Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
M = voyelle masculine
F = "e" féminin
| = césure
COP_8/COP214
François COPPÉE
POÈMES DIVERS
1869
LE JUSTICIER
A Théodore De Banville.
L'an mil quatre cent trois, juste un mois après Pâques, 6+6 a
Le jour des bienheureux saint Philippe et saint Jacques, 6+6 a
Très-haut et très-puissant Gottlob, dit le Brutal, 6+6 b
Baron d'Hildburghausen, comte de Schnepfenthal, 6+6 b
5 Grand bailli d'Elbenau, margrave héréditaire 6+6 a
De Schlotemsdorff, seigneur du fleuve et de la terre, 6+6 a
Le doyen, le plus vieux des chevaliers saxons, 6+6 b
Qui, sur l'armorial, porte les écussons 6+6 b
De Rhun et de Gommern écartelés, l'unique 6+6 a
10 Descendant d'une race altière et tyrannique, 6+6 a
Après être allé voir pendre trois paysans 6+6 b
Malgré la pluie et ses quatre-vingt-quatorze ans, 6−6 b
Vers l'Angélus, après souper, presque sans fièvre 6+6 a
Mourut, les bras en croix et l'hostie à la lèvre, 6+6 a
En son château de Ruhn, sur l'Elbe.
15 On arbora 6+6 b
Le drapeau noir, et tout le pays respira. 6+6 b
Car on était alors dans les guerres civiles ; 6+6 a
L'ivrogne Wenceslas avait vendu les villes 6+6 a
À prix d'or. Les seigneurs gouvernaient à leur gré, 6+6 b
20 Et le vieux droit avait dès longtemps émigré. 6+6 b
Or, il avait été cupide et sanguinaire 6+6 a
Ce grand vieillard tout pâle et presque centenaire 6+6 a
Que le drap dessinait sur son lit de repos. 6+6 b
Il avait rétabli tous les anciens impôts ; 6+6 b
25 Et ses hallebardiers, démons de violence, 6+6 a
Faisaient payer les gens à coups de bois de lance : 6+6 a
Impôt sur la vendange, impôt sur la moisson, 6+6 b
Sur le gibier, sur les moulins, sur le poisson ; 6−6 b
Impôt même sur ceux qui font pèlerinage ; 6+6 a
30 Impôt toujours, et, quand on refusait, carnage. 6+6 a
Le vieux margrave avait des vengeances d'enfer. 6+6 b
Vêtu de fer, ganté de fer, masqué de fer, 6+6 b
Il arrivait, suivi de ses piquiers avides, 6+6 a
Et d'un geste faisait garnir les gibets vides. 6+6 a
35 Les vassaux par le fer, la corde ou le bâton 6+6 b
Mouraient ; les jeunes gens prenaient le hoqueton ; 6+6 b
Mais les vieux, tout couverts de haillons et de lèpres, 6+6 a
Il leur fallait aller, après l'heure des vêpres, 6+6 a
Mendier un pain noir aux portes du couvent ; 6+6 b
40 Et sur la grande route on rencontrait souvent 6+6 b
Des mendiants douteux montrant d'horribles plaies. 6+6 a
Les bourgeois, enterrant les sous et les monnaies, 6+6 a
Avaient d'abord voulu se plaindre. Ils avaient pris 6+6 b
Un des leurs, un de ces malcontents à fronts gris 6−6 b
45 Qui portent des rouleaux auxquels pend une cire 6+6 a
Et qui font la grimace en disant le mot : Sire, 6+6 a
Pour aller supplier l'archevêque électeur 6+6 b
À Trêves, en secret, et dire avec lenteur 6+6 b
Et sans fiel leurs griefs au très-saint patriarche. 6+6 a
50 Mais Gottlob, du prud'homme ayant su la démarche, 6+6 a
Envoya devant lui deux beaux mulets très-lourds 6+6 b
Portant ciboires d'or et chappes de velours ; 6+6 b
Et l'électeur, du bien de Dieu trop économe, 6+6 a
Reçut les dons et fit estraper le prud'homme. 6+6 a
Et l'on se tut.
