Métrique en Ligne
a voyelle stable
er voyelle ambigüe
e "e" masculin
e "e" féminin
e "e" élidé
e "e" ignoré
e "e" écarté
12 longueur métrique
6-6 mètre
COP_4/COP84
François COPPÉE
LES HUMBLES
1872
Un Fils
A Alexis Orsat
I
Quand ils vinrent louer deux chambres au cinquième, 6+6 a
Le portier, d’un coup d’œil plein d’un mépris suprême, 6+6 a
Comprit tout et conclut : — C’est des petites gens. 6+6 b
Le garçonnet, avec ses yeux intelligents, 6+6 b
5 Était gai d’être en deuil, car sa veste était neuve. 6+6 a
Vieille à trente ans, sa mère, une timide veuve, 6+6 a
Sous ses longs voiles noirs cachait ses yeux rougis ; 6+6 b
Et quand on apporta dans ce pauvre logis 6+6 b
Leur mobilier, — il faut que du terme il réponde, — 6+6 a
10 Le portier s’assombrit : — C’est du tout petit monde, 6+6 a
Pensa-t-il. Néanmoins, leur humble logement 6+6 b
Étant payé le huit très-régulièrement, 6+6 b
Il corrigea son mot : — Du petit monde honnête. 6+6 a
Mais quand il sut l’instant de leur coup de sonnette, 6+6 a
15 Il ne se pressa plus pour tirer le cordon, 6+6 b
— Par dignité ! — La veuve avait pourtant bon ton, 6+6 b
Et, pour vivre, courait les leçons de solfège. 6+6 a
A l’heure où son cher fils revenait du collège, 6+6 a
Elle était de retour et faisait le dîner. 6+6 b
20 Le dimanche, ils allaient souvent se promener 6+6 b
Ensemble au Luxembourg, donnaient du pain aux cygnes 6+6 a
Et revenaient. C’était de ces misères dignes 6+6 a
Et qui, lorsqu’on leur veut montrer de l’intérêt, 6+6 b
Ont un pâle sourire et gardent leur secret. 6+6 b
25 Ils plurent aux voisins. D’abord froide, la loge 6+6 a
Désarma. Le concierge eut quelques mots d’éloge ; 6+6 a
Et quand, six ans plus tard, un soir, il eut appris 6+6 b
Que le jeune homme avait obtenu tous les prix, 6+6 b
Ce père, ému par tant de courage et de zèle, 6+6 a
30 Rêva ceci : — Plus tard ? — Pour notre demoiselle ?- 6+6 a
Or, ce jour-là, tandis que le rhétoricien, 6+6 b
Radieux de l’orgueil de sa mère et du sien, 6+6 b
Pour la vingtième fois lui montrait son trophée 6+6 a
Et l’embrassait, au point qu’elle était étouffée, 6+6 a
35 Lui parlant à genoux ainsi qu’un amoureux 6+6 b
Et lui disant : — Maman, que nous sommes heureux ! 6+6 b
Elle prit les deux mains de son fils dans les siennes 6+6 a
Et, tout à coup, laissant les douleurs anciennes 6+6 a
Toutes en même, temps s’échapper de son cœur, 6+6 b
40 A ce naïf, à cet heureux, à ce vainqueur, 6−6 b
Elle livra le mot de la science amère. 6+6 a
Il apprit qu’il n’avait que le nom de sa mère 6+6 a
Et qu’elle n’était pas veuve aux yeux de la loi. 6+6 b
Elle gagnait sa vie à vingt ans. Mais pourquoi 6+6 b
45 Laisser aller ainsi, seule, une jeune fille ? 6+6 a
La maitresse de chant et le fils de famille : 6+6 a
Un drame très-banal. Le coupable était mort 6+6 b
Brusquement, sans avoir pu réparer son tort ; 6+6 b
Elle eût voulu le suivre en ce moment funeste, 6+6 a
50 Mais elle avait un fils : — Un fils ! tu sais le reste. 6+6 a
Voilà, depuis seize ans, mon désespoir profond. 6+6 b
Je n’ai plus de santé, mes pauvres yeux s’en vont, 6+6 b
Tu n’as pas de métier, et nous avons des dettes. 6+6 a
L’enfant avait rêvé gloire, sabre, épaulettes, 6+6 a
55 Un avenir doré, les honneurs les plus grands. 6+6 b
A présent, il voulait gagner douze cents francs. 6+6 b
Il consola sa mère, il parla comme on prie : 6+6 a
— Tu sais. Nous connaissons quelqu’un à la mairie 6+6 a
