Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
M = voyelle masculine
F = "e" féminin
| = césure
COP_5/COP107
François COPPÉE
Sonnets intimes et Poèmes inédits
1925
PREMIÈRE PARTIE
LA PARTIE DE CANOT
Quelle chaleur sur l’eau ! | Juin flambe. Pas un souffle. 6+6 a
L’étroit canot, dont la | peinture se boursoufle 6−6 a
Au soleil, va, le long | des rivages connus, 6+6 b
Sous le rythmique effort | d’un rameur aux bras nus, 6+6 b
5 Du bel André, qui vit, | l’été, sur la rivière ; 6+6 a
Et devant le jeune homme | est assise à l’arrière 6+6 a
— Jolie, en frais chapeau, | mais pâle et l’œil si las — 6+6 b
Une femme qu’hier | il ne connaissait pas. 6+6 b
Car, la veille, passant | à Paris la soirée, 6+6 a
10 C’est dans un bal public | qu’André l’a rencontrée. 6+6 a
Elle lui plut, avec | son air point effronté ; 6+6 b
Mais, d’un lit de hasard | d’avance dégoûté, 6+6 b
Il glissa deux louis | dans le gant de la fille 6+6 a
Et lui dit :
« Pas ce soir — | Mais, demain, sois gentille 6+6 a
15 Et viens me voir dans mon | bateau. Nous rirons, va ! 6−6 b
Comme il n’y pensait plus | du tout, elle arriva. 6+6 b
Pour rafraîchir le teint, | l’air pur, c’est la recette. 6+6 a
Clarisse était charmante | en robe de grisette. 6+6 a
Or, sa maîtresse étant | aux eaux, le libertin 6+6 b
Dit :»
20 « Gardons celle-ci | jusqu’à demain matin. » 6+6 b
Puis, la voyant si douce | et tout intimidée, 6+6 a
Il eut, ce bon garçon, | la délicate idée 6+6 a
De traiter cette fille | en femme comme il faut ; 6+6 b
Et, sans la tutoyer, | sans lui dire un seul mot 6+6 b
25 Qui de son odieux | métier portât la marque, 6+6 a
Il l’accueillit fort bien ; | et, tout de suite : « En barque ! » 6+6 a
Oh ! quel enchantement | de filer sur les eaux ! 6+6 b
Sauf l’aigre cri de la | fauvette des roseaux 6−6 b
Et le frais clapotis | des ondes sous la quille, 6+6 a
30 Quel calme ! Au grand soleil, | la rivière pétille ; 6+6 a
Le barbillon, là-bas, | saute et fait des plongeons. 6+6 b
Mais André suit le bord, | à l’ombre, dans les joncs, 6+6 b
Où, criblant le fond vert | du bleu noir de leurs ailes, 6+6 a
Palpite un merveilleux | essaim de demoiselles. 6+6 a
35 Un vieux pêcheur en train | de changer d’hameçon, 6+6 b
Et qui voit cette femme | avec ce beau garçon 6+6 b
Dans ce léger canot | qui sous les saules glisse, 6+6 a
Pense à son jeune temps, | sourit avec malice 6+6 a
Et dit entre ses dents : | Gentils, les amoureux ! » 6+6 b
40 Hélas ! n’envions pas | ceux qui semblent heureux. 6+6 b
Ne rêvons pas d’amour | devant ce joli couple 6+6 a
Emporté par ce frêle | esquif sur l’onde souple. 6+6 a
Car ce viveur blasé | n’a plus aucun désir 6+6 b
Devant les tristes yeux | des filles de plaisir. 6+6 b
45 André suit, cependant, | son généreux caprice. 6+6 a
Familier, mais très doux, | il cause avec Clarisse 6+6 a
En camarade, avec | des propos amusants. 6+6 b
« Supposez que nous nous | aimons depuis dix ans, 6−6 b
Dit-il.