55 Or la misère redoublait, 6−6 b
Et Gottlob devenait centenaire. Il semblait 6+6 b
Qu'on ne dût jamais voir la fin de ce supplice. 6+6 a
Les vieilles lui donnaient le diable pour complice ; 6+6 a
Et tous désespéraient, et l'on criait merci. 6+6 b
60 Enfin il était mort ; c'était bien sûr. Aussi, 6+6 b
Comme les petits nids des forêts sont en joie 6+6 a
Quand la tempête emporte un vol d'oiseaux de proie, 6+6 a
Le bon peuple à grands cris saluait ce départ 6+6 b
En allumant des feux de nuit sur le rempart, 6+6 b
65 Comme à Noël, après le temps des pénitences ; 6+6 a
Et les manants dansaient en rond sous les potences. 6+6 a
Dans le château fermé, prêtant l'oreille aux bruits 6+6 b
Du lointain apportés par la brise des nuits, 6+6 b
Les soldats, inquiets, veillaient aux meurtrières ; 6+6 a
70 Et près du mort un moine était seul en prières. 6+6 a
Assis dans un fauteuil de cuir, il rêvait, seul, 6+6 b
Observant sur le corps le dessin du linceul 6+6 b
Que rougissaient un cierge à droite, un cierge à gauche, 6+6 a
Et comparant ce lit funéraire à l'ébauche 6+6 a
75 Du marbre qu'on allait tailler pour le tombeau ; 6+6 b
Ou, quand l'air plus glacé ravivait un flambeau 6+6 b
Et détournait ainsi sa vague rêverie, 6+6 a
Il regardait dans l'ombre une tapisserie 6+6 a
Obscure où se tordaient confus des cavaliers ; 6+6 b
80 Ou bien suivait de l'œil l'arête des piliers. 6+6 b
Il était seul. Parfois une flamme hardie 6+6 a
Sur les vitraux étroits reflétait l'incendie, 6+6 a
Et les cris des vassaux en liesse au dehors 6+6 b
Par instants arrivaient moins lointains et plus forts. 6+6 b
85 Rigide sous le froc et pareil aux fantômes, 6+6 a
Le moine s'était mis à réciter des psaumes 6+6 a
Souvent interrompus d'un lent miserere, 6+6 b
Quand soudain il pâlit, et son œil égaré 6+6 b
S'emplit d'une épouvante effroyable et niaise ; 6+6 a
90 Ses maigres doigts crispés aux deux bras de sa chaise, 6+6 a
Il restait là, dompté, pétrifié, béant : 6+6 b
Le margrave s'était dressé sur son séant, 6+6 b
Voilé, blanc, et faisant de grands gestes étranges 6+6 a
Pour se débarrasser de ses funèbres langes. 6+6 a
95 Et celui qu'on croyait la pâture des vers 6+6 b
Apparut tout à coup vivant, les yeux ouverts, 6+6 b
Reconnut d'un regard vague et surpris à peine 6+6 a
Le moine, les flambeaux, le crucifix d'ébène, 6+6 a
Le bénitier plein d'eau bénite avec son buis, 6+6 b
Et dit d'une voix claire :
100 « Où suis-je ? Je ne puis 6+6 b
« Dire si je rêvais ou si j'étais mort. Moine, 6+6 a
« Mes neveux ont-ils pris déjà mon patrimoine 6+6 a
« Et jeté bas le rouge étendard du beffroi ? 6+6 b
« Suis-je défunt ou suis-je encor maître chez moi ? 6+6 b
105 « Réponds. Puis, comme j'ai la tête encor troublée, 6+6 a
« Cherche sur ce dressoir ma coupe ciselée, 6+6 a
« Et me verse un grand coup de vin.
