Métrique en Ligne
COP_6/COP175
François COPPÉE
DES VERS FRANÇAIS
1906
Feuillets retrouvés
datant Des « Humbles »
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Ma mère assez souvent parle, avec complaisance, 6+6 a
Des amis qu'elle avait, du temps de son aisance, 6+6 a
Et se souvient, non pas sans un secret dépit, 6+6 b
Que, le jeudi, chez elle, on dînait en habit. 6+6 b
5 Cette réunion, qui fut bien éphémère, 6+6 a
Je l'ai vue autrefois, à table, chez ma mère, 6+6 a
Quand, dans mes rares jours de congé, j'y venais. 6+6 b
Quels convives ! C'était le proscrit polonais, 6+6 b
Remarquable par son caban couvert d'olives, 6−6 a
10 Ses moustaches en crocs et sa soif des plus vives ; 6+6 a
La baronne en bonnet monté, dont le mari 6+6 b
Fut jadis chambellan chez le duc de Berry, 6+6 b
Et qui narre ses vieux malheurs, et, par principe, 6+6 a
S'évanouit au nom du roi Louis-Philippe ; 6+6 a
15 Et l'ancien professeur, homme aimable et disert, 6+6 b
Récitant volontiers des fables au dessert. 6+6 b
Enfin ma mère était en proie aux parasites. 6+6 a
Ils ont, bien entendu, tous cessé leurs visites. 6+6 a
Général polonais, veuve de chambellan, 6+6 b
20 N'enverront même pas leur carte au jour de l'an, 6+6 b
Et ce beau monde ; exact à l'heure du potage, 6+6 a
Ne gravira jamais notre cinquième étage. 6+6 a
Tous furent des ingrats, tous, un seul excepté, 6+6 b
Un vieux parent, alors reçu par charité, 6+6 b
25 Qui seul aimait ma mère et seul se souvient d'elle. 6+6 a
Courtisan du malheur, brave homme, ami fidèle, 6+6 a
Pauvre cousin Mercier, va, j'ai honte souvent 6+6 b
Et je me repens bien d'avoir, étant enfant, 6+6 b
Pleuré, jeté des cris de peur et fait la moue, 6+6 a
30 Quand maladroitement tu me baisais la joue. 6+6 a
Que mon caprice était cruel et se trompait ! 6+6 b
J'ai ri de ton grand nez et de ton faux toupet, 6+6 b
Et de ton vieux talent suranné de flûtiste ! 6+6 a
Mais quand je te revois, honnête et pauvre artiste, 6+6 a
35 Point changé ni mieux mis qu'autrefois, ni plus beau, 6+6 b
Et tournant dans tes doigts timides ton chapeau, 6+6 b
Va, je lis dans tes yeux ton amitié touchante ; 6+6 a
Et l'enfant qui pour toi fut injuste et méchante 6+6 a
Et fuyait ton baiser avec un air moqueur 6+6 b
40 T'embrasse maintenant, cousin, de tout son cœur ! 6+6 b
Je connais à présent sa vie, et c'en est une 6+6 a
Des plus tristes. N'ayant pas la moindre fortune, 6+6 a
Il ne put obtenir la femme qu'il aimait. 6+6 b
Depuis, étant de ceux dont le cœur se soumet, 6+6 b
45 Pieusement, chez lui, comme en une chapelle, 6+6 a
Il a toujours gardé tout ce qui lui rappelle 6+6 a
Ses vingt ans, son unique amour, ses anciens vœux. 6+6 b
— Je ne sourirai plus de sa bague en cheveux. — 6+6 b
Le cousin est toujours resté célibataire ; 6+6 a
50 Il occupe un emploi modeste au ministère, 6+6 a
Et puis, son traitement étant trop exigu, 6+6 b
Le soir, il prend sa flûte et joue à l'Ambigu, 6+6 b
Et, par lui, nous allons voir tous les mélodrames. 6+6 a
Donc, ce très pauvre ami de deux très pauvres femmes, 6+6 a
55 Le dimanche, est venu les voir, tout cet été. 6+6 b
Il est à la maison de grande utilité. 6+6 b
Pour mes volubilis il me construit des treilles 6+6 a
Sur le balcon ; il met notre vin en bouteilles, 6+6 a
Pose des clous, restaure un meuble endommagé ; 6+6 b
60 Car, bien qu'il ait l'air faible et bien qu'il soit âgé, 6+6 b
Le bonhomme est encor plein de vigueur physique. 6+6 a
Au moment opportun, je lui parle musique 6+6 a
Et d'en faire avec lui j'exprime le désir. 6+6 b
Je vois qu'il en rougit d'avance de plaisir, 6+6 b
65 Mais il se fait prier tout d'abord, il résiste. 6+6 a
En l'embrassant, je fais céder le vieil artiste 6+6 a
Et je joue, assez mal, avec le vieux cousin, 6+6 b
Un duo de Tüloup pour flûte et clavecin ; 6+6 b
Et parfois, à la fin, je le surprends qui pleure. 6+6 a
70 Comme pour son théâtre il part de très bonne heure, 6+6 a
Ces jours-là nous mangeons la soupe un peu plus tôt ; 6+6 b
Il serre enfin sa flûte, il met son paletot, 6+6 b