Elle sourit. | La pauvre créature 6+6 a
50 Goûte l’heureux instant, | se grise de nature 6+6 a
Et se laisse bercer, | les yeux clos à demi, 6+6 b
Par le simple entretien | de ce discret ami. 6+6 b
Devant elle, ramant | toujours dans l’ombre fraîche, 6+6 a
Il lui montre en passant | les bons endroits de pêche, 6+6 a
55 Sous l’arche du vieux pont, | ce coin qui fait tableau, 6+6 b
Et l’exquise fraîcheur | des nénuphars sur l’eau. 6+6 b
Enfin, las de jouer | du coude et de l’épaule, 6+6 a
L’habile canotier | aborde sous un saule ; 6+6 a
Et tandis que Clarisse, | ayant vu dans un pré 6+6 b
60 Beaucoup de fleurs des champs, | va les cueillir, André 6+6 b
La suit des yeux, content | de la voir si contente, 6+6 a
Et qu’elle ait, grâce à lui, | cette heure de détente, 6+6 a
Et qu’elle oublie un peu, | dans ce bain de plein air, 6+6 b
La honte et les ennuis | de son métier d’enfer,» 6+6 b
65 Le faux rire, l’amour | forcé, la noce abjecte. 6+6 a
« Qu’elle ait cette surprise, | au moins, qu’on la respecte 6+6 a
Une fois, songe-t-il. |
Déjà sur le coteau 6+6 b
La paix du soir descend. | On remonte en bateau, 6+6 b
Et, pour se mettre à table, | on accoste à la berge 6+6 a
70 Où brille la blancheur | des nappes de l’auberge. 6+6 a
Là, Clarisse prend place | en face du rameur. 6+6 b
On cause. Le vin clair | la met en belle humeur, 6+6 b
Elle bavarde et rit | ainsi qu’une gamine ; 6+6 a
Et l’homme, qui toujours | l’observe et l’examine, 6+6 a
75 Constate qu’elle aussi, | par instinct délicat, 6+6 b
N’a pas dit, en une heure, | un mot qui le choquât. 6+6 b
Ah ! vraiment, la douceur | est la meilleure fée ! 6+6 a
Non, Clarisse n’est plus | la fille tarifée ; 6+6 a
Plus un geste canaille | et plus trace d’argot ; 6+6 b
80 Et son air sérieux | pour couper le gigot 6+6 b
Et faire la salade | est d’une ménagère. 6+6 a
Mais la nuit est venue. | Une brise légère 6+6 a
Émeut la feuille et passe | en l’air moins échauffé. 6+6 b
Pendant que la servante | apporte le café, 6+6 b
85 Les insectes de nuit | se brûlent à la lampe. 6+6 a
Clarisse est accoudée | et, le doigt sur la tempe, 6+6 a
Rêve. Les champs au loin | sont dans l’ombre noyés, 6+6 b
Et la lune qui glisse | en haut des peupliers 6+6 b
Caresse l’eau qui dort | de sa mélancolie. 6+6 a
90 Les yeux ainsi levés, | que Clarisse est jolie ! 6+6 a
Ce calme jour sur l’eau, | l’azur, l’odeur des bois 6+6 b
L’ont refaite, un instant, | pure comme autrefois. 6+6 b
Non, cette enfant aux yeux | candides n’est pas celle 6+6 a
Qui, morne et l’œil cerné, | tantôt, dans la nacelle, 6+6 a
95 Regardait vaguement | nager les avirons. 6+6 b
Et l’homme, qu’un désir | a troublé, dit :
« Rentrons. » 6+6 b
Elle frémit alors, | comme lorsqu’on s’éveille 6+6 a
En sursaut, redevient | ce qu’elle était la veille, 6+6 a
Quand il la rencontra | dans ce bal, par hasard ; 6+6 b
100 Et, sur André fixant | un triste et dur regard, 6+6 b
Elle dit :
« Vous voulez ? | — Oui, c’est vrai, je suis bête- 6+6 a
C’est gentil de m’avoir | traitée en fille honnête. 6+6 a
J’aurais voulu — Mais j’ai | tort, et tout doit finir- 6+6 b
Sans cela, j’emportais | un trop bon souvenir 6+6 b
105 Et je ne vous aurais | oublié de ma vie- 6+6 a
Bah ! je suis folle — Allons, | puisque c’est votre envie. » 6+6 a
André n’a pas le cœur | brutal. Il a compris. 6+6 b
Que sa bonté d’un jour | va perdre tout son prix. 6+6 b
Le sacrifice est mince, | en somme.
« Eh bien ! la gare 6+6 a
Est à deux pas, » dit-il. |
110 Il jette son cigare 6+6 a
Et se lève. Bien vite, | elle accourt près de lui 6+6 b
« Vous ne m’en voulez pas ! |
— Non,
— Je puis partir ?
— Oui. 6+6 b
— Vous êtes bon.
Le bras, | que je vous accompagne. 6+6 a
Ils vont, dans les parfums | si purs de la campagne, 6+6 a
115 Dans l’innocente nuit, | dans la chaste fraîcheur. 6+6 b
Et là, contre son bras, | André sent battre un cœur ; 6+6 b
Et c’est sa récompense, | et tant d’émoi le touche. 6+6 a
Enfin, l’on se sépare. | Elle lui tend sa bouche. 6+6 a
Mais il a ce scrupule | encor, dans les adieux, 6+6 b
120 De lui mettre un baiser | seulement sur ses yeux 6+6 b
Dont il sent tressaillir | la paupière fermée. 6+6 a
Et ce fut aussi doux | que s’il l’avait aimée.» 6+6 a
mètre profil métrique : 6−6
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