-En vérité, 6+6 b
« Dieu puissant, dit le moine, il est ressuscité ! 6+6 b
‒ Ressuscité ? J'étais donc mort ? Par mes ancêtres, 6+6 a
110 « Je vais faire demain pavoiser mes fenêtres, 6+6 a
« Recevoir mes neveux du haut de mon balcon 6+6 b
« Et leur offrir à tous une chasse au faucon 6+6 b
« Quand ils viendront, la larme à l'œil, pour mes obsèques, 6+6 a
« Puis, après un repas comme en font nos évêques, 6+6 a
115 « Les renvoyer tous gris abominablement. » 6+6 b
Le moine avec deux doigts se signa triplement 6+6 b
Sur la poitrine, sur le front et sur la bouche, 6−6 a
Se leva, fit un pas vers le vieillard farouche, 6+6 a
Et, d'une voix encor palpitante d'émoi, 6+6 b
Il dit :
120 « Et maintenant, margrave, écoutez-moi. 6+6 b
« Tout à l'heure, à genoux près de votre cadavre, 6+6 a
« Je priais, en songeant que c'est chose qui navre 6+6 a
« Que de voir un vieillard, un grand seigneur, partir 6+6 b
« Sans avoir eu le temps de se bien repentir. 6+6 b
125 « Car l'absolution tombant des mains du prêtre 6+6 a
« Est encore soumise à l'Éternel peut-être ; 6+6 a
« Et, sans contrition, l'Orémus dépêché 6+6 b
« Ne guérit point l'ulcère horrible du péché. 6+6 b
« C'est pourquoi je priais avec ferveur dans l'ombre. 6+6 a
130 « Nous vivons dans un siècle inexorable et sombre, 6+6 a
« Monseigneur, dans un temps très-pervers, où les grands 6+6 b
« Du malheur populaire, hélas ! sont ignorants. 6+6 b
« Les gens de guerre ont tant piétiné l'Allemagne 6+6 a
« Qu'il ne reste plus rien debout sur la campagne. 6+6 a
135 « Les moissonneurs sont sans besogne, et nous n'aurons 6−6 b
« Bientôt plus de travail que pour les forgerons ; 6+6 b
« C'est grand'pitié de voir les blés couchés, les seigles 6+6 a
« Perdus, et les festins des vautours et des aigles, 6+6 a
« Les seuls qui maintenant se nourrissent de chair ; 6+6 b
140 « On mendie à tous les moutiers ; le pain est cher ; 6−6 b
« Les villes ayant faim, les hameaux font comme elles ; 6+6 a
« Et les mères n'ont plus de lait dans leurs mamelles. 6+6 a
« De cela les puissants n'ont soucis ni remords. 6+6 b
« Et moi, qui dois prier ici-bas pour les morts, 6+6 b
145 « Ma prière est surtout pour les grands et les riches : 6+6 a
« Car je vois des vassaux en pleurs, des champs en friches 6+6 a
« Et des pendus bercés par le vent des forêts ; 6+6 b
« Car je songe, margrave, aux éternels arrêts, 6+6 b
« À la stricte balance où se pèsent les âmes, 6+6 a
150 « Et j'entends le joyeux crépitement des flammes 6+6 a
« Qu'attise avec sa fourche énorme le démon. » 6+6 b
Le margrave éclata de rire.
« Un beau sermon, 6+6 b
« Dit-il. Et tu conclus ?
‒ Que si la mort tenace 6+6 a
« Vous épargne, c'est une effrayante menace, 6−6 a
155 « Un avis du Très-Haut, et que votre cercueil 6+6 b
« Avant longtemps aura franchi le dernier seuil, 6+6 b
« Et que Dieu vous accorde, en son omnipotence, 6+6 a
« Gottlob, le juste temps de faire pénitence. 6+6 a
‒ Tu le vois, dit Gottlob, j'écoute de mon mieux 6+6 b
160 « Ton homélie, étant aujourd'hui très-joyeux 6+6 b
« De n'avoir point quatre ais de chêne pour chemise. 6+6 a
« Ne crois pas cependant qu'elle te soit permise 6+6 a
« Davantage, et retiens que, si je le voulais, 6+6 b
« Je te ferais chasser par deux de mes valets 6+6 b
165 « Fouaillant derrière toi mes limiers pour te mordre 6+6 a
« Aux jambes. Maintenant je t'avais donné l'ordre 6+6 a
« De m'aller vilement quérir à boire ; va. » 6+6 b
Le moine, qui s'était assis, se releva. 6+6 b
Son froc l'enveloppait de grandes lignes blanches ; 6+6 a
170 Ses mains en l'air sortaient, tremblantes, de ses manches, 6+6 a
Et, sous l'ombre de sa cagoule, son regard 6−6 b
S'attachait fixement sur le marquis.