M'embrasse en enfilant à grand'peine la manche, 6+6 a
Et le voilà parti jusqu'à l'autre dimanche. 6+6 a
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75 Je m'en suis bien doutée au début de juillet. 6+6 b
— Ma mère qui, depuis quelques jours, essayait 6+6 b
D'avoir l'air devant moi si joyeuse et si ferme, 6+6 a
N'avait pas tout à fait de quoi payer le terme ; 6+6 a
Et voilà qu'elle a mis, pour qu'il fût acquitté, 6+6 b
80 Les six couverts d'argent au Mont-de-Piété. 6+6 b
Elle a pris ce parti sans crainte ni scrupule ; 6+6 a
Car madame Prosper, célèbre somnambule, 6+6 a
Qui dans les Cours du Nord a promené son art, 6+6 b
Mais qui loge à présent au quartier Mouffetard, 6+6 b
85 Venait de lui prédire un immense héritage. 6+6 a
Ce bel espoir, maman veut que je le partage ; 6+6 a
Mais, moi, qui représente, hélas ! à la maison, 6+6 b
La froide prévoyance et la triste raison, 6+6 b
Écoutant les conseils de ma muse pédestre, 6+6 a
90 J'ai songé que, toujours, le concierge, au trimestre, 6+6 a
Monterait sa quittance et que, pour la payer, 6+6 b
Je n'avais qu'une chose à faire, travailler. 6+6 b
Travailler ? Et comment ? J'étais pleine de zèle, 6+6 a
Mais je sors du couvent, comme une demoiselle, 6+6 a
95 Et l'on ne m'enseigna, dans cet honnête lieu, 6+6 b
Rien d'utile, sinon pourtant à prier Dieu. 6+6 b
Que sais-je ? A peine suis-je un peu musicienne ? 6+6 a
Mais que d'histoire sainte et que d'histoire ancienne ! 6+6 a
Que de noms sus par cœur ! Que d'atlas dessinés ! 6+6 b
100 Et que de pages d'yeux, d'oreilles et de nez ! 6+6 b
Avoir appris que l'Ain se jette dans le Rhône, 6+6 a
La date où Sésostris est monté sur le trône 6+6 a
Et qu'à Charles Martel a succédé Pépin, 6+6 b
Ne vaut pas un métier où l'on gagne son pain. 6+6 b
105 Par ce souci cruel quand j'étais obsédée, 6+6 a
Oh ! comme j'ai maudit tous ces rois de Judée, 6+6 a
Que je pourrais nommer, sans en omettre aucun ! 6+6 b
J'ai voulu confier mon projet à quelqu'un, 6+6 b
Et tout d'abord je l'ai soumis à la critique 6+6 a
110 Du vieux cousin, qui n'est pourtant guère pratique. 6+6 a
Le long de son grand nez une larme coula, 6+6 b
Quand de ma bouche il sut que nous en étions là. 6+6 b
Mais le brave homme ayant, un jour, par aventure, 6+6 a
Constaté que j'avais une bonne écriture, 6+6 a
115 En conçut un espoir, avec quelle chaleur ! 6+6 b
Courut à son théâtre, enjôla le souffleur, 6+6 b
Qui, là, selon l'usage, entreprend la copie ; 6+6 a
Et voici comme, après une épreuve subie, 6+6 a
Qui, pour les gens de l'art, prouve, à ce qu'il paraît, 6+6 b
120 Que la calligraphie est pour moi sans secret, 6+6 b
Installée à ma table, ainsi qu'une écolière, 6+6 a
Devant quelques feuillets de beau papier Tellière, 6+6 a
Avec plumes, grattoir, sandaraque et canif, 6+6 b
Le front penché, la main calme, l'œil attentif, 6+6 b
125 J'écris en ronde, ayant à gauche la lumière, 6+6 a
Ces rôles de comique ou de jeune première 6+6 a
Que le cousin apporte et remporte en rouleaux 6+6 b
Et qu'il doit souligner, un jour, de trémolos. 6+6 b
Cette prose, outrageant quelquefois la grammaire, 6+6 a
130 Me fait gagner trois francs par jour. Ma bonne mère, 6+6 a
Qui s'indignait d'abord de me voir travailler, 6+6 b
Croit que je veux ce gain pour me mieux habiller, 6+6 b
Mais je l'épargnerai pour les jours de détresse. 6+6 a
Pauvre femme ! Déjà mon métier l'intéresse. 6+6 a
135 Souvent elle s'approche et, pendant que j'écris, 6+6 b
Elle lit les feuillets épars des manuscrits ; 6+6 b
Car toute fiction la séduit et l'attire. 6+6 a
Et moi, songeant que j'ai, dans une tirelire, 6+6 a
Un beau louis tout neuf, déjà mis de côté, 6+6 b
140 eue de moi ce souffleur se déclare enchanté, 6+6 b
Que ma mère va bien et que j'ai de l'ouvrage, 6+6 a
J'ai le cœur inondé de joie et de courage ! 6+6 a
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mètre profil métrique : 6−6
forme globale type : suite de distiques
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