Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
M = voyelle masculine
F = "e" féminin
| = césure
COP_4/COP87
François COPPÉE
LES HUMBLES
1872
Émigrants
Il fait nuit. — Et la voûte est ténébreuse où monte, 6+6 a
Par la sonori du bâtiment de fonte, 6+6 a
Le jet de vapeur blanche au sifflement d’enfer, 6+6 b
Hennissement affreux du lourd cheval de fer 6+6 b
5 Qui vient à reculons et lui-même s’attelle, 6+6 a
Avec un bruit strident d’enclume qu’on martèle, 6+6 a
Au long train des wagons béants le long du quai. 6+6 b
Attirés par ce bruit de fer entre-choqué, 6+6 b
De pâles voyageurs, aux figures chagrines, 6+6 a
10 Regardent, en collant leurs fronts las aux vitrines, 6+6 a
Les machines qui vont les entrner si loin, 6+6 b
Chacun d’eux, sans le dire à l’autre, dans son coin, 6+6 b
Se sentant envahir par l’effroi taciturne 6+6 a
Qui nous prend au début d’un voyage nocturne. 6+6 a
15 — Un départ est toujours triste ; mais ce départ 6+6 b
Semble vraiment empreint d’une tristesse à part. 6+6 b
D’abord, c’est un convoi de pauvres. Règle austère : 6+6 a
Qu’il s’en aille en voyage ou qu’il s’en aille en terre, 6+6 a
Vivant ou mort, le pauvre a sa voiture à lui. 6+6 b
20 Et puis, ceux-là qui vont habiter aujourd’hui, 6+6 b
Pendant toute une veille, en ces sombres voitures, 6+6 a
Qui devront endurer, tremblantes créatures, 6+6 a
Le froid de l’insomnie et le froid de l’hiver, 6+6 b
Et que l’on jettera demain, prés de la mer, 6+6 b
25 Devant les paquebots couverts de voiles blanches, 6+6 a
Dont ils devront franchir le passage de planches 6+6 a
Pour retrouver encor la nuit des entreponts ; 6+6 b
Ces paysans, honteux de passer vagabonds 6+6 b
Et que soutient à peine un espoir chimérique, 6+6 a
30 Ce sont des émigrants qui vont en Amérique. 6+6 a
Voilà de bien longs jours déjà qu’ils sont partis 6+6 b
Le père tout chargé de paquets et d’outils, 6+6 b
La mère avec l’enfant qui pend à la mamelle 6+6 a
Et quelque autre marmot qui traîne la semelle 6+6 a
35 Et la suit, fatigué, s’accrochant aux jupons ; 6+6 b
Le fils avec le sac au pain et les jambons, 6+6 b
Et la fille emportant sur son dos la vaisselle. 6+6 a
Heureux ceux qui n’ont pas quelque vieux qui chancelle 6+6 a
Et qui gronde et qu’on a, s’effarant, après soi ! 6+6 b
40 Pourquoi donc partent-ils, ces braves gens ? Pourquoi 6+6 b
s’en vont-ils par l’Europe et vers le nouveau monde, 6+6 a
Étonnés de montrer leur douce pâleur blonde 6+6 a
Et la calme candeur de leurs tristes yeux bleus 6+6 b
Sur les chemins de fer bruyants et populeux ? 6+6 b
45 C’est que parfois la vie est inhospitalière. 6+6 a
Longtemps leur pauvre naïve, pure et fière, 6+6 a
En plein champ, près du pot de grès et du pain bis, 6+6 b
A lutté, n’arrachant que de maigres épis 6+6 b
A la terre trop vieille et devenue avare. 6+6 a
50 Car il leur fut ingrat, implacable et barbare, 6+6 a
Ce vieux sol paternel, ce sol religieux, 6+6 b
Où parfois, comme un don laissé par les aïeux, 6+6 b
Leur pioche déterrait un peu d’or ou des armes, 6+6 a
Et que leur front baignait de sueurs et de larmes, 6+6 a
55 Tristes et patients, longtemps ils ont lutté 6+6 b
Contre son inertie et sa stérilité, 6+6 b
Mais vainement. Alors, la vie étant trop chère 6+6 a
Pour qu’ils pussent laisser, une année, en jachère 6+6 a
Ce sol qui refusait toujours de les nourrir, 6+6 b
60 Ils ont vu qu’il fallait s’en aller ou mourir ; 6+6 b
Et tous, pleins du regret des récoltes futures, 6+6 a
Ils sont partis vers les lointaines aventures. 6−6 a
Oh ! comme je les plains, les humbles, les petits, 6+6 b
Tous ceux-là qui sont nés et qui vivent blottis 6+6 b
65 Timidement autour d’un clocher de village ; 6+6 a
Ceux que retient, bien mieux que l’ancien vasselage 6+6 a
Et que tous les vieux jougs du monde féodal, 6+6 b
L’étroit et tendre amour de leur pays natal ; 6+6 b
Ceux-là que le galop d’un voyageur étonne, 6+6 a