« Vieillard, 6+6 b
« Repens-toi ! cria-t-il. Avant que de descendre 6+6 a
« Au tombeau, va souiller tes cheveux blancs de cendre, 6+6 a
175 « Prends le cilice et prends la robe comme nous, 6+6 b
« Aux marches des autels use tes vieux genoux, 6+6 b
« Va chanter les répons et va baiser la pierre 6+6 a
« Des cloîtres, et, la nuit, couche dans une bière. 6+6 a
« Le martinet armé de ses pointes de fer 6+6 b
180 « Entretenant la plaie ardente sur ta chair, 6+6 b
« L'in pace, l'escalier gluant où l'on trébuche, 6+6 a
« Le jeûne, le pain noir et l'eau bue à la cruche, 6+6 a
« Sont doux pour un pécheur qui se repent si tard ! 6+6 b
‒ Holà ! cria Gottlob, ridicule bâtard, 6+6 b
185 « Sache d'abord qu'il n'est qu'un vêtement qui m'aille : 6+6 a
« C'est mon habit de fer qu'on forgea maille à maille, 6+6 a
« Et que n'ont pu trouer les princes et les rois, 6+6 b
« Quand j'étais lieutenant du duc Rudolphe Trois 6+6 b
« Et sergent de combat du bon empereur Charles, 6+6 a
190 « Moi, Gottlob, haut seigneur de Ruhn, à qui tu parles. 6+6 a
« Sache aussi que tous ceux qui portent de grands noms 6+6 b
« Et qui se font broder en or sur leurs pennons 6+6 b
« Des mots latins parlant de courage et de morgue 6+6 a
« Ne savent point hurler des psaumes sous un orgue ; 6+6 a
195 « Que leur musique, c'est le bruit des éperons, 6+6 b
« C'est la note éclatante et fière des clairons, 6+6 b
« Le frisson des tambours et le joyeux murmure 6+6 a
« Des estocs martelant le cuivre d'une armure. 6+6 a
« Sache aussi que je hais les frocards et tous ceux 6+6 b
200 « Qui se cachent, poltrons, dans les cloîtres crasseux 6+6 b
« Et ne lavent leurs mains qu'en prenant l'eau bénite. 6+6 a
« Ainsi, tais-toi, bon frère, et m'obéis bien vite. » 6+6 a
Le moine vers le lit fit encore deux pas : 6+6 b
« Redoute Dieu, qui passe et qui ne revient pas. 6+6 b
205 « Margrave, il est encor temps de sauver ton âme. 6+6 a
« Mais tu fus vil, tu fus cruel, tu fus infâme ; 6+6 a
« Tu sembles aujourd'hui ne plus te souvenir 6+6 b
« De tes crimes ; mais Dieu, qui les doit tous punir, 6+6 b
« Se rappelle, et la liste au ciel en est gravée : 6+6 a
210 « Au sac de Schepfenthal, qui s'était soulevée, 6+6 a
« Tu tuas d'un seul coup, stupide meurtrier, 6+6 b
« Un échevin courbé jusqu'à ton étrier ; 6+6 b
« Puis tu le fis couper en morceaux et suspendre 6+6 a
« Au portail du donjon, qu'alors on pouvait prendre 6+6 a
215 « Pour les crochets sanglants de l'étal des tripiers. 6+6 b
« À la chasse, une fois, tu te chauffas les pieds 6+6 b
« Dans le ventre béant d'un braconnier. Tes lances 6+6 a
« Faisaient autour de toi régner de noirs silences ; 6+6 a
« Mais qui t'aurait suivi sûrement t'eût rejoint 6+6 b
220 « Par le chemin sanglant que menaçaient du poing 6+6 b
« Les laboureurs avec leurs familles en larmes. 6+6 a
