est si large | et si profond.
La mer 6+6 b
Aux bateaux goudronnés | laisse un parfum amer 6+6 b
145 Qui parle des pays | lointains où le vent mène. 6+6 a
Le Fleuve, insoucieux | de l'industrie humaine, 6+6 a
Continue à travers | la campagne. La nuit 6+6 b
S'avance triomphante | et constellée, au bruit 6+6 b
Des feuilles que l'air frais | emperle de rosée. 6+6 a
150 Puis, au matin, encore | une ville posée 6+6 a
Dans la plaine, bijou | de perle sur velours 6+6 b
Vert, dont tous ces coteaux | imitent les plis lourds ; 6+6 b
Des fermes aux grands toits, | bas et moussus, tapies 6+6 a
Au bord des prés sans fin | où voltigent les pies, 6+6 a
155 Richesses qu'à mi-voix | ce paysan pensif 6+6 b
Évalue en fouettant | son vieux mulet poussif. 6+6 b
Le Fleuve s'élargit | toujours, tant, que les rives 6+6 a
Perdent vers l'horizon | leurs lignes fugitives. 6+6 a
Les coteaux abaissés, | le ciel agité, l'air 6+6 b
160 Murmurant et salé, | proclament que la mer 6+6 b
Est là, terme implacable | à la folle équipée 6+6 a
De l'eau, qui vers le ciel | chaud s'était échappée. 6+6 a
La mer demande tout | fantasque, et puis, parfois 6+6 b
Refuse les tributs | du Fleuve, limon, bois, 6+6 b
165 Cadavres , rocs brisés, | qu'aux montagnes lointaines, 6+6 a
Aux terres grasses, aux | hameaux, aux vastes plaines, 6−6 a
Il a volé, voulant | rassasier la mer. 6+6 b
Et tout s'entasse, obstacle | au Fleuve. L'homme fier 6+6 b
Trouve ici les débris | distincts de chaque année, 6+6 a
170 Aux temps obscurs où sa | race n'était pas née. 6−6 a
Tout le pays est gai. | De loin le chant des coqs 6+6 b
Fend la brume. Voici | les bassins et les docks, 6+6 b
Les cris des cabestans, | les barques amarrées 6+6 a
D'où mille portefaix | enlèvent les denrées, 6+6 a
175 Ballots, tonneaux, métaux | en barres, tas de blés. 6+6 b
Aux cabarets fumeux, | les marins attablés 6+6 b
Se menacent, avec | des jurons exotiques. 6+6 a
On trouve tous les fruits | lointains dans les boutiques. 6+6 a
L'eau du Fleuve s'arrête, | un peu troublée, avant 6+6 b
180 De se perdre, innommée, | en l'infini mouvant. 6+6 b
C'est comme une bataille | en ligne régulière : 6+6 a
Escadrons au galop, | soulevant la poussière, 6+6 a
Les vagues de la mer | arrivent à grands bruits, 6+6 b
Blanches d'écume, ayant | des airs vainqueurs, et puis 6+6 b
185 S'en retournent, efforts | que le Fleuve repousse 6+6 a
Avec ses petits flots | audacieux d'eau douce. 6+6 a
La mer fuit, mais emporte | et disperse à jamais, 6+6 b
Rang par rang, tous ces flots, | fils des lointains sommets. 6+6 b
Muse hautaine. Muse | aux yeux clairs, sois bénie ! 6+6 a
190 Malgré tes longs dédains, | ma chanson est finie ; 6+6 a
Car tu m'as consolé | de tous les bruits railleurs ; 6+6 b
Tu m'as montré, parmi | mes souvenirs meilleurs, 6+6 b
Des lueurs pour teinter | l'eau qui court et gazouille, 6+6 a
L'eau fraîche où, vers le soir, | l'hirondelle se mouille. 6+6 a
195 Et j'ai suivi ses flots | jusqu'à la grande mer. 6+6 b
Qu'on se lise entre amis | ce chant tranquille et fier, 6+6 b
Dans les moments de fièvre | et dans les jours d'épreuve 6+6 a
Qu'on endorme son cœur | aux murmures du Fleuve. 6+6 a
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