70 Qui sentent que le vrai bonheur est monotone 6+6 a
Et qui ne veulent pas d’autre sort que le sort 6+6 b
De leurs pères, de qui la naissance et la mort 6+6 b
S’inscrivaient, — c’était tout, — aux marges d’une Bible. 6+6 a
Quand il leur faut quitter la masure paisible, 6+6 a
75 Le foyer près duquel leur enfance a rê 6+6 b
Et le champ que leurs bras virils ont cultivé ; 6+6 b
Quand ils s’en vont, tirant ou poussant la charrette, 6+6 a
Et jetant un regard suprême et qui regrette 6+6 a
A mille objets qui sont pour eux de vieux amis : 6+6 b
80 Au pâturage avec les grands bœufs endormis, 6+6 b
Au vieux pont, à l’auberge en face de l’église, 6+6 a
A l’enseigne où le grand Frédéric prend sa prise, 6+6 a
Au lavoir plein du bruit des linges que l’on bat, 6+6 b
Oh ! qu’il doit se livrer un lugubre combat 6+6 b
85 Dans leurs âmes dé se sentant orphelines, 6+6 a
Tandis qu’ils voient grandir ces lointaines collines 6+6 a
Où naguère pour eux le monde finissait, 6+6 b
Et qu’ils songent avec amertume que c’est 6+6 b
La terre maternelle et dont vécut leur race, 6+6 a
90 La terre qui devient marâtre et qui les chasse ! 6+6 a
Encor si l’avenir était riant pour eux, 6+6 b
Et s’ils étaient certains d’un lendemain heureux ! 6+6 b
Mais ils n’ont presque pas d’espoir qui les soutienne. 6+6 a
L’Amérique n’est plus cette jeune Indienne 6+6 a
95 Souriante en son île au milieu des roseaux 6+6 b
Et couronnant son front de plumages d’oiseaux, 6+6 b
Telle qu’ils l’ont rêvée autrefois, à l’école. 6+6 a
Pour eux, durs ouvriers du labeur agricole, 6+6 a
Ce qu’ils comptent trouver là-bas, c’est seulement 6+6 b
100 La forêt monstrueuse au noir tressaillement, 6+6 b
Où, rampant et glissant, la hideuse famille 6+6 a
De la nature vierge et féroce fourmille ; 6+6 a
C’est la bataille avec la hache, avec le pic, 6+6 b
Contre les troncs noueux et les rochers à pic ; 6+6 b
105 C’est le miasme lourd du terrain noir et riche 6+6 a
Qu’en grelottant de fièvre, avec rage, on défriche ; 6+6 a
Les grands feux dans les bois et les nuits sans repos 6+6 b
Où l’on voit scintiller, autour de ses troupeaux, 6+6 b
Dans l’ombre, les yeux d’or des jaguars et des onces ; 6+6 a
110 C’est la bêche tranchant les serpents et les ronces ; 6+6 a
Enfin, comme un bonheur qu’on n’ose pas prévoir, 6+6 b
Et si Dieu plus clément daigne un jour s’émouvoir 6+6 b
Des cantiques chantés en chœur sous les étoiles, 6+6 a
C’est, après le sommeil frileux entre deux toiles 6+6 a
115 Et les maigres soupers de lard et de biscuits, 6+6 b
La famille restée encore entière, et puis 6+6 b
De gais et longs repas, par les soirs de dimanches, 6+6 a
Devant une moisson, près d’un logis de planches. 6+6 a
Pour l’instant, du trop long voyage tout meurtris, 6+6 b
120 Dans cette gare, en haut d’un faubourg de Paris, 6+6 b
Ils attendent, muets du regret qui les navre, 6+6 a
Le convoi qui les doit jeter aux quais du Havre 6+6 a
Comme on n’a pas pour eux allumé de quinquets, 6+6 b
On croit qu’ils dorment tous, penchés sur leurs paquets, 6+6 b
125 Dans la salle aux longs bancs, sombre comme une geôle. 6+6 a
Mais l’époux qui soutient, lasse sur son épaule, 6+6 a
Une tête de femme où sont clos de doux yeux, 6+6 b
Promène autour de lui des regards anxieux ; 6+6 b
Mais la mère est en proie aux présages funèbres, 6+6 a
130 Qui cache sous ses mains jointes, dans les ténèbres, 6+6 a
Des fronts d’enfants serrés contre elle avec terreur ; 6+6 b
Mais il pâlit, ce jeune et triste laboureur, 6+6 b
Qui sent, en la serrant sous la sienne pressée, 6+6 a
Frissonner une main douce de fiancée ! 6+6 a
135 — Sinon pour soi, du moins pour l’être faible et cher, 6+6 b
Chacun songe au pays dans cette nuit d’hiver, 6+6 b
Et, jugeant que la salle est très-mal éclairée, 6+6 a
Essuie, en se cachant, une larme ignorée. 6+6 a
mètre profil métrique : 6−6
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