Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
M = voyelle masculine
F = "e" féminin
| = césure
COP_6/COP160
François COPPÉE
DES VERS FRANÇAIS
1906
Château à vendre
Sur la route déserte | où le pavé du roi, 6+6 a
Usé, cassé, disjoint | par le poids du charroi, 6+6 a
Étend vers l'horizon | sa ligne monotone, 6+6 b
Je cheminais, pensif, | un soir de fin d'automne. 6+6 b
5 Le vent d'ouest tourmentant | les lourds nuages gris 6+6 a
Gémissait. Des tilleuls, | par octobre flétris, 6+6 a
Déjà son souffle avait | arraché la dépouille 6+6 b
Et chassait devant moi | ces tourbillons de rouille. 6+6 b
On ne fréquente plus | ce chemin déclassé, 6+6 a
10 Mais cette solitude | évoque le passé 6+6 a
Et fait rêver de temps | enfui, d'ancienne France. 6+6 b
Ces grands arbres ont vu | passer la diligence. 6+6 b
Les plus vieux des corbeaux | planant sur les sillons 6+6 a
S'effarèrent aux coups | de fouet des postillons. 6+6 a
15 L'écho, sourd aujourd'hui, | des prochaines collines 6+6 b
Répéta le fracas | du galop des berlines, 6+6 b
Et l'antique chaussée | où poussent des pavots 6+6 a
A.fait jaillir du feu | sous le fer des chevaux. 6+6 a
Maintenant c'est un lieu | morne sous un ciel terne. 6+6 b
20 L'automobile, monstre | effrayant et moderne, 6+6 b
Évite ce pavé | qui crèverait ses pneus. 6+6 a
Je flânais donc, | lorsque, sur un mur ruineux, 4+8 a
Une affiche attira | mon regard pour m'apprendre 6+6 b
Qu'un château du pays, | tout proche, était à vendre 6+6 b
25 Avec ses prés, ses bois, | ses fermes, ses hameaux. 6+6 a
Puis j'aperçus, au bout | d'un long couvert d'ormeaux 6+6 a
Dont la ramure forme | une voûte et se croise, 6+6 b
Le rose de la brique | et le gris de l'ardoise 6+6 b
Et, devant ce logis | ayant noble et grand air, 6+6 a
30 La large grille avec | ses artichauts de fer. 6+6 a
※※※
J'ai voulu visiter | la maison condamnée. 6+6 b
Une ruine, hélas ! | et très abandonnée. 6+6 b
Parmi les nénuphars | et les souples roseaux, 6+6 a
Le château lézardé, | tel qu'une fleur des eaux, 6+6 a
35 Émerge de fossés | à l'eau trouble et malade, 6+6 b
Et les vieux mascarons | sculptés de la façade 6+6 b
Penchent sur ce marais | leurs visages chagrins. 6+6 a
Aux alentours, ce sont | quinconces, boulingrins, 6+6 a
Cabinets de verdure | et plates-bandes droites. 6+6 b
40 Deux bustes surgissant | de leurs gaines étroites 6+6 b
Montrent encore, en un | déshabillé coquet, 6−6 a
Pomone avec ses fruits, | Flore avec son bouquet. 6+6 a
Bref, c'est bien le jardin | où notre ancien génie 6+6 b
Mit son goût de correcte | et trop sage harmonie. 6+6 b
45 Mais le désordre l'a | transformé. Reconquis 6+6 a
Par l'herbe folle, par | les lierres, par les guis, 6−6 a
Et laissé trop longtemps | sans soins et sans culture, 6+6 b
Paisiblement le parc | retourne à la nature. 6+6 b
Partout c'est un tapis | de vieux feuillages secs. 6+6 a
50 Plus d'ifs taillés pareils | aux pions du jeu d'échecs. 6+6 a
La charmille se change | en bocage quelconque. 6+6 b
Le triton du bassin | ne tire de sa conque 6+6 b
Nul jet d'eau. Le rosier | redevient églantier. 6+6 a
Un banc sert de perchoir | aux poules du portier. 6+6 a
55 Vifs, de légers lapins | sautent sur les pelouses, 6+6 b
Et d'affreux limaçons | souillent de leurs ventouses 6+6 b
Un dieu-terme qui gît | sur le sol, mutilé. 6+6 a
Le pauvre parc ! Il est | charmant, mais désolé. 6+6 a
Je gravis le perron. |
Dans le grand vestibule, 6+6 b
60 L'humidité déteint | les murs et les macule. 6+6 b