« Tu fis périr ta sœur enceinte. Tes gens d'armes 6+6 a
« Pillaient les voyageurs jusque dans les faubourgs ; 6+6 b
« Et tu fis promener, chevauchant à rebours 6+6 b
225 « Des pourceaux, les bourgeois qui refusaient les dîmes. 6+6 a
« J'en passe. Et quand tu meurs souillé de tous ces crimes, 6+6 a
« Et quand le Tout-Puissant, comme surpris de voir 6+6 b
« Ce monstre et te trouvant pour son enfer trop noir, 6+6 b
« Te repousse du pied sur la terre et t'accorde 6+6 a
230 « Le temps de lui crier enfin miséricorde, 6+6 a
« Le ciel par ton orgueil est encore insulté ! 6+6 b
« Apprends donc maintenant toute la vérité. 6+6 b
« Ah ! tu n'as pas assez d'un prêtre pour arbitre ? 6+6 a
« Eh bien ! vois cette flamme incendiant ta vitre ; 6+6 a
235 « Entends ces cris de joie au lointain éclatants. 6+6 b
« Écoute et souviens-toi. Lorsque depuis longtemps 6+6 b
« Un loup, un ours ou quelque autre bête sauvage 6+6 a
« Exerçait dans nos bois antiques son ravage, 6+6 a
« Et lorsqu'il est enfin tombé sous les épieux, 6+6 b
240 « Le soir sur les coteaux on allume des feux 6+6 b
« Autour desquels, grandis par les flammes rougeâtres, 6+6 a
« Dansent, lourds et joyeux, les chasseurs et les pâtres ; 6+6 a
« Marquis, c'est la coutume en Saxe, n'est-ce pas ? 6+6 b
« Puisqu'on en fait autant le jour de ton trépas, 6+6 b
245 « Et qu'on te traite ainsi qu'une bête féroce. 6+6 a
‒ Silence ! » dit Gottlob avec un rire atroce. 6+6 a
Et, se levant de ses deux poings sur l'oreiller, 6−6 b
Livide, fou de rage, il se mit à crier : 6+6 b
« Ah ! vous mettez la flamme aux bûchers, misérables ! 6+6 a
250 « Ah ! vous jetez au feu les pins et les érables 6+6 a
« Où je taillais jadis vos poteaux de gibet ! 6+6 b
« Sans mon réveil, demain peut-être l'on flambait, 6+6 b
« Pour l'ébaudissement de toute la canaille, 6+6 a
« Avec mes ormes gris un margrave de paille ! 6+6 a
255 « Ah ! vous coupez gaîment, pour les mettre en fagots, 6+6 b
« Mes vieux chênes rugueux plantés du temps des Goths ! 6+6 b
« Soit ! puisque mon bon peuple aime le feu qui flambe, 6+6 a
« Dès ce soir, casque en tête et lance sur la jambe, 6+6 a
« J'accours pour voir s'il est joyeux et rayonnant, 6+6 b
260 « Le feu qu'on entretient de graisse de manant, 6+6 b
« Et je veux comparer les flammes et les braises. 6+6 a
« ‒ Gottlob, Satan aussi prépare ses fournaises. 6+6 a
« Songe au feu qui rougeoie aux bouches des volcans ; 6+6 b
« Marquis, songe aux damnés tordus et suffocants 6+6 b
265 « Qui, perdus dans le gouffre et sous les sombres porches, 6+6 a
« Pour une éternité brûlent comme des torches ; 6+6 a
« Songe qu'il est un Dieu ; songe que tu mourras, 6+6 b
« Et que tous tes gibets de leur unique bras 6+6 b
« Te montrent le chemin de l'abîme. Margrave, 6+6 a
270 « Songe qu'après ta mort, toi qui fus noble et brave 6+6 a
