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F = "e" féminin
| = césure
COP_2/COP40
François COPPÉE
POÈMES MODERNES
1867-1869
La Bénédiction
Or, en mil huit cent neuf, nous prîmes Saragosse. 6+6 a
J'étais sergent. Ce fut une journée atroce. 6+6 a
La ville prise, on fit le siège des maisons, 6+6 b
Qui, bien closes, avec des airs de trahisons, 6+6 b
5 Faisaient pleuvoir les coups de feu par leurs fenêtres. 6+6 a
On se disait tout bas : « C'est la faute des prêtres. » 6+6 a
Et, quand on en voyait s'enfuir dans le lointain, 6+6 b
Bien qu'on eût combattu dès le petit matin, 6+6 b
Avec les yeux brûlés de poussière et la bouche 6+6 a
10 Amère du baiser sombre de la cartouche, 6+6 a
On fusillait gaîment et soudain plus dispos 6+6 b
Tous ces longs manteaux noirs et tous ces grands chapeaux. 6+6 b
Mon bataillon suivait une ruelle étroite. 6+6 a
Je marchais, observant les toits à gauche, à droite, 6+6 a
15 A mon rang de sergent, avec les voltigeurs, 6+6 b
Et je voyais au ciel de subites rougeurs 6+6 b
Haletantes ainsi qu'une haleine de forge. 6+6 a
On entendait des cris de femme qu'on égorge, 6+6 a
Au loin, dans le funèbre et sourd bourdonnement. 6+6 b
20 Il fallait enjamber des morts à tout moment. 6+6 b
Nos hommes se baissaient pour entrer dans les bouges, 6+6 a
Puis en sortaient avec leurs baïonnettes rouges, 6+6 a
Et du sang de leurs mains faisaient des croix au mur ; 6+6 b
Car dans ces défilés il fallait être sûr 6+6 b
25 De ne pas oublier un ennemi derrière. 6+6 a
Nous allions sans tambour et sans marche guerrière. 6+6 a
Nos officiers étaient pensifs. Les vétérans, 6+6 b
Inquiets, se serraient du coude dans les rangs 6+6 b
Et se sentaient le cœur faible d'une recrue. 6+6 a
30 Tout à coup, au détour d une petite rue, 6+6 a
On nous crie en français : « A l'aide ! » En quelques bonds 6+6 b
Nous joignons nos amis en danger et tombons 6+6 b
Au milieu d'une belle et grave compagnie 6+6 a
De grenadiers chassés avec ignominie 6+6 a
35 Du parvis d'un couvent seulement défendu 6+6 b
Par vingt moines, démons noirs au crâne tondu, 6+6 b
Qui sur la robe avaient la croix de laine blanche, 6+6 a
Et qui, pieds nus, le bras sanglant hors de la manche, 6+6 a
Les assommaient à coups d'énormes crucifix. 6+6 b
40 Ce fut tragique : avec tous les autres je fis 6+6 b
Un feu de peloton qui balaya la place. 6+6 a
Froidement, méchamment, car la troupe était lasse 6+6 a
Et tous nous nous sentions des âmes de bourreaux, 6+6 b
Nous tuâmes ce groupe horrible de héros. 6+6 b
45 Et cette action vile une fois consommée, 6+6 a
Lorsque se dissipa la compacte fumée, 6+6 a
Nous vîmes, de dessous les corps enchevêtrés, 6+6 b
De longs ruisseaux de sang descendre les degrés. 6+6 b
— Et, derrière, s'ouvrait l'église, immense et sombre. 6+6 a
50 Les cierges étoilaient de points d'or toute l'ombre ; 6+6 a
L'encens y répandait son parfum de langueur ; 6+6 b
Et, tout au fond, tourné vers l'autel, dans le chœur, 6+6 b
Comme s'il n'avait pas entendu la bataille, 6+6 a
Un prêtre en cheveux blancs et de très haute taille 6+6 a
55 Terminait son office avec tranquillité. 6+6 b
Ce mauvais souvenir si présent m'est resté 6+6 b
Qu'en vous le racontant je crois tout revoir presque : 6+6 a
Le vieux couvent avec sa façade moresque, 6+6 a
Les grands cadavres bruns des moines, le soleil 6+6 b
60 Faisant sur le pavé fumer le sang vermeil, 6+6 b
Et, dans l'encadrement noir de la porte basse, 6+6 a
Ce prêtre et cet autel brillant comme une châsse, 6+6 a
Et nous autres cloués au sol, presque poltrons. 6+6 b
Certes, j'étais alors un vrai sac à jurons, 6+6 b
65 Un impie ; et plus d'un encore se rappelle 6+6 a
Qu'on me vit une fois, au sac d'une chapelle, 6+6 a
Pour faire le gentil et le spirituel, 6+6 b
Allumer une pipe aux cierges de l'autel. 6+6 b
Déjà j'étais un vieux traîneur de sabretache ; 6+6 a
70 Et le pli que donnait ma lèvre à ma moustache 6+6 a
Annonçait un blasphème et n'était pas trompeur. 6+6 b
— Mais ce vieil homme était si blanc qu'il me fit peur. 6+6 b
« Feu ! dit un officier.
Nul ne bougea. Le prêtre 6+6 a
Entendit, à coup sûr, mais n'en fit rien paraître, 6+6 a
75 Et nous fit face avec son grand saint-sacrement ; 6+6 b
Car sa messe en était arrivée au moment 6+6 b
Où le prêtre se tourne et bénit les fidèles. 6+6 a
Ses bras levés avaient une envergure d'ailes. 6+6 a
Et chacun recula, lorsque avec l'ostensoir 6+6 b
80 Il décrivit la croix dans l'air et qu'on put voir 6+6 b
Qu'il ne tremblait pas plus que devant les dévotes, 6+6 a
Et quand sa belle voix, psalmodiant les notes, 6+6 a
Comme font les curés dans tous leurs Orémus, 6+6 b
Dit :
Benedicat vos omnipotens Deus. 6+6 b
85 « Feu ! répéta la voix féroce, ou je me fâche. » 6+6 a
Alors un d'entre nous, un soldat, mais un lâche, 6+6 a
Abaissa son fusil et fit feu. Le vieillard 6+6 b
Devint très pâle, mais, sans baisser son regard 6+6 b
Étincelant d'un sombre et farouche courage : 6+6 a
Pater et filius, reprit-il.
90 Quelle rage 6+6 a
Ou quel voile de sang affolant un cerveau 6+6 b
Fit partir de nos rangs un coup de feu nouveau ? 6+6 b
Je ne sais ; mais pourtant cette action fut faite. 6+6 a
Le moine, d'une main s'appuyant sur le faîte 6+6 a
95 De l'autel et tâchant de nous bénir encor, 6+6 b
De l'autre souleva le lourd ostensoir d'or. 6+6 b
Pour la troisième fois il traça dans l'espace 6+6 a
Le signe du pardon, et d'une voix très basse, 6+6 a
Mais qu'on entendit bien, car tous bruits s'étaient tus, 6+6 b
Il dit, les yeux fermés :
100 Et Spiritus sanctus, 6+6 b
Puis tomba mort, ayant achevé sa prière. 6+6 a
L'ostensoir rebondit par trois fois sur la pierre. 6+6 a
Et, comme nous restions, même les vieux troupiers, 6+6 b
Sombres, l'horreur vivante au cœur et l'arme aux pieds, 6+6 b
105 Devant ce meurtre infâme et devant ce martyre : 6+6 a
Amen ! dit un tambour en éclatant de rire. 6+6 a
mètre profil métrique : 6+6
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