Il me fera nommer ; c’est un chef de bureau. 6+6 b
60 Ah ! pourvu qu’à vingt ans j’aie un bon numéro ! 6+6 b
Mais oui, j’ai de la chance au jeu. Ne sois pas triste. 6+6 a
Puis ce n’est pas pour rien que je suis un artiste. 6+6 a
Et que je sais un peu jouer du violon. 6+6 b
On peut faire un métier du talent de salon. 6+6 b
65 Je me sens un courage indomptable dans l’âme ; 6+6 a
Tu verras. Mais ris donc, maman. D’abord, madame, 6+6 a
Je ne serai content que quand vous aurez ri. 6+6 b
La pauvre heureuse mère ! un sourire attendri 6+6 b
Éclaira, fugitif, sa figure chagrine, 6+6 a
70 Puis, tendre, elle attira son fils sur sa poitrine, 6+6 a
Et, le serrant bien fort, elle pleura longtemps. 6+6 b
Le soir, quand il fut seul, l’enfant de dix-sept ans, 6+6 b
En rangeant, à côté des autres sur leurs planches, 6+6 a
Ses livres gaufrés d’or et tout dorés sur tranches, 6+6 a
75 A ses rêves d’hier pour toujours dit adieu. 6+6 b
Comme il l’avait prévu, d’ailleurs, le reste eut lieu. 6+6 b
Un emploi très-modeste occupa sa journée ; 6+6 a
Et la bonne moitié de sa nuit fut donnée 6+6 a
A racler des couplets dans un café-concert ; 6+6 b
80 Car il avait raison, et, pour vivre, tout sert. 6+6 b
Mais, du jour où l’enfant accepta la bataille, 6+6 a
Il cessa tout à coup de grandir ; et sa taille 6+6 a
Resta petite ainsi que son ambition. 6+6 b
Quand le portier connut cette décision, 6+6 b
85 Offensé dans ses goûts d’homme aristocratique, 6+6 a
Il ne put retenir quelques mots de critique : 6+6 a
— Ces gens de peu, dit-il, ont des instincts trop bas. 6+6 b
Ils voudraient s’élever, mais ils ne peuvent pas. 6+6 b
Ce jeune homme pourtant donnait quelque espérance, 6+6 a
90 C’est certain. Mais voilà ! pas de persévérance. 6+6 a
Et dire que jadis mon épouse estima 6+6 b
Qu’il pourrait convenir un jour à notre Emma ! 6+6 b
Je souris quand je songe à ce projet folâtre. 6+6 a
D’ailleurs nous destinons notre fille au théâtre. 6+6 a
II
95 Et le bon fils connut le spleen dans un bureau, 6+6 b
Le long regard d’envie à travers le carreau 6+6 b
Sur le libre flâneur qui se promène et fume, 6+6 a
L’infecte odeur du poêle à qui l’on s’accoutume 6+6 a
Mais qui vous fait pourtant tousser tous les matins, 6+6 b
100 Le journal commenté longuement, les festins 6+6 b
De petits pains de seigle et de charcuterie, 6+6 a
Le calembourg stupide et dont il faut qu’on rie, 6+6 a
L’entretien très-vulgaire avec le sentiment 6+6 b
De chacun sur les chefs et sur l’avancement, 6+6 b
105 Le travail monotone, ennuyeux et futile, 6+6 a
Le dégoût de sentir qu’on est un inutile, 6+6 a
Et, pour moment unique où l’on respire enfin, 6+6 b
Le lent retour, d’un pas affaibli par la faim 6+6 b
Que doit mal apaiser le dîner toujours maigre. 6+6 a
110 — En vieillissant, sa mère était devenue aigre. 6+6 a
Son long chagrin, souffert avec tant de vertu, 6+6 b
— Il faut bien l’avouer, — trop longtemps s’était tu : 6+6 b
Le cœur subit deux fois les douleurs qu’il faut taire 6+6 a
De plus elle allait mal. Enfin son caractère, 6+6 a
115 Même à ce fils chéri, paraissait bien changé. 6+6 b
Le repas était donc par lui-même abrégé ; 6+6 b
Il souffrait trop alors, pour lui comme pour elle, 6+6 a
De la voir agiter quelque vaine querelle, 6+6 a
Et toujours, le plus tôt possible, il s’en allait. 6+6 b
120 — A cette heure, au surplus, son devoir l’appelait 6+6 b
Dans le petit café-concert de la barrière, 6+6 a
Où chaque soir, tenant son violon, derrière 6+6 a
Un pianiste, chef d’orchestre sans bâton, 6+6 b
Et non loin d’un troupier soufflant dans un piston, 6+6 b
125 Il écoutait, distrait, et sans les trouver drôles, 6+6 a
La chanteuse fardée et montrant ses épaules, 6+6 a
Le baryton barbu, gêné dans ses gants blancs, 6+6 b
Et le pitre aux genoux rapprochés et tremblants, 6+6 b
En grand faux col, faisant des grimaces atroces 6+6 a
130 Et contant au public charmé sa nuit de noces. 6+6 a
Vers minuit seulement, enfin il se levait, 6+6 b
Rentrait, ouvrait parfois ses livres de chevet, 6+6 b
Mais de lire n’ayant même plus l’énergie, 6+6 a
Il se couchait, afin d’épargner la bougie. 6+6 a
135 Cela dura cinq ans, dix ans, quinze ans. Hélas ! 6+6 b
Quinze fois, quand revint la saison des lilas, 6+6 b
Dans la rue, il put voir, par les soirs de dimanches, 6+6 a
Les fillettes du peuple, en fraîches robes blanches, 6+6 a
Près du trottoir, où sont les pères indulgents, 6+6 b
140 Jouer à la raquette avec les jeunes gens, 6+6 b
Tandis qu’il s’éloignait, toujours seul, le timide. 6+6 a
Il ne passa jamais devant la pyramide 6+6 a
Des bols à punch ornant le comptoir d’un café, 6+6 b
Où souvent il avait, au passage, observé 6+6 b
145 De vieux garçons, amis des voluptés sans fièvres, 6+6 a
Brassant les dominos, la pipe entre les lèvres, 6+6 a
Qui s’appelaient « Mon vieux » et caressaient leur chien. 6+6 b
Il enviait leur sort ; car tel était le sien : 6+6 b
Gagner le pain du jour et le terme au trimestre. 6+6 a
150 Dans les commencements qu’il fut à son orchestre, 6+6 a
Une chanteuse blonde et phthisique à moitié 6+6 b
Sur lui laissa tomber un regard de pitié ; 6+6 b
Mais il baissait les yeux quand elle entrait en scène. 6+6 a
Puis, peu de temps après, elle passa la Seine 6+6 a
155 Et mourut, toute jeune, en plein quartier Bréda. 6+6 b
A vrai dire, il l’avait presque aimée, et garda 6+6 b
Le dégoût d’avoir vu, — chose bien naturelle, — 6+6 a
Les acteurs embrassés et tutoyés par elle ; 6+6 a
Et son métier lui fut plus pénible qu’avant. 6+6 b
III
160 Or l’état de sa mère allait en s’aggravant. 6+6 b
Une nuit vint la mort, triste comme la vie ; 6+6 a
Et, quand à son dernier logis il l’eut suivie, 6+6 a
En grand deuil et traînant le cortège obligé 6+6 b
Des collègues heureux de ce jour de congé, 6+6 b
165 Il rentra dans sa chambre et songea, solitaire. 6+6 a
Il se vit sans amis, pauvre, célibataire, 6+6 a
Vieil enfant étonné d’avoir des cheveux gris ; 6+6 b
Il sentit que son âme et son corps avaient pris, 6+6 b
Depuis vingt ans, la lente et puissante habitude 6+6 a
170 De l’ennui, du silence et de la solitude ; 6+6 a
Qu’il n’avait prononcé qu’un mot d’amour : « maman » 6+6 b
Et qu’il n’espérait plus que son simple roman 6+6 b
Pût s’augmenter jamais d’un plus tendre chapitre. 6+6 a
— Le jour à son bureau, le soir à son pupitre, 6+6 a
175 Il revint donc s’asseoir, résigné, mais vaincu ; 6+6 b
Et, libre, il vit ainsi qu’esclave il a vécu. 6+6 b
Même dans la maison qu’il habite, personne 6+6 a
Ne songe qu’il existe, et, la nuit, quand il sonne, 6+6 a
Le vieux portier, — il a soixante-dix-sept ans 6+6 b
180 Et perd la notion des choses et du temps, — 6+6 b
Se réveille, maussade, et murmure en son antre : 6+6 a
— C’est le petit garçon du cinquième qui rentre. 6+6 a
mètre profil métrique : 6−6
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