Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
M = voyelle masculine
F = "e" féminin
| = césure
COP_3/COP42
François COPPÉE
LE CAHIER ROUGE
1874
Le Vieux Soulier
A Jocelyn Bargoin
EN mai, par une pure et chaude après-midi, 6+6 a
Je cheminais au bord du doux fleuve attiédi 6+6 a
Où se réfléchissait la fuite d'un nuage. 6+6 b
Je suivais lentement le chemin de halage 6+6 b
5 Tout en fleurs, qui descend en pente vers les eaux. 6+6 a
Des peupliers à droite, à gauche des roseaux ; 6+6 a
Devant moi, les détours de la rivière en marche 6+6 b
Et, fermant l'horizon, un pont d'une seule arche. 6+6 b
Le courant murmurait, en inclinant les joncs, 6+6 a
10 Et les poissons, avec leurs sauts et leurs plongeons, 6+6 a
Sans cesse le ridaient de grands cercles de moire. 6+6 b
Le loriot et la fauvette à tête noire 6−6 b
Se répondaient parmi les arbres en rideau ; 6+6 a
Et ces chansons des nids joyeux et ce bruit d'eau 6+6 a
15 Accompagnaient ma douce et lente flânerie. 6+6 b
Soudain, dans le gazon de la berge fleurie, 6+6 b
Parmi les boutons d'or qui criblaient le chemin, 6+6 a
J'aperçus à mes pieds, — premier vestige humain 6+6 a
Que j'eusse rencontré dans ce lieu solitaire, — 6+6 b
20 Sous l'herbe et se mêlant déjà presque à la terre, 6+6 b
Un soulier laissé là par quelque mendiant. 6+6 a
C'était un vieux soulier, sale, ignoble, effrayant, 6+6 a
Éculé du talon, bâillant de la semelle, 6+6 b
Laid comme la misère et sinistre comme elle, 6+6 b
25 Qui jadis fut sans doute usé par un soldat, 6+6 a
Puis, chez le savetier, bien qu'en piteux état, 6+6 a
Fut à quelque rôdeur vendu dans une échoppe ; 6+6 b
Un de ces vieux souliers qui font le tour d'Europe 6+6 b
Et qu'un jour, tout meurtri, sanglant, estropié, 6+6 a
30 Le pied ne quitte pas, mais qui quittent le pied. 6+6 a
Quel poème navrant dans cette morne épave ! 6+6 b
Le boulet du forçat ou le fer de l'esclave 6+6 b
Sont-ils plus lourds que toi, soulier du vagabond ? 6+6 a
Pourquoi t'a-t-on laissé sous cette arche de pont ? 6+6 a
35 L'eau doit être profonde ici ? Cette rivière 6+6 b
N'a-t-elle pas é mauvaise conseillère 6+6 b
Au voyageur si las et de si loin venu ? 6+6 a
Réponds ! S'en alla-t-il, en trnant son pied nu, 6+6 a
Mendier des sabots à la prochaine auberge ? 6+6 b
40 Ou bien, après t'avoir perdu sur cette berge, 6+6 b
Ce pauvre, abandonné même par ses haillons, 6+6 a
Est-il allé savoir au sein des tourbillons 6+6 a
Si l'on n'a plus besoin, quand on dort dans le fleuve, 6+6 b
De costume décent et de chaussure neuve ? 6+6 b
45 En vain je me défends du dégoût singulier 6+6 a
Que j'éprouve à l'aspect de ce mauvais soulier, 6+6 a
Trouvé sur mon chemin, tout seul, dans la campagne. 6+6 b
Il est infâme, il a l'air de venir du bagne ; 6+6 b
Il est rouge, l'averse ayant lavé le cuir ; 6+6 a
50 Et je rêve de meurtre, et j'entends quelqu'un fuir 6+6 a
Loin d'un homme râlant dans une rue obscure 6+6 b
Et dont les clous sanglants ont broyé la figure ! 6+6 b
Abominable objet sous mes pas rencontré, 6+6 a
Rebut du scélérat ou du désespéré, 6+6 a
55 Tu donnes le frisson. Tout en toi me rappelle, 6+6 b
Devant les fleurs, devant la nature si belle, 6+6 b
Devant les cieux où court le doux vent aromal, 6+6 a
Devant le bon soleil, l'éternité du mal. 6+6 a
Tu me dis devant eux, triste témoin sincère, 6+6 b
60 Que le monde est rempli de vice et de misère 6+6 b
Et que ceux dont les pieds saignent sur les chemins, 6+6 a
O malheur ! sont bien près d'ensanglanter leurs mains. 6+6 a
— Sois maudit, instrument de crime ou de torture ! 6+6 b
Mais qu'est-ce que cela peut faire à la nature ? 6+6 b
65 Voyez, il disparaît sous l'herbe des sillons ; 6+6 a
Hideux, il ne fait pas horreur aux papillons ; 6+6 a
La terre le reprend, il verdit sous la mousse, 6+6 b
Et dans le vieux soulier une fleur des champs pousse. 6+6 b
mètre profil métrique : 6−6
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