En entrant, un frisson | vous passe sur le corps. 6+6 a
Là, certains ornements, | — têtes de cerfs dix-cors, 6+6 a
Hures de sangliers, | trompes à la Dampierre, — 6+6 b
Puis la rampe dorée | et l'escalier de pierre 6+6 b
65 Gardent encore un peu | d'aspect seigneurial. 6+6 a
Cependant on sent bien, | dès le seuil glacial, 6+6 a
Que la noble demeure | est décidément morte ; 6+6 b
Et du salon d'honneur | quand j'eus franchi la porte, 6+6 b
Quand, pour donner du jour, | le rustique valet 6+6 a
70 Ouvrit une croisée | et poussa le volet, 6+6 a
L'irréparable, la | sinistre décadence 6−6 b
M'apparut brusquement | dans sa froide évidence. 6+6 b
Oh ! quel fils, du passé | de sa race oublieux, 6+6 a
Laissa crouler ainsi | le toit de ses aïeux ? 6+6 a
75 Pierres de sa maison, | depuis combien d'années 6+6 b
A cette lente mort | vous a-t-il condamnées ? 6+6 b
Qui le sait ?… Je devine | un drame, un désespoir… 6+6 a
L'obscure solitude | et le silence noir, 6+6 a
Depuis que plus jamais | l'air ici ne pénètre, 6+6 b
80 Depuis qu'on a bouché | la dernière fenêtre, 6+6 b
Ont fait leur œuvre ainsi | que les vers d'un cercueil. 6+6 a
Le désordre est flagrant | dès le premier coup d'œil. 6+6 a
Tout est détruit, gâté, | souillé, réduit en loques. 6+6 b
Le grand lustre, brisant | toutes ses pendeloques, 6+6 b
85 Est tombé du plafond | et, dans ce choc brutal, 6+6 a
A jonché le parquet | de fragments de cristal. 6+6 a
Partout le bois se fend, | la peinture s'écaille. 6+6 b
Le mobilier n'est plus | qu'une ignoble antiquaille ; 6+6 b
Car les rats j'en ai vu | trois ou quatre s'enfuir — 6+6 a
90 Ont rongé le satin, | le velours et le cuir. 6+6 a
Pas une étoffe n'est | par leurs dents épargnée. 6+6 b
Un voile épais et gris | de toiles d'araignée 6+6 b
Cache, dans le foyer, | la plaque et son blason. 6+6 a
Des champignons hideux | et gonflés de poison 6+6 a
95 Poussent dans tous les coins. | Sur la tapisserie, 6+6 b
Vénus sortant de l'onde | est de lèpre pourrie, 6+6 b
Et les planchers branlants | fléchissent sous les pas. 6+6 a
Un miroir était là, | fêlé du haut en bas. 6+6 a
Je vis, tant m'obsédait | cette horrible agonie, 6+6 b
100 Un spectre — c'était moi — | dans la glace ternie. 6+6 b
Mais un détail navra | mon âme jusqu'au fond. 6+6 a
C'était tout simplement | un tricot comme en font 6+6 a
Les dames des châteaux | pour les pauvres familles, 6+6 b
Un tricot traversé | de deux blanches aiguilles, 6+6 b
105 Qui, depuis le moment | du funeste abandon, 6+6 a
Était resté sur le | marbre d'un guéridon 6−6 a
Où j'aurais pu tracer | mon nom dans la poussière. 6+6 b
Oui, cet humble travail | qu'une main noble et fière 6+6 b
Avait abandonné | depuis cet ancien jour, 6+6 a
110 Affirmait tristement | le départ sans retour, 6+6 a
Et plus que ce château | que, dans un temps très proche, 6+6 b
Les limousins mettront | par terre à coups de pioche, 6+6 b
Plus que ce parc sauvage | où les ronces ont crû, 6+6 a
Il m'adressait l'adieu | d'un monde disparu. 6+6 a
115 O France du passé, | dans ma mélancolie, 6+6 b
Alors tu me semblas | pour toujours abolie, 6+6 b
Bien morte, sans laisser | souvenirs ni regrets ! 6+6 a
Mais j'étais entouré | de vivants, les portraits. 6+6 a
※※※
Noirs et fumeux dans leurs | bordures dédorées, 6−6 b
120 Ils garnissaient les murs | des salles délabrées 6+6 b
Et me troublaient de leurs | regards mystérieux ; 6−6 a
Et tous, dames guindant | leur maintien gracieux, 6+6 a
Gentilshommes figés | dans un geste de gloire, 6+6 b