« Et qui portais une hydre horrible à ton cimier, 6+6 b
« Tu seras faible et nu comme un ver de fumier. 6+6 b
« Alors, entraîné vers les flammes éternelles 6−6 a
« Par les démons, saignant sous l'ongle de leurs ailes, 6+6 a
275 « La corde aux mains, la fourche aux reins, les fers aux pieds, 6+6 b
« Tu roidiras tes vieux membres estropiés, 6+6 b
« Sans pouvoir fuir ce feu, vers lequel on te penche 6+6 a
« Et dont l'ardeur fera flamber ta barbe blanche. 6+6 a
« ‒ Soit donc, reprit le vieux margrave. Je te dis, 6+6 b
280 « Moine, d'aller offrir tes clés de paradis 6+6 b
« À cette populace à chanter occupée, 6+6 a
« Et dont bientôt, par la grâce de mon épée, 6−6 a
« Plus d'un aura besoin d'avoir les cieux conquis. 6+6 b
« Pour mon compte, Satan est prince, moi marquis, 6+6 b
285 « Et j'irai le rejoindre en égal, car nous sommes 6+6 a
« Tous les deux de très-bons et très-vieux gentilshommes. 6+6 a
« Puis je retrouverai là-bas, dans son enfer, 6+6 b
« Mes meilleurs compagnons de combat que le fer 6+6 b
« Jadis faucha parmi les sanglantes tempêtes, 6+6 a
290 « Et nous nous donnerons des tournois et des fêtes ; 6+6 a
« Quant à vous, mes mignons, qui vous réjouissez, 6+6 b
« Et qui faites des feux de paille, et qui dansez, 6+6 b
« Je vais donner à tout le monde un peu de joie 6+6 a
« Et régaler si bien mes chers oiseaux de proie 6+6 a
295 « Que, dans cent ans, vos fils ôteront leur chapeau 6+6 b
« Quand ils traverseront l'ombre de mon tombeau. » 6+6 b
Et Gottlob, haletant d'une horrible folie, 6+6 a
Tourna son regard noir vers une panoplie 6+6 a
Où s'épanouissaient, comme une fleur de fer 6+6 b
300 Énorme, vingt estocs au reflet dur et clair, 6+6 b
Que reliaient entre eux des toiles d'araignée ; 6+6 a
Puis, s'élançant, car elle était trop éloignée, 6−6 a
Mit hors du lit sa jambe horrible de vieillard. 6+6 b
Le moine devant lui s'était dressé, hagard. 6+6 b
305 « Meurs donc dans ton blasphème et ton impénitence ! » 6+6 a
Dit-il ; et d'un seul bond franchissant la distance 6+6 a
Qui le sépare encor du vieillard éperdu, 6+6 b
Nu-tête, et laissant voir sous son crâne tondu 6+6 b
Ses yeux creux et brillants comme un foyer de forge, 6+6 a
310 Calme et tragique, il prend le margrave à la gorge ; 6+6 a
Et, malgré cette voix qui crie : À l'assassin ! 6+6 b
Malgré ces cheveux blancs épars sur le coussin, 6+6 b
Il l'étrangle, en disant :
« Cette fois-ci, margrave, 6+6 a
« Meurs pour de bon. »
Alors, toujours tranquille et grave, 6+6 a
315 Il ramène le drap rejeté sur le mort, 6+6 b
Comme fait une mère à son enfant qui dort, 6+6 b
Ramasse un des flambeaux renversé, le rallume, 6+6 a
Puis se met à genoux, ainsi qu'il a coutume 6+6 a
De faire quand il prie à l'ombre du saint lieu, 6+6 b
Joint les deux mains et dit :
320 « Je me confesse à Dieu. » 6+6 b
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