Métrique en Ligne
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C = clitique
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F = "e" féminin
| = césure
COP_4/COP83
François COPPÉE
LES HUMBLES
1872
Le Petit Épicier
C’était un tout petit épicier de Montrouge, 6+6 a
Et sa boutique sombre, aux volets peints en rouge, 6+6 a
Exhalait une odeur fade sur le trottoir. 6+6 b
On le voyait debout derrière son comptoir, 6+6 b
5 En tablier, cassant du sucre avec méthode. 6+6 a
Tous les huit jours, sa vie avait pour épisode 6+6 a
Le bruit d’un camion apportant des tonneaux 6+6 b
De harengs saurs ou bien des caisses de pruneaux ; 6+6 b
Et, le reste du temps, c’était dans sa boutique, 6+6 a
10 Un calme rarement troublé par la pratique, 6+6 a
Servante de rentier ou femme d’artisan, 6+6 b
Logeant dans ce faubourg à demi paysan. 6+6 b
Ce petit homme roux, aux pâleurs maladives, 6+6 a
Était triste, faisant des affaires chétives 6+6 a
15 Et, comme on dit, ayant grand’peine à vivoter. 6+6 b
Son histoire pouvait vite se raconter. 6+6 b
Il était de Soissons, et son humble famille, 6+6 a
Le voyant à quinze ans faible comme une fille, 6+6 a
Voulut lui faire apprendre un commerce à Paris. 6+6 b
20 Un cousin, épicier lui-même, l’avait pris, 6+6 b
Lui donnant le logis avec la nourriture ; 6+6 a
Et, malgré la cousine, épouse avare et dure, 6+6 a
Aux mystères de l’art il put l’initier. 6+6 b
Il avait ce qu’il faut pour un bon épicier : 6+6 b
25 Il était ponctuel, sobre, chaste, économe. 6+6 a
Son patron l’estimait, et, quand ce fut un homme, 6+6 a
Voulant récompenser ses mérites profonds, 6+6 b
Il lui fit prendre femme et lui vendit son fonds. 6+6 b
— Quand on trouve un garçon pareil, il faut qu’on l’aide 6+6 a
Disait-il.
30 La future était aisée et laide, 6+6 a
Mais ce naïf resta devant elle tremblant ; 6+6 b
Et quand il l’amena, blonde en costume blanc, 6+6 b
La boutique aux murs noirs lui parut toute neuve. 6+6 a
Or sa mère, depuis quelques mois, était veuve. 6+6 a
35 Vite il l’alla chercher et lui dit, triomphant : 6+6 b
— Viens donc, tu berceras notre premier enfant. 6+6 b
C’était déjà son rêve, à cet homme, être père ! 6+6 a
Mais il ne devait pas durer, le temps prospère : 6+6 a
Sa femme n’aimait pas le commerce ; elle était 6+6 b
40 Hargneuse, lymphatique et froide ; elle restait 6+6 b
A l’écart et passait des heures dans sa chambre. 6+6 a
De sa boutique ouverte au vent froid de décembre, 6+6 a
Lui ne pouvait bouger, mais ne se plaignait pas ; 6+6 b
Car sa mère, en bonnet et tricotant des bas, 6+6 b
45 Était là, toute fière et de son fils et d’elle, 6+6 a
Tandis qu’il débitait le beurre et la chandelle. 6+6 a
Donc il était encor satisfait comme ça. 6+6 b
Mais, dans un mauvais jour, sa femme s’offensa 6+6 b
De ce qu’il ne rut pas seul comme elle, et l’épouse, 6+6 a
50 — Vieille histoire, — devint de la mère jalouse. 6+6 a
Celle-ci comprit tout :
— Mon enfant, j’avais cru, 6+6 b
Lui dit-elle, pouvoir bien vivre avec ma bru. 6+6 b
Mais, à la fin, il faut que je le reconnaisse, 6+6 a
Je la gêne et ne puis plaire à cette jeunesse. 6+6 a
55 Je retourne à Soissons, vois-tu, cela vaut mieux. 6+6 b
Elle dit, de l’air doux et résigné des vieux, 6+6 b
Et partit, sans pleurer, mais affreusement triste. 6+6 a
Hélas ! il n’avait pas ce qui fait qu’on résiste. 6+6 a
Il consentit, devint plus morose qu’avant 6+6 b
60 Et pria, tous les soirs, pour avoir un enfant. 6+6 b
Car c’était là son but, décidément. Ce rêve, 6+6 a
Cet instinct, ce besoin le poursuivait sans trêve, 6+6 a
Il n’avait qu’un désir, il n’avait qu’un espoir : 6+6 b
Être père ! c’était son idéal. — Le soir, 6+6 b
65 Quand un noir ouvrier, portant un enfant rose, 6+6 a
Entrait dans sa boutique acheter quelque chose, 6+6 a
Soudain il se sentait plein d’attendrissement. 6+6 b
Mais les ans ont passé, lentement, lentement. 6+6 b
Il comprend aujourd’hui que ce n’est pas possible ; 6+6 a
70 Il partage le lit d’une femme insensible, 6+6 a
Et tous les deux ils ont froid au cœur, froid aux pieds. 6+6 b
— Ah ! les rêves aussi durement expiés 6+6 b
Allument à la longue un désespoir qui couve ! 6+6 a
Cet homme est fatigué de l’existence. Il trouve, 6+6 a
75 — Où de pareils dégoûts vont-ils donc se nicher — 6+6 b
La colle et le fromage ignobles à toucher. 6+6 b
Il hait le vent coulis qui souffle de la rue, 6+6 a
Il ne peut plus sentir l’odeur de la morue, 6+6 a
Et ses doigts crevassés, maudissant leur destin, 6+6 b
80 Ont trop froid au contact des entonnoirs d’étain ! 6+6 b
Pourtant il brille encore un rayon dans cette ombre. 6+6 a
Derrière son comptoir, seul, debout, le cœur sombre, 6+6 a
Quand il casse du sucre avec férocité, 6+6 b
Parfois entre un enfant, un doux blondin, ten 6+6 b
85 Par les trésors poudreux du petit étalage. 6+6 a
Dans la naïve du désir et de l’âge, 6+6 a
Il montre d’une main le bonbon alléchant 6+6 b
Et de l’autre il présente un sou noir au marchand. 6+6 b
L’homme alors est heureux plus qu’on ne peut le dire 6+6 a
90 Et, tout en souriant, — s’ils voyaient ce sourire, 6+6 a
Les autres épiciers le prendraient pour un fou, — 6+6 b
Il donne le bonbon et refuse le sou. 6+6 b
Mais aussi, ces jours-là, sa tristesse est plus douce ; 6+6 a
S’il lui vient un dégoût coupable, il le repousse ; 6+6 a
95 Il rêve, il croit revoir sa mère qui partit, 6+6 b
Soissons, et le bon temps, quand il était petit. 6+6 b
Le pauvre être pardonne, il s’apaise, il oublie, 6+6 a
Et, lent, casse son sucre avec mélancolie. 6+6 a
mètre profil métrique : 6+6
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