Ils surgissaient du fond | ténébreux de l'histoire. 6+6 b
125 Voici tout d'abord, peints | par Clouet ou Porbus, 6+6 a
Les ancêtres, mignons | frisés, ligueurs barbus, 6+6 a
Raides dans leurs pourpoints, | engoncés dans leur fraise ; 6+6 b
Puis, non loin d'un jeune homme | au feutre Louis Treize, 6+6 b
Un froid vieillard au front | austère et monacal, 6+6 a
130 Qui sans doute a souffert | du tourment de Pascal, 6+6 a
— Grave portrait signé : | « Philippe de Champaigne. » — 6+6 b
Puis, très pompeux, voici | les hommes du grand règne. 6+6 b
Près d'un prélat drapé | dans un goût somptueux, 6+6 a
Une énorme perruque | aux replis tortueux 6+6 a
135 Inonde l'habit rouge | et le bout de cuirasse 6+6 b
D'un maréchal de camp | au nez de grande race, 6+6 b
Tout triomphant encor | des conquêtes du Roi. 6+6 a
Puis c'est un élégant | vainqueur de Fontenoy, 6+6 a
D'autres, d'autres encore, | — enfin, dans un grand cadre, 6+6 b
140 Jeune, poudré de frais, | charmant, un chef d'escadre 6+6 b
Qui, pour le branle-bas | ayant fort galamment, 6+6 a
Dans son jabot, piqué | son plus beau diamant, 6+6 a
Debout sur son château | d'arrière, sourit d'aise 6+6 b
Aux flammes des canons | d'une frégate anglaise. 6+6 b
145 A côté d'eux, voici | les femmes d'autrefois. 6+6 a
Cette rousse aux yeux verts, | sous les derniers Valois, 6+6 a
Offrit, dans le drap d'or, | sa superbe poitrine 6+6 b
Près de la reine en deuil, | la vieille Catherine. 6+6 b
Pour cette brune aux nœuds | de rubans satinés, 6+6 a
150 Malgré l'édit sur les | duels, les raffinés 6−6 a
Se sont poussé leurs plus | subtiles estocades. 6+6 b
Au temps de Mazarin, | parmi les barricades, 6+6 b
Paris a salué | d'un vivat triomphal 6+6 a
Cette blonde frondeuse | en habit de cheval ; 6+6 a
155 Et la robuste dame | à la robe étoffée, 6+6 b
Portant la gorge haute | et lourdement coiffée, 6+6 b
En un pesant carrosse | a dû suivre à grand train 6+6 a
Le Roi-Soleil devant | Namur et sur le Rhin. 6+6 a
Puis voici les beautés | d'un siècle plus frivole 6+6 b
160 Qui de galanterie | et de plaisir s'affole ; 6+6 b
Et l'une rêve, un doigt | dans quelque livre impur, 6+6 a
Et l'autre, près d'un paon | gonflant son col d'azur, 6+6 a
Par caprice païen — | dont Dieu veuille l'absoudre — 6+6 b
S'est fait peindre en Junon, | mais en gardant sa poudre. 6+6 b
165 J'y songe. Les derniers | de ces gens comme il faut, 6+6 a
Aux mauvais jours, ont dû | mourir sur l'échafaud 6+6 a
Ou traîner en exil | des misères secrètes. 6+6 b
Ce pauvre vieux, naguère | officier des levrettes, 6+6 b
A Londres ramassa | du pain dans le ruisseau ; 6+6 a
170 Et le gentil collier | fait d'un ruban ponceau, 6+6 a
Qui pare cette enfant | exquise, prédestine 6+6 b
Son cou si blanc à la | sanglante guillotine. 6−6 b
L'ancien régime est mort, | et tout de suite après 6+6 a
Ils ont un air bourgeois | et déchu, les portraits. 6+6 a
175 C'est de la grande gloire | encore qu'on respire 6+6 b
Devant ce colonel | chamarré de l'Empire, 6+6 b
Qui porte dans son bras | arrondi son colback. 6+6 a
Mais ensuite quel triste | et piteux bric-à-brac ! 6+6 a
Sous le Bourbon podagre | à grosses épaulettes, 6+6 b
180 Le beau sexe eut vraiment | de grotesques toilettes, 6+6 b
Et l'on ne prendrait pas | pour un homme bien né 6+6 a
Ce pédant doctrinaire | à l'habit boutonné. 6+6 a
Un peu plus loin, c'est vrai, | l'on retrouve l'armée. 6+6 b
Le haut képi d'Isly, | le caban de Crimée, 6+6 b
185 Font plaisir. Mais que ces | tableaux sont gris et froids ! 6−6 a
Et cette dame qui, | sous Napoléon Trois, 6+6 a
Eut ce buste opulent | et cette taille fine, 6+6 b
Est ridicule avec | son ample crinoline. 6+6 b
※※※
Je sortis, murmurant | presque un De profundis 6+6 a
190 Sur cette tombe où gît | la France de jadis. 6+6 a
Mais, dehors, ranimé | par la bise automnale, 6+6 b
Je me suis rappelé | l'œuvre nationale, 6+6 b
L'œuvre de cette France, | et j'eus comme un remords 6+6 a
En songeant à l'oubli | qui couvre tous ces morts. 6+6 a
195 Oui, ceux que ce logis | en ruine eut pour hôtes 6+6 b
Ont commis, j'en conviens, | des erreurs et des fautes ; 6+6 b
Ils ont de durs abus | trop longtemps profité. 6+6 a
Mais vers plus de justice | et de fraternité 6+6 a
Sommes-nous sûrs d'aller ? | Vers quel gouffre nous roule 6+6 b
200 Le stupide et changeant | caprice de la foule ? 6+6 b
« Ni Dieu ni Maître ! » Mais | nous nous humilions 6+6 a
Devant les souverains | du jour, les millions, 6+6 a
Et notre âme vénale, | au Veau d'Or convertie, 6+6 b
Trouve à l'abject écu | la splendeur de l'hostie. 6+6 b
205 Notre pire démence, | en ce siècle orgueilleux, 6+6 a
C'est l'horreur du passé, | le mépris des aïeux. 6+6 a
Mais le poète les | respecte, et, tout à l'heure, 6−6 b
Quand ils m'ont apparu | dans la vieille demeure, 6+6 b
Mon cœur fut attendri, | car je reconnaissais 6+6 a
210 En eux de vrais, de purs, | d'authentiques Français 6+6 a
Qui donnèrent, pour des | siècles, à notre race, 6−6 b
Les hommes leur vaillance | et les femmes leur grâce. 6+6 b
Le mal, quand ils l'ont fait, | fut celui de leur temps, 6+6 a
Mais la France est leur œuvre | et, pendant des cent ans 6+6 a
215 Et des cent ans, ils ont | peiné pour son service. 6+6 b
Leur sang fut le ciment | de ce grand édifice. 6+6 b
Ils ont, croyant en Dieu, | fidèles à leur roi, 6+6 a
Maintenu l'unité | de pouvoir et de foi. 6+6 a
Leur effort instinctif, | pendant la lente histoire, 6+6 b
220 Province par province, | accrut le territoire. 6+6 b
Il leur doit, ce pays | natal que nous aimons, 6+6 a
Sa ceinture de mers, | de fleuves et de monts, 6+6 a
Leur épée a donné | sa forme à la patrie, 6+6 b
Et si, de notre temps, | elle s'est amoindrie, 6+6 b
225 C'est que nous n'avons pu, | peuple au cœur fatigué, 6+6 a
Garder intact le sol | qu'ils nous avaient légué. 6+6 a
France dès fleurs de lys, | puissant et beau royaume, 6+6 b
Je reste ému d'avoir | évoqué ton fantôme 6+6 b
Devant ces vieux portraits | aux cadres vermoulus, 6+6 a
230 Qui m'ont si tristement | redit que tu n'es plus. 6+6 a
Vers ton noble passé | ma mémoire remonte, 6+6 b
Hélas ! en d'affreux jours | de douleur et de honte 6+6 b
Où, comme pénétrés | d'un miasme empoisonneur, 6+6 a
Dépérissent la foi, | la bravoure et l'honneur. 6+6 a
235 Mais ce pauvre pays | qui se rue aux abîmes 6+6 b
Est celui, tu le sais, | des surprises sublimes. 6+6 b
Nos drapeaux sont changés, | France des fleurs de lys ! 6+6 a
Mais puisque le nouveau | nous montre dans ses plis 6+6 a
Aux trois couleurs, | lorsque le vent | les développe, 4+4+4 b
240 Des mots en or prouvant | qu'il fit le tour d'Europe, 6+6 b
Pour lui j'ose espérer | un glorieux réveil. 6+6 a
Qu'avec l'aide de Dieu, | splendide, au grand soleil, 6+6 a
Dans un ciel de victoire | encore il se déploie ! 6+6 b
Alors, oh ! je suis sûr | que d'orgueil et de joie, 6+6 b
245 France des morts, dont j'ai | le regret si troublant, 6+6 a
Tu frémiras dans ton | linceul, le drapeau blanc ! 6−